Les poissons sont souvent oubliés lorsque l’on parle de bien-être animal. Nous vous proposons ici de découvrir la vision de deux actrices importantes de cet enjeu. Nous avons interviewé Violaine Colson, spécialiste du comportement et du bien-être de la truite à l’Institut national de recherche agronomique (INRA), et Marine Levadoux, directrice du Comité interprofessionnel des produits de l’aquaculture (CIPA), à ce sujet. Il s’agit ici de découvrir la vision de deux parties prenantes de cette thématique, avec chacune leur perspective et leurs intérêts en jeu. Les propos rapportés n’engagent que leurs auteurs et ne représentent pas nécessairement notre vision ou celle de la Fondation Droit Animal, Éthique et Sciences.
Interview de Violaine Colson
Pouvez-vous vous présenter brièvement pour nos lecteurs ?
Violaine Colson. : Je travaille à l’INRA depuis 2001 où j’ai été recrutée après des études d’ingénieur en agriculture suivies d’un Master Pro (anciennement DESS) d’éthologie appliquée. J’ai commencé par étudier le comportement et le bien-être des porcelets au sevrage à l’INRA de Tours et, depuis 2009, je suis ingénieure de recherche au laboratoire de Physiologie et de génomique des poissons à Rennes, où je m’intéresse essentiellement au comportement et au bien-être de la truite en élevage.
Quels sont les facteurs principaux qui influencent le bien-être des animaux en pisciculture ?
V.C. : En systèmes d’élevage, on parle des facteurs abiotiques et biotiques influençant le bien-être des animaux. Abiotiques, quand les facteurs sont indépendants des organismes vivants : caractéristiques physico-chimiques de l’eau (quantité de dioxygène dissous, de dioxyde de carbone, d’ammoniac ou de nitrites), température de l’eau, revêtements des bacs, mode de distribution des repas, apports nutritionnels ou encore périodes de jeûne. Biotiques, quand les facteurs dépendent des organismes vivants : prédation (en extérieur), interactions intra-spécifiques négatives (densité trop ou pas assez élevée) ou parasitisme. Les manipulations par l’homme (pêches manuelles ou mécaniques) constituent également une contrainte forte pour l’animal. Le transport des poissons (durée, conditionnement, chocs/vibrations, changements de qualité d’eau) et la période qui précède l’abattage sont les facteurs les plus délicats au regard du bien-être des poissons.
Quels sont les acteurs principaux de la recherche sur le bien-être des poissons en France et à l’étranger ?
V.C. : En France, les acteurs principaux de la recherche sur le bien-être des poissons sont l’IFREMER [Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer], l’INRA (appelé INRAE depuis début 2020), l’ITAVI [Institut technique de l’aviculture] (section aquacole), certaines structures enseignantes (Écoles vétérinaires, universités), des instituts de recherche privés (IRSEA [Institut de recherche en sémiochimie et éthologie appliquée]…), des sociétés privées (fabricants d’aliment ou de matériel) et les groupements de producteurs (CIPA) dont certains ouvrent leur pisciculture aux chercheurs pour réaliser des essais de terrain. Ces recherches françaises sont depuis peu soutenues par le CASDAR (Compte d’affectation spécial agricole et rural) et par des organismes internationaux. Le Centre National de Référence (CNR) pour le bien-être animal coordonné par l’INRA recense les différents travaux menés dans le domaine du bien-être – y compris celui du poisson – et développe un réseau d’experts. La récente création d’une plateforme « bien-être des poissons » initiée par le CIPA devrait permettre de développer et de renforcer le réseau entre ces différents acteurs.
En Europe, les principaux instituts de recherche s’intéressant au bien-être des poissons sont les universités de Stirling, Liverpool, Édimbourg et Glasgow (UK) ; l’Institute of Marine Research (IMR), la Norvegian University of Life Sciences, les universités d’Oslo et de Bergen et NOFIMA en Norvège ; le Danish Institute for Fisheries Research et l’Institute of Aquatic Resources (Danemark) ; l’université d’Uppsala en Suède ; l’ULPGC et le CSIC en Espagne ; l’université de Wageningen aux Pays-Bas ; l’HCMR en Grèce, le CCMAR au Portugal ; la Suisse et l’Islande sont également actifs dans le domaine du bien-être des poissons. Ces différents organismes de recherche sont soutenus par diverses institutions : la Commission européenne, l’EFSA (European Food Safety Authority), d’autres fondations pour la recherche (The Collaborative Working Group on Animal Health and Welfare Research (CWG AHW)) et plus récemment le FEAMP (Fonds européen pour les affaires maritimes et la pêche) qui est un fonds structurel. Il existe également des groupes de conseil et d’expertise (Strategic Working Group (SWG) SCAR Fish).
