Le 16 juillet dernier, l’Association internationale pour l’étude de la douleur (IASP) a publié une nouvelle définition du terme « douleur » [PDF]. L’ancienne définition datait de 1979 et avait été adoptée et reconnue officiellement par de nombreuses institutions médicales dont l’Organisation mondiale de la Santé (OMS). Ce changement de définition a été motivé par la volonté de prendre en compte l’évolution des connaissances, et d’être plus inclusif vis-à-vis de la diversité des individus, humains et non humains, qui ressentent la douleur.
Cette nouvelle définition est le fruit d’un travail de deux ans mené par un groupe de 14 experts internationaux reconnus. Le groupe de travail a également sollicité l’aide de linguistes, et de philosophes spécialistes de bioéthique. Parmi ces derniers, le célèbre philosophe Peter Singer, auteur de La libération animale, théoricien de l’antispécisme et de l’utilitarisme négatif, c’est-à-dire l’éthique de la réduction de la souffrance pour le plus grand nombre, et précurseur du mouvement « Altruisme efficace », a apporté sa contribution. Après un travail de réflexion, le panel d’expert a soumis une première version de la nouvelle définition de la douleur à la consultation du public. Cette consultation a généré 806 commentaires provenant de personnes dans 46 pays, dont 58 % de professionnels de santé, de chercheurs ou d’étudiants, et 42 % de personnes vivants avec des douleurs chroniques et/ou incapacitantes, et de gens prenant soin de telles personnes.
Définition de 1979* | Définition de 2020* |
---|---|
Une expérience sensorielle et émotionnelle désagréable liée à une lésion tissulaire existante ou potentielle, ou décrite en terme d’une telle lésion. | Une expérience sensorielle et émotionnelle désagréable liée à, ou ressemblant à l’expérience associée à une lésion tissulaire existante ou potentielle. |
Note La douleur est toujours subjective. Chaque individu apprend l’emploi de ce mot à travers les expériences liées aux blessures dans le jeune âge. Les biologistes reconnaissent que les stimuli qui causent la douleur sont susceptibles d’endommager les tissus. Conséquemment, la douleur est l’expérience que l’on associe aux dommages tissulaires réels ou potentiels. Il s’agit incontestablement d’une sensation dans une ou plusieurs parties du corps, mais cela est toujours désagréable, par conséquent il s’agit aussi d’une expérience émotionnelle. Les expériences qui ressemblent à la douleur, comme le picotement, mais qui ne sont pas désagréables, ne devraient pas être qualifiées de « douleur ». Les expériences anormales désagréables (dysesthésie) peuvent être de la douleur mais ne le sont pas nécessairement, subjectivement, elles n’ont pas toujours les caractéristiques sensorielles habituelles de la douleur. De nombreuses personnes rapportent ressentir de la douleur en absence de dommage tissulaire ou de cause pathophysiologique ; généralement, cela se produit pour des raisons psychologiques. Il n’y a aucune manière de distinguer leur expérience de celle due à un dommage tissulaire si l’on se base sur le report subjectif. S’ils considèrent leur expérience comme de la douleur, et s’ils la décrivent de manière similaire à la douleur causée par des dommages tissulaires, cela devrait être accepté comme étant de la douleur. Cette définition évite de rattacher la douleur au stimulus. L’activité déclenchée dans les nocicepteurs ou les voies nociceptives par un stimulus nocif n’est pas de la douleur, qui est toujours un état psychologique, quand bien même il est reconnu que la douleur a le plus souvent une cause physique proximale. | Notes La douleur est toujours une expérience personnelle, qui est influencée à des degrés divers par des facteurs biologiques, psychologiques et sociaux. La douleur et la nociception sont des phénomènes différents. La douleur ne peut pas être inférée uniquement à partir de l’activité des neurones sensoriels. À travers leurs expériences de vie, les individus apprennent le concept de douleur. Le report d’une expérience par une personne comme étant de la douleur devrait être respecté. Bien que la douleur joue généralement un rôle adaptatif, elle peut avoir des effets néfastes sur le fonctionnement et le bien-être psychologique et social. La description verbale est seulement l’un des différents comportements possibles pour exprimer la douleur ; l’incapacité à communiquer ne réfute pas la possibilité qu’un humain ou un animal non humain ressente de la douleur. La Déclaration de Montréal, document développé lors du premier Sommet International sur la Douleur le 3 septembre 2010, déclare que « l’accès à la prise en charge de la douleur est un droit humain fondamental ». |
