Le 25 février dernier, le Tribunal constitutionnel du Pérou s’est prononcé sur la qualification culturelle des spectacles de corrida avec mise à mort des taureaux. Par cette décision, les juges constitutionnels péruviens ont refusé l’interdiction de cette pratique culturelle, et dans le même temps celle des combats de coqs.
Le Pérou connaît des débats politiques, sociétaux et juridiques similaires aux autres pays autorisant ce type de corrida. Comme dans les autres juridictions aux prises avec cette question épineuse au croisement de la protection animale et de la protection des droits culturels humains, la légalité de la corrida se pose de manière plus pressante au Pérou. Ainsi, c’est la troisième fois que le Tribunal constitutionnel péruvien rend une décision ayant trait à la corrida.
La corrida devant les tribunaux suprêmes européens…
La tauromachie est considérée comme une pratique culturelle dans les pays où elle reste encore autorisée. La lutte pour l’interdiction de la corrida avec mise à mort des taureaux reste un véritable combat des défenseurs des animaux, qui tentent sans relâche de la faire interdire par les juges constitutionnels. Le Pérou occupe un rôle historique dans l’histoire de la lutte anticorrida sur le terrain judiciaire. En effet, les juges du Tribunal constitutionnel du Pérou ont été les premiers des juges suprêmes dans le monde[1] à se prononcer sur cette tradition culturelle par une décision d’avril 2005. Depuis cette première décision, d’autres juridictions constitutionnelles en Amérique latine et dans la péninsule ibérique où cette tradition est encore bien vivante ont eu à trancher ce débat sociétal et politique. Dans chacun des pays concernés, les juges constitutionnels ont eu à débattre de l’équilibre entre le caractère culturel et traditionnel de ce type de spectacles et l’interdiction de commission d’actes de cruauté envers les animaux.
Les juges constitutionnels européens ont eux aussi eu l’occasion de se prononcer sur la tauromachie. En France, en 2012, le juge constitutionnel a déclaré conforme à la Constitution l’exception prévalant pour les courses de taureaux et les corridas à la répression pénale des sévices graves ou des actes de cruauté envers les animaux « lorsqu’une tradition locale ininterrompue peut être invoquée »[2]. Chez nos voisins espagnols, le Tribunal constitutionnel a, en 2016, annulé une loi catalane de 2010 qui avait interdit les corridas et spectacles avec taureaux. Le juge constitutionnel espagnol avait notamment motivé sa décision par le fait que le législateur espagnol avait désigné la corrida comme faisant partie du patrimoine culturel national. Deux ans plus tard, le juge constitutionnel espagnol a confirmé sa décision en annulant la loi des Îles Baléares interdisant les corridas avec mise à mort des taureaux.
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…et latino-américains
Colombie
En Amérique latine, et en dehors du Pérou, la justice constitutionnelle colombienne a constitué une importante jurisprudence au sujet de la légalité des corridas à partir d’une décision du 22 novembre 2005 dans laquelle les juges ont reconnu la possibilité pour le législateur de qualifier « la tauromachie […] comme une expression artistique de l’être humain ». En 2010, le juge constitutionnel a validé l’exception de l’application de la loi nationale sur la protection des animaux au profit des corridas et des combats de coqs. Cependant, le juge constitutionnel colombien a apporté la nuance suivante : une telle exception sur le fondement des droits culturels est considérée comme conforme aux normes constitutionnelles uniquement dans les cas où la réalisation de ces activités constitue une tradition régulière, périodique et ininterrompue dans une commune ou un district déterminé. Par la suite, la Cour constitutionnelle colombienne a rappelé ces conditions cumulatives en 2018 ainsi qu’en 2019, tout en précisant que seul le législateur est compétent pour règlementer ces pratiques. La définition de telles conditions cumulatives fait écho à celles définies par le législateur français qui de manière similaire a limité géographiquement la légalité de cette tradition.
Brésil
Puisque la décision du 25 février 2020 du Tribunal suprême péruvien concerne à la fois la tauromachie et les combats de coqs, il est à préciser que la Cour suprême brésilienne a eu à mettre en œuvre elle aussi, le principe de proportionnalité pour juger de la légalité d’une pratique tauromachique d’origine portugaise (Farra do boi) et des combats de coqs. Dans cinq décisions rendues entre 1997 et 2016, les juges de Brasilia avaient mis en balance les droits culturels humains d’une part, et le devoir de protection des animaux d’actes de cruauté d’autre part, et avaient conclu l’inconstitutionnalité de ces pratiques[3].
