L’information a fait grand bruit en plein milieu de l’été : le gouvernement japonais a autorisé un projet d’étude visant à développer un pancréas humain dans le corps de rongeurs. Le but de cette expérience serait d’avancer vers la possibilité, à terme, d’utiliser des organes humains produits par des animaux pour des personnes en attente de greffe.
Ce genre d’expérience débouche sur ce que l’on appelle communément des chimères animal-humain, autrement dit des organismes qui contiennent au moins deux groupes de cellules génétiquement différentes, venant d’espèces différentes (embryon animal comportant des cellules humaines). Le terme tire sa référence de la mythologie grecque et « [connote] le monstrueux dans le fait d’aller au-delà de l’ordre naturel ». Le « monstrueux » peut l’être aussi bien dans l’apparence que dans la méthode. La législation des pays sur ce sujet varie, et elle est parfois floue, le législateur étant tiraillé entre les implications éthiques et les progrès de la recherche médicale.
L’étude japonaise du Dr Nakauchi
L’expérience qui a été autorisée le 24 juillet dernier par le ministère japonais chargé de la science et des technologies va consister à introduire des cellules souches humaines dites pluripotentes induites (iPS) dans un embryon animal, auquel on aura retiré préalablement le gène servant à créer un pancréas. Ces iPS peuvent produire n’importe quel genre de cellules en fonction de la partie du corps où elles sont implantées. L’embryon sera ensuite transplanté dans l’utérus d’une rate ou souris femelle. Lorsqu’il se développera, l’embryon de souriceau aura donc un pancréas humain à la place de son propre pancréas.
À la manœuvre de cette expérience, le chercheur japonais Hiromitsu Nakauchi de l’université de Tokyo. Il travaille depuis plusieurs années sur des études visant à développer des organes humains dans des corps d’animaux dans le but de pouvoir répondre à la demande en greffons, bien supérieure à l’offre. En 2010, il a publié des travaux sur des souris dont des organes incluaient des cellules de rat. Il a montré que les organes de rats fonctionnaient bien chez les souris et avaient permis de réguler le niveau de glucose chez des souris diabétiques. L’équipe du chercheur est également parvenue à faire se développer des reins de souris dans des rats.
Justification de ces expériences pour la médecine humaine
En 2017, l’équipe de Juan Carlos Izpisua Belmonte de l’Institut Salk (États-Unis) et de l’université catholique de Murcia (Espagne), a publié une étude relatant ses expériences réussies de chimères cochon-humain. Après s’être fait la main sur des chimères souris-rat, puis sur des chimères cochon-rat (lesquelles n’ont d’ailleurs pas fonctionné, les deux espèces étant trop différentes sur le plan génétique), les chercheurs ont introduit des cellules souches humaines dans des embryons de porcs, eux-mêmes introduits dans l’utérus de truies. Juan Carlos Izpisua Belmonte et son équipe ont laissé les embryons vivre 3 à 4 semaines avant de les retirer des truies. Ils ont alors estimé le ratio de cellules humaines dans chaque embryon à 1 pour 100 000, ce qui n’est pas suffisant pour que l’organe fonctionne chez l’humain.
L’année suivante, le chercheur Pablo Ross et son équipe de l’université de Californie ont annoncé la réussite d’une expérience similaire sur les moutons. Le ratio de cellules humaines dans chaque embryon est estimé à 1 pour 10 000, ce qui reste toujours insuffisant pour une transplantation réussie chez l’humain.
Cette année, l’équipe de Juan Carlos Izpisua Belmonte a remis ça, cette fois sur des primates. Comme à chaque fois, le processus a été stoppé au bout de quelques jours de gestation. L’étude, réalisée en Chine, n’a pas encore été publiée.
Les expériences de chimères animal-humain se développent de plus en plus. En cause, les besoins de greffes face à la pénurie de dons d’organes. En France, en 2018, 5 804 greffes d’organes ont été réalisées, alors que 24 791 personnes étaient en attente d’un greffon. Plusieurs centaines de personnes décèdent chaque année en attendant une greffe d’organe. Le développement d’organes humains dans des animaux permettrait donc, selon plusieurs chercheurs, de pallier le manque d’organes. L’utilisation de cellules provenant du patient en attente d’une greffe permettrait en plus d’éviter le risque de rejet du greffon ou la nécessité de suivre un traitement immunodépresseur à vie lié à l’incompatibilité entre l’organe du donneur et le receveur.
Comparaison de la législation dans plusieurs pays
Au Japon, la loi s’est assouplie au 1er mars 2019. Auparavant, les chercheurs étaient dans l’obligation de détruire sous 14 jours les embryons animaux dans lesquels avaient été introduites des cellules humaines. Ils ont maintenant la possibilité de dépasser ce délai et de poursuivre le développement total de l’embryon, jusqu’à sa naissance. Il convient de noter que pour certaines espèces, comme les petits rongeurs, 14 jours de gestation représentent environ les deux tiers de la durée de gestation, l’embryon a donc largement le temps de se développer.
En France, la législation est relativement floue sur cette question. L’article L2151-2 du code de la santé publique, créé par la loi du 7 juillet 2011 relative à la bioéthique, interdit « la création d’embryons transgéniques ou chimériques ». Mais cet article ferait référence aux chimères humain-animal (introduction de cellules animales dans l’embryon humain) et non aux chimères animal-humain. La transplantation dans un embryon animal de cellules provenant d’un embryon humain n’est que rarement autorisée, sous réserve de justifier que cela à un intérêt pour la recherche et qu’il n’y a aucun moyen de faire autrement. Quant à l’utilisation de cellules souches pluripotentes induites, qui sont des cellules adultes qu’on a forcées à retourner à l’état de cellules embryonnaires, elle serait admise. Les expériences réalisées par le Pr Nakauchi pourraient donc être menées en France. Cependant, elles restent rares voire inexistantes, et le Comité consultatif national d’éthique recommande de ne pas laisser l’embryon se développer au-delà du stade préimplantatoire qui est de 7 jours.
Le nouveau projet de loi « bioéthique » examiné par les parlementaires en ce début d’automne pourrait venir clarifier la législation en vigueur. En effet, ce projet supprime la disposition précédemment citée du code de la santé publique pour la remplacer par l’interdiction de « modification d’un embryon humain par adjonction de cellules provenant d’autres espèces ». Si cette disposition est adoptée, l’interdiction serait donc explicitement réservée aux chimères humain-animal.
Au Royaume-Uni, la création de chimères animal-humain est autorisée, dans un délai de développement de l’embryon de 14 jours. Elle est également possible en Allemagne. Aux États-Unis, il n’y a pas de loi fédérale sur le sujet. Le National Institute of Health (NIH) a placé un moratoire sur ce genre de recherche en 2015, qu’il a partiellement levé en 2016, recommandant toutefois de ne pas introduire des cellules souches humaines chez des embryons de primates et d’interdire la reproduction des chimères. Ainsi, le NIH refuse de financer ce genre d’études mais d’autres organismes privés les financent. En Chine, la législation semble être souple, puisqu’elle a notamment permis l’expérience sur des primates citée précédemment.
Les implications éthiques des chimères
Les chimères animal-humain posent divers problèmes éthiques. Le problème éthique le plus largement discuté dans la littérature sur le sujet relève de la frontière entre les espèces et de la dignité humaine. Cette peur vient du fait que les iPS sont des cellules qui peuvent possiblement contribuer au développement de l’ensemble des tissus de l’organisme. Le risque est donc que l’embryon animal développe des caractéristiques neurologiques, reproductrices ou morphologiques humaines. La frontière qui s’est culturellement imposée entre l’humain et les autres animaux serait remise en cause. En clair, l’humanité pourrait se sentir menacée dans son identité et son intégrité.
Dans la plupart des pays, les expériences sur les iPS et les chimères ne laissent pas l’embryon se développer au-delà de 14 jours. Cependant, le Japon a décidé de permettre aux chercheurs d’amener les développements de ces chimères à leur terme. L’équipe de Hiromitsu Nakauchi a obtenu du gouvernement japonais la possibilité d’étudier ces embryons chimères d’abord à 14,5 jours chez la souris, puis à 15,5 jours chez le rat et enfin à 70 jours chez le cochon (près de deux tiers de la durée de gestation). Le chercheur japonais assure qu’il mettra immédiatement un terme à l’étude s’il constate que l’embryon chimère animal-humain possède plus de 30 % de cellules humaines.
Des considérations d’éthique animale doivent également être prises en compte. La philosophe Anne-Laure Thessard rappelle que de telles pratiques « peuvent aller à l’encontre de l’intérêt des animaux et à l’encontre des animaux pris individuellement comme patients moraux », c’est-à-dire comme étant dignes de considération éthique. C’est le cas de l’expérimentation sur les animaux pour la santé humaine, plus particulièrement lorsque ces modifications sont « invasives, douloureuses physiquement et moralement ». Les animaux sont très souvent rendus malades volontairement pour étudier l’effet de la maladie et d’un potentiel traitement sur eux, comme dans une étude avec des souris diabétiques citée précédemment.
Il y a également le risque de considérer l’animal simplement comme une « sous-machine ». Selon Anne-Laure Thessard, « entre la conception d’un « animal-machine » [animal autonome au service de l’humain] et la création d’animaux « sous-machine » se produit une déperdition forte de considération et probablement de bien-être des animaux concernés. » La philosophe indique que les animaux « sous-machine » ont « une autonomie entravée, voire fortement compromise », ce qui est le cas des chimères, dont l’unique intérêt aux yeux des humains sera de créer des tissus ou organes humains. De même, Marie-Hélène Parizeau aborde le statut de l’animal : « il doit être substantiellement un animal reconnaissable comme tel par opposition à l’être humain. Reste que sa finalité n’est pas « en soi », mais extérieure et humaine ; l’animal devient alors objet technique, modèle, instrument, bioréacteur, artefact. »
Enfin, la chimère animal-humain est-il un animal ou bien un animal hybride ? Est-il plus proche de son espèce ou de l’espèce humaine ? Ces questions sont fondamentales d’un point de vue juridique, car le statut et donc le régime juridique applicables à ces « animaux augmentés » pourraient différer de celui de l’espèce d’origine (les animaux humains et non-humains ont un statut juridique significativement différent dans la plupart des pays, y compris en France, les premiers étant des personnes et les seconds étant considérés comme des biens).
Dans son avis sur le projet de loi bioéthique de 2019, le Conseil d’État invite le gouvernement à suivre l’avis rendu par le Comité consultatif national d’éthique, qui ne souhaite pas interdire une telle pratique mais recommande qu’elle soit bien encadrée (si les embryons sont transférés chez des femelles et donnent naissance à des animaux chimériques chez le gros animal) et analysée en amont par des experts en éthique chez l’animal. Au sujet de ce projet de loi, des scientifiques et juristes ont signé une tribune dans Le Monde du 8 juillet dernier pour dénoncer l’absence, dans le projet de loi bioéthique, de considération de l’animal, pourtant omniprésent dans la recherche.
Contrer la pénurie d’organes par d’autres moyens ?
Si les chimères animal-humain sont vues comme un moyen futur prometteur de contrer la pénurie d’organes pour les personnes en attente de transplantation, des alternatives existent pour faire face à cette pénurie. Des chercheurs planchent sur les moyens d’éviter les rejets et les risques d’infection zoonotique de greffons d’organes d’animaux non-humains (cochons) sur des patients. Les considérations éthiques doivent là aussi être prises en compte. Une autre technique pour laquelle la recherche progresse également est le développement d’organes « artificiels ». L’impression 3D pourrait faire avancer ce domaine rapidement. Cela permettait en outre de contourner de nombreux problèmes éthiques.
Conclusion
Les expériences de chimères animal-humain seront probablement utiles pour le futur de la transplantation dans le monde. Mais cette utilité ne doit pas occulter les questions éthiques, lesquelles, lorsqu’il s’agit de faire progresser la recherche en médecine humaine, peuvent être mises de côté par le monde scientifique qui tend à « [naturaliser] les transformations de l’animal par la technique ». La considération éthique de l’animal dans la recherche peut être considérée comme un frein pour le chercheur. Mais elle peut aussi être bénéfique, d’abord pour améliorer la validité des résultats d’expériences utilisant des animaux, ensuite pour permettre de trouver des solutions innovantes n’impliquant pas l’utilisation d’animaux.
Nikita Bachelard
Sincères remerciements à Sophie Aflalo pour son aide et sa relecture précieuses.