Dans le monde, les instituts de recherche et les universités travaillant sur le bien-être des poissons sont relativement nombreux au Canada et aux États-Unis. L’organisme mondial qui rassemble et soutient ces recherches est principalement l’OIE (World Organisation for Animal Health).
Sur quoi portent vos recherches et quels ont été vos principaux résultats ces dernières années ?
V.C. : Une partie de mes recherches concerne les effets de stress chronique (hypoxie, température suboptimale, carence nutritionnelle) ou des systèmes en eaux recirculées sur les phénotypes comportementaux des truites, et notamment leurs réponses émotionnelles face à des challenges et leurs capacités d’apprentissage, composantes-clés du bien-être des poissons en pisciculture. Nous avons montré qu’une exposition chronique à une eau à faible teneur en oxygène dissous inhibe les réponses de peur habituellement exprimées par les truites lors d’une présence humaine, et diminue la capacité des poissons à anticiper une distribution alimentaire signalée (Colson et al. 2019 ). Des altérations des réponses émotionnelles ont aussi été observées chez des truites nourries avec de l’aliment expérimental d’origine végétale, développé en vue de préserver les ressources halieutiques, mais l’absence de protéines animales rendant l’aliment carencé en acides gras poly-insaturés et en acides aminés essentiels. Dans ce cas, la réactivité émotionnelle est exacerbée (activité natatoire plus élevée, davantage de temps passé en zone sécurisante à proximité des parois et niveau de cortisol plasmatique plus élevé) lorsque les truites sont soumises à un isolement social en environnement nouveau (Sadoul et al. 2016). Dans une autre étude, nous avons montré que les indicateurs de bien-être (comportement, cortisol) mesurés chez des truites élevées dans un circuit en eau recirculée ne diffèrent pas de ceux mesurés chez des truites élevées en circuits ouverts (Colson et al. 2015 ).
Une autre partie de mes recherches porte sur les effets intergénérationnels d’un stress maternel (thermique, nutritionnel) sur les capacités adaptatives, en particulier cognitives et émotionnelles, des alevins de truite arc-en-ciel. Nous avons montré une diminution des comportements de peur (objet nouveau, nouvel environnement), une baisse des capacités d’apprentissage spatial et une dérégulation des gènes impliqués dans des désordres neurologiques chez des alevins issus de mères exposées à une haute température pendant l’ovogénèse (Colson et al. 2019).
Quelles sont les questions d’actualité de la recherche sur le bien-être des poissons ?
V.C. : La mise en évidence d’indicateurs opérationnels du bien-être en élevage (indicateurs zootechniques, comportementaux, physiologiques et sanitaires) reste d’actualité, même si beaucoup de travaux ont déjà été menés. L’application de ces mesures du bien-être sur le terrain reste cependant le grand enjeu pour les acteurs de la filière. Le développement de systèmes connectés et automatisés serait un grand atout pour les élevages piscicoles, sur le modèle EBENE© déjà développé en filière volaille. Le projet B ABA, porté par le CIPA, a cette ambition. Il a été déposé à un appel à projet et son financement sera confirmé, le cas échéant, en janvier. Le projet Aqua Bien-être dont l’INRA est partenaire, coordonné par l’ITAVI et financé par le CASDAR, a démarré fin 2019 et s’intéressera aussi en partie aux aspects indicateurs du bien-être. Nous répondrons principalement dans ce projet à une question d’actualité en proposant des stratégies d’amélioration des conditions de vie des poissons applicables pendant toute la phase d’élevage (enrichissement du milieu, plans d’alimentation, etc.).
Une autre question d’actualité concerne les techniques d’abattage des poissons mais cela fera également partie du projet B ABA.
Les recherches menées sur le bien-être des poissons d’élevage sont-elles applicables au traitement éthique des poissons sauvages, en particulier en matière de pêche ?