À l’origine de l’affaire : la nouvelle loi péruvienne de bien-être animal
Au Pérou, avant la décision de 2020, le Tribunal constitutionnel s’était déjà prononcé à deux reprises en 2005 et en 2011 sur la qualification culturelle et donc la possible interdiction des corridas avec mise à mort des taureaux. Ces deux précédentes affaires avaient toutes deux porté sur des questions similaires tenant à l’exonération fiscale de spectacles à caractère culturel. Or, les juges ont adopté une conclusion radicalement opposée sur la question de savoir si ce type de corrida revêtait un caractère culturel. Dans un premier temps, en 2005, le Tribunal avait considéré que les spectacles taurins au cours desquels le taureau est « assassiné » ne constituaient pas des manifestations « culturelles » que l’État avait le devoir de promouvoir par le biais de sa politique fiscale. Le Tribunal a repris ces mêmes termes dans sa décision de 2011, mais il a abouti cette fois-ci à un revirement de jurisprudence, par lequel il a conclu que « les spectacles taurins sont des spectacles culturels », en invoquant notamment le patrimoine culturel colonial du Pérou : « bien que d’origine espagnole, la tauromachie s’est incorporée à notre culture métissée et est une expression artistique qui fait partie de la diversité culturelle du Pérou ».
L’entrée en vigueur en 2016 de la nouvelle loi péruvienne de protection et de bien-être animal a toutefois offert aux défenseurs de la cause animale un nouveau levier d’action pour tenter de faire interdire cette pratique culturelle. Pour eux, cette loi comportait effectivement un défaut majeur : l’exclusion de son champ d’application par sa première disposition complémentaire finale des « corridas de taureaux, combats de taureaux, combats de coqs et autres spectacles déclarés de caractère culturel par l’autorité compétente ». Alors que dans le même temps, la loi interdit expressément « les combats d’animaux tant domestiques que sauvages, dans des lieux publics ou privés ». Cette exception, qui rappelle les affaires françaises et colombiennes, sera rapidement contestée par 5 286 citoyens péruviens devant le Tribunal constitutionnel.
5286 citoyens déposent une demande d’inconstitutionnalité
L’article 203 de la Constitution péruvienne offre la possibilité aux citoyens péruviens de former une demande d’inconstitutionnalité devant le Tribunal Constitutionnel, à condition d’être au nombre d’au moins 5 000 à la soutenir (pour une population avoisinant les 32 millions d’habitants). C’est sur la base de cet article que le 18 septembre 2018, 5 286 citoyens péruviens ont déposé une demande d’inconstitutionnalité de la première disposition complémentaire finale de la nouvelle loi péruvienne de protection et de bien-être animal. La protection des animaux d’actes de cruauté ne faisant pas l’objet d’une disposition constitutionnelle spécifique, ces citoyens ont invoqué des droits humains pour soutenir leur demande, et plus particulièrement : le respect de la dignité humaine (art. 1), le droit à la paix et à la tranquillité et de jouir d’un environnement équilibré et adapté au développement de sa vie (art. 2, alinéa 22) et le droit d’être protégé d’actes violents (art. 2, alinéa 24).
Le Tribunal constitutionnel du Pérou rejette la demande d’inconstitutionnalité
D’emblée, il faut préciser que bien que de nombreux pays latino-américains sont des pays de tradition civiliste, ils s’en distinguent s’agissant de leurs pratiques constitutionnelles en rendant publiques les opinions minoritaires des juges ainsi qu’en précisant à quelle majorité une décision a été adoptée, tout comme dans le système anglo-saxon. En l’espèce et selon le droit péruvien, au minimum cinq membres du Tribunal constitutionnel devaient se prononcer en faveur de l’inconstitutionnalité de cette exception pour donner gain de cause aux 5 286 citoyens. À la suite d’une réunion plénière du 25 février 2020, le Tribunal n’a finalement pas penché dans le sens d’une interdiction de la corrida : trois juges ont déclaré cette demande « infondée » tandis que trois autres l’ont déclarée « fondée »[4], le septième ne la déclarant que « fondée en partie ».
Cette particularité procédurale du droit constitutionnel latino-américain donne ainsi l’occasion de saisir de manière très complète le raisonnement juridique de juges placés dans un système juridique très similaire au nôtre ; là où chez nous, le secret du délibéré est protégé et les décisions rendues collégialement sans possibilité d’avoir accès à la fabrique d’un jugement.