Lire aussi: Douleur des poissons : va-t-on continuer à noyer… le poisson ?, revue n°104
Un changement majeur a été opéré par rapport à la définition de 1979 qui précisait que les expériences « décrites » comme des expériences associées à des dommages tissulaires devraient être considérées comme de la douleur (et ce indépendamment de si ces expériences sont associées ou non à des dommages tissulaires réels ou potentiels). Cette partie de la définition servait à inclure les douleurs non causées par des dommages tissulaires réels ou potentiels. Cette catégorie de douleurs regroupe par exemple les douleurs d’origine psycho-somatique, les douleurs dites « fantômes » ressenties par les personnes amputées dans le membre qu’elles ont perdu du fait de phénomènes neurologiques, les douleurs dites neuropathiques causées par des lésions ou des maladies du système nerveux, et les douleurs dites nociplastiques, c’est-à-dire causées par une activation altérée du système nerveux traitant la douleur, en l’absence de lésion des tissus ou de lésion/maladie du système nerveux. Le fait de faire référence au report verbal de la douleur dans l’ancienne définition a été fortement critiqué car cela exclut humains non verbaux, en particulier les très jeunes enfants, certaines personnes âgées, certaines personnes en situation de handicap mental, ainsi que les animaux non humains. C’est pourquoi la nouvelle définition a préféré l’expression d’expérience « ressemblant » aux expériences associées à des dommages tissulaires réels ou potentiels, pour désigner ce type de douleur. On peut se réjouir de cette avancée pour les animaux humains comme non humains.
Cette dimension du débat autour de la définition de la douleur rappelle le parallèle souvent fait entre l’oppression des animaux et l’oppression des personnes en situation de handicap mental ou le manque de considération des enfants. Ainsi, encore récemment les enfants ne recevaient pas de prise en charge adéquate de la douleur lors d’opérations médicales douloureuses (La douleur de l’enfant [PDF]). Cette non prise en compte de leur douleur était justifiée par des croyances scientifiquement infondées selon lesquelles le système nerveux des enfants ne serait pas encore assez développé pour leur permettre de ressentir la douleur. Dans les faits, on peut présumer que l’incapacité des enfants à se défendre et/ou à verbaliser leur douleur – vulnérabilité partagée avec les animaux – en était la véritable cause. Encore aujourd’hui, malgré des progrès importants, la douleur chez les enfants est fréquemment sous-évaluée et insuffisamment prise en charge. Les personnes en situation de handicap mental, en particulier les personnes non verbales, sont elles aussi souvent privées de prise en charge adéquate de leur douleur (La douleur chez les personnes avec handicap intellectuel [PDF]). Cela peut être dû à une difficulté à identifier la souffrance de ces personnes mais aussi à la facilité avec laquelle on peut faire la sourde oreille ou bien minimiser la détresse d’une personne vulnérable incapable de défendre ses intérêts. Aussi, l’on a souvent fait appel aux « propres de l’Homme » comme le langage, ou notre intelligence particulièrement développée, pour justifier la supériorité des animaux humains sur les animaux non humains. Or, fonder la considération des intérêts d’un individu sur son intelligence ou ses capacités langagières a pour conséquence de mépriser non seulement les animaux mais également les personnes atteintes de déficience intellectuelle, et en particulier les personnes non verbales (argument des cas marginaux).