V.C. : Les problématiques piscicoles et celles de la pêche sont très différentes. La période de la mise à mort des poissons peut éventuellement être comparable d’un secteur à l’autre, même si la remontée rapide des filets, entraînant la compression physique des poissons, ainsi qu’un brutal changement de pression est très spécifique à la pêche. Une fois déposés sur le pont, la technique d’étourdissement des poissons préconisée avant la mise à mort en système d’élevage pourrait cependant être transposée ici. Les recherches relatives aux différentes techniques d’abattage en élevage qui seront menées lors du futur projet B ABA déboucheront peut-être sur de nouvelles recommandations en termes de bien-être, transposables au secteur pêche.
Quelles sont les spécificités des problématiques de bien-être en pisciculture par rapport aux élevages de vertébrés terrestres ?
V.C. : Il existe, je crois, deux difficultés principales : la première est d’ordre technique, difficulté inhérente aux animaux aquatiques, la seconde réside davantage dans la diversité des systèmes d’élevage piscicole. Concernant la première difficulté à évaluer le bien-être en élevage, il s’agit principalement de l’observation du comportement par la vidéo, la prise de vue étant rendue difficile par les reflets sur l’eau et les ombres projetées des bords des bassins. Mais cela reste malgré tout réalisable avec du matériel adapté. La seconde difficulté est qu’il est compliqué de considérer et de proposer des solutions pour la filière piscicole en général puisqu’il existe autant de systèmes d’élevage différents que de piscicultures. Par ailleurs, les nombreuses espèces élevées (marines et continentales) ont des besoins physiologiques et comportementaux très différents. Cela rend quasiment impossible de généraliser une méthode d’évaluation du bien-être ou des recommandations visant à améliorer le bien-être en pisciculture. Cela doit se faire par espèce et par système de production, ce qui multiplie les actions.
Quelle est la part de la recherche en bien-être animal qui s’intéresse aux poissons ? Ce sujet est-il appelé à prendre en importance dans l’avenir de la recherche en éthologie appliquée ?
V.C. : C’est seulement depuis le début des années 2000 que la recherche relative au bien-être des poissons a pris son essor, alors que le bien-être des animaux terrestres de rente était étudié déjà dans les années 1980. C’est notamment grâce aux travaux de Lynne Sneddon et de Victoria Braithwaite montrant que le poisson était capable de ressentir de la douleur (Sneddon et al. 2003 ; 10.1067/s1526-5900(03)00717-x), que la société a pris conscience de la nécessité de se préoccuper de cet animal doué de sensibilité et pourtant souvent oublié de la cause animale. La part de la recherche sur le bien-être des poissons représente encore une petite proportion de la recherche sur le bien-être des animaux d’élevage. Pourtant, la consommation mondiale de poissons issus de la pisciculture augmente. Ces 60 dernières années, la part de la production issue de la pisciculture dans la production globale de poisson (pêche et pisciculture) est passée de 1,9 % en 1950 à 38,9 % en 2014 (FAO 2016). Le bien-être des poissons d’élevage devient donc un sujet de préoccupation pour la société, à l’instar de celui des animaux terrestres quelques décennies plus tôt, et aura donc naturellement tendance à prendre de l’ampleur à l’avenir. La recherche en éthologie appliquée est déjà au service de cette problématique même si beaucoup reste à faire.
Interview de Marine Levadoux
Pouvez-vous vous présenter brièvement pour nos lecteurs ?
Marine Levadoux. : Directrice du CIPA, le Comité interprofessionnel des produits de l’aquaculture qui regroupe depuis plus de 20 ans les producteurs, fabricants d’aliments et transformateurs de poissons d’aquaculture français. Le CIPA joue aussi bien un rôle de concertation entre les différentes parties prenantes que de promotion de l’aquaculture et de ses produits, de prescription de solutions en accord avec les bonnes pratiques sanitaires, environnementales et les tendances de consommation, et de médiation auprès des instances publiques à tous les échelons.
Comment évaluez-vous l’état de la pisciculture française en matière de bien-être animal ?
M.L. : Le bien-être animal est partie intégrante du métier d’éleveur, qui le prend en compte sur de nombreux paramètres dans son élevage. Au-delà des enjeux éthiques, le respect du bien-être animal est le garant de la bonne santé des poissons et de la qualité de ses produits pour l’éleveur donc ce n’est pas une question nouvelle pour notre filière. Le rôle d’un pisciculteur est d’assurer une combinaison optimale de ces paramètres d’élevage selon les sites et ce en y veillant quotidiennement. Un pisciculteur surveille son poisson 7 jours sur 7, 24 heures sur 24, il fait tout pour assurer le bien-être animal pendant toute la vie de son poisson (entre 1 à 10 ans) de sa naissance à sa commercialisation.