Cet arrêt du Tribunal aura en tout état de cause été l’occasion pour le juge constitutionnel péruvien de mieux définir les frontières de sa compétence. Ainsi, les juges se sont divisés sur la question de savoir si la qualification du caractère culturel d’une pratique relevait de leur compétence. Pour le juge Ramos Núñez, qui est le seul à déclarer la demande d’inconstitutionnalité fondée « en partie », la réponse est clairement positive. Son analyse se rapproche de celle de la Cour constitutionnelle colombienne ainsi que de la limitation géographique définie par le législateur français. Il définit effectivement cinq éléments devant permettre de déterminer si une pratique constitue une manifestation culturelle, à savoir : sa portée géographie, sa portée temporelle, son enracinement traditionnel, l’existence d’un groupe de sujets impliqués dans sa pratique et si la pratique implique la réalisation d’activités punies ou interdites. Il procède à cet examen pour les pratiques visées en l’espèce et conclut à l’inconstitutionnalité uniquement des combats de coqs faisant recours à l’intervention humaine comme celle consistant à armer ces animaux d’éperons.
Plus directement en lien avec les réponses que peut apporter le droit à la maltraitance animale dans le contexte d’exercice de droits culturels, cette affaire met une nouvelle fois en lumière l’efficacité très limitée du droit à résoudre des problématiques de nature avant tout sociale. Deux des juges relèvent ainsi que le droit n’a pas vocation à se substituer au politique et trancher des débats qu’il appartient aux citoyens et héritiers d’une tradition culturelle de résoudre. Par exemple, dans son opinion en soutien du rejet de la requête, le juge Sardón de Taboada considère la demande formulée par les requérants comme relevant de la morale, sur laquelle il n’appartient pas au Tribunal constitutionnel de se prononcer. Il ajoute qu’« on ne peut utiliser les procédures constitutionnelles pour vouloir imposer un changement culturel de ce type », un tel changement devant se produire de manière spontanée par l’interaction sociale. Si l’on suit son raisonnement, la sensibilisation croissante de l’opinion publique péruvienne à la souffrance animale pourrait conduire à la justification de l’interdiction de ces traditions. Cette non-adéquation du droit à répondre à des débats davantage sociétaux que juridiques a également été prise en considération par le juge Miranda Canales. Si ce dernier a bien accepté la constitutionnalité de l’exception en faveur des corridas et combats de coqs, s’agissant des « autres spectacles » visés par cette même exception, il considère qu’il ne revient pas au pouvoir judiciaire de les qualifier de culturels ou non et que c’est précisément à ce titre que le législateur a prévu que le pouvoir de qualification du caractère culturel d’une pratique revienne au pouvoir exécutif.
S’agissant de la mise en balance entre les droits culturels humains et le devoir de protection des animaux d’actes de cruauté, les juges Ferrero Costa et Miranda Canales, qui ont tous deux refusé de déclarer inconstitutionnelle l’exception en faveur des corridas de taureaux et des combats de coqs, ont respectivement considéré que la Constitution péruvienne reconnait le droit à la dignité humaine uniquement pour les êtres humains et qu’il n’existe pas un devoir constitutionnel de protection en faveur des animaux. Le juge Miranda Canales conclut que ces exceptions sont justifiées par plusieurs droits fondamentaux garantis par la Constitution dont la liberté de création artistique (art. 2.8), la participation à la vie culturelle de la nation (art. 2.17) et l’identité culturelle (art. 2.9).
En conclusion, la décision péruvienne vient illustrer à perfection la dialectique du droit et du changement social. Si le droit ne peut rester imperméable aux demandes d’une société qui s’émeut de plus en plus du triste sort que l’humain réserve aux animaux, il n’appartient pas pour autant au juge de se substituer à la communauté politique. Aussi, les défenseurs des animaux ne sauraient placer tout leur espoir dans les tribunaux – en particulier dans les pays de traditions civilistes, où les juges ne sont pas issus du suffrage. Sur la question de la tauromachie, on ne peut donc qu’encourager les militants à œuvrer à la réforme du droit positif par la voie législative et à poursuivre l’éveil des consciences. La mobilisation des citoyens contre la tauromachie en Europe et aux Amériques est déjà le signe d’une certaine réussite et il y a donc lieu d’être optimiste sur la prise en compte prochaine par le droit du désir des peuples pour davantage de respect à l’égard des animaux.
Morgan Reille
L’auteur remercie Alice Di Concetto, juriste en droit de l’animal et membre du comité scientifique de la LFDA, pour sa relecture, son expertise et ses commentaires précieux.