Lire aussi: Un fœtus peut-il souffrir ? Avis de l’EFSA, revue n°94
Une autre évolution notable figure dans la note d’accompagnement de la définition. Le terme « expérience subjective » a été remplacé par le terme « expérience personnelle », principalement grâce aux commentaires reçus lors de la consultation. En effet, de nombreuses personnes atteintes de douleurs, ont rapporté que le mot « subjectif » pouvait être connoté négativement, et dans la bouche de certains, être synonyme de « fantasmé », « inventé » ou « non réelles ». L’expression « expérience personnelle » a été jugée comme participant à la lutte contre la non prise en compte des douleurs non associées à des dommages tissulaires, en particulier les douleurs psycho-somatiques, et la stigmatisation des personnes sujettes à celle-ci souvent dépeintes comme « trop sensibles », « s’écoutant trop », ou simplement folles.
Que l’on parle d’expérience subjective ou personnelle, l’idée que la douleur est quelque chose de ressenti par l’individu « à la première personne », est conservée. Ce caractère individuel du ressenti peut faire penser aux travaux récents de l’ANSES sur la définition du terme « bien-être animal » :« le bien-être d’un animal est l’état mental et physique positif lié à la satisfaction de ses besoins physiologiques et comportementaux, ainsi que de ses attentes. Cet état varie en fonction de la perception de la situation par l’animal ». Cette définition insiste sur le caractère individuel de l’état de bien-être. De la même manière que la définition de la douleur renvoie avant tout à un ressenti indépendant du phénomène provoquant ce ressenti, la définition du bien-être a essayé de décorréler l’état de bien-être des conditions de vie objectives de l’animal. Cela se voit par le souci de préciser que cet état varie en fonction des attentes de l’animal et de sa perception de la situation. Cela implique que dans des conditions identiques, deux animaux d’une même espèce peuvent avoir un niveau de bien-être différent. Cette définition implique également une distinction entre la notion de « bien-être » – état individuel subjectif- ; et la notion de « bientraitance » renvoyant davantage aux conditions de vie et à l’attitude de l’humain vis-à-vis de l’animal.
Dans la première version de la nouvelle définition de la douleur, le panel d’expert avait proposé de remplacer le terme « désagréable » par le terme « aversif ». Le terme désagréable avait été critiqué car jugé trop peu intense, et minimisant les souffrances vécues par les personnes subissant des douleurs atrocement insupportables qui opteraient spontanément pour un vocabulaire plus fort que le mot « désagréable » pour décrire leur ressenti. Cependant, il est ressorti de la consultation publique que le mot « aversif » était mal compris par le grand public. Il fut donc décidé de revenir au mot « désagréable » présent dans la définition de 1979, malgré les critiques.
La première version de la nouvelle définition avait remplacé l’expression « liée à une lésion tissulaire existante ou potentielle » par l’expression « typiquement causée par une lésion tissulaire existante ou potentielle ». En effet, le terme « liée à » (associated with) avait été critiqué pour son manque de clarté, ne reflétant pas le lien de causalité qui existe entre dommages tissulaires et douleur dans la plupart des cas. Cependant, là encore, ce sont les contributions de la consultation publique qui ont encouragé à revenir au terme « liée à » présent dans la définition initiale. Les arguments avancés pour rejeter l’expression « typiquement causé par » tenaient principalement à la volonté d’éviter les risques de minimisation et de non prise en charge des douleurs « atypiques », non causées par des dommages tissulaires.
Ce changement de définition reflète donc l’évolution des mentalités. Elle témoigne d’une volonté d’aller vers plus d’inclusivité de tous les individus ressentant la douleur, y compris les individus non verbaux humains et animaux. Elle témoigne également de la volonté de lutter contre la minimisation des souffrances des personnes atteintes de douleur non causées par des dommages tissulaires.
Lire aussi: Qu’est-ce que la conscience?, revue n°94
Une dernière évolution de la note d’accompagnement de la définition doit attirer notre attention. « La déclaration de Montréal, document développé lors du premier Sommet International de la Douleur le 3 septembre 2010, affirme que ‘L’accès à la prise en charge de la douleur est un droit humain fondamental’