La pisciculture française est-elle plutôt une bonne ou une mauvaise élève ?
M.L. : Le soin apporté par l’éleveur à ses poissons en leur garantissant les meilleures conditions de vie a été formalisé dès 2009, avec l’intégration d’éléments liés au bien-être animal dans le cahier des charges « Charte Qualité – Aquaculture de nos Régions ® » :
✓ Maîtrise de l’hygiène et prévention des maladies, via l’application du Guide de bonnes pratiques sanitaires dans les élevages piscicoles
✓ Adaptation de la gestion de l’élevage à la quantité d’eau disponible
✓ Suivi de la qualité physico-chimique du milieu
✓ Adaptation des installations, prévention de la prédation par des animaux sauvages
✓ Adaptation et suivi de l’alimentation.
Ce cahier des charges, représentatif de la production française, est piloté par une Commission de durabilité, associant les professionnels de la filière piscicole, les pouvoirs publics, la distribution (détail et grossistes), des ONG et des associations de consommateurs. Le respect des exigences est contrôlé par un organisme tiers. Nous ne sommes pas en retard mais la filière souhaite accentuer ses efforts, notamment par la poursuite des efforts de recherche sur le bien-être du poisson et la formalisation d’indicateurs opérationnels de bien-être des poissons. Le développement de partenariats avec des équipes de recherche (notamment au sein de l’INRA) permettra de travailler sur les critères d’objectivation du bien-être prenant en compte les observations sur le terrain et les connaissances scientifiques disponibles.
Comment se passe le dialogue avec les professionnels de la filière piscicole sur ces questions ? Le débat est-il serein ou plutôt conflictuel ?
M.L. : À titre individuel, les éleveurs, très à l’écoute de la société, ont à cœur de montrer la qualité de leur travail quotidien, notamment sur la gestion du bien-être animal.
Au niveau collectif, comme pour tous les sujets sur lesquels travaille notre filière, nous privilégions la co-construction et un dialogue apaisé. Le travail réalisé depuis plusieurs années au sein de la Commission durabilité en est un bon exemple. C’est dans ce même esprit de dialogue et de co-construction que nous avons proposé, en accord avec le Centre national de référence sur le bien-être animal, la création d’une plateforme d’échanges sur le bien-être des poissons associant la profession, la recherche, les pouvoirs publics, les vétérinaires… afin de pouvoir « aligner » des notions et termes très différents entre la vision que le grand public porte sur le sujet, l’approche des éleveurs sur cette problématique et les connaissances acquises par la communauté scientifique.
Selon vous, quels sont les freins à l’évolution des pratiques des professionnels vers une plus grande attention portée au bien-être des poissons ?
M.L. : La première réunion de la plateforme « bien-être des poissons » a permis d’identifier que les connaissances scientifiques relatives au bien-être des poissons sont encore limitées et, en tout état de cause, très hétérogènes selon les espèces. C’est la raison pour laquelle la création de cette plateforme est indispensable pour associer les connaissances empiriques des éleveurs aux derniers travaux de la recherche et, sur cette base, développer de nouveaux travaux.
Quelle est la stratégie actuelle de la filière en matière de bien-être animal ? Quelles actions ont été mises en place ?
M.L. : La plateforme « bien-être » des poissons a vocation à mutualiser les connaissances sur le sujet et à identifier les axes à développer. Des projets sur les indicateurs de bien-être ont été construits entre les membres de la plateforme.
Comment évaluez-vous la prise de conscience de la filière piscicole par rapport aux autres filières de production animale sur la question du bien-être ?
M.L. : Ce sont les attentes du consommateur qui s’expriment depuis peu sur ce sujet, l’éleveur étant, de par son activité, en prise directe avec cette préoccupation. Face à cette demande sociétale qui s’exprime, les éleveurs ont conscience qu’il importe désormais de mieux expliquer ce qu’ils font au quotidien et donc développer des indicateurs objectifs permettant de suivre la qualité de vie du poisson tout au long du cycle d’élevage.
Gautier Riberolles
1 thoughts on “Le bien-être des poissons vu par la recherche et par la filière piscicole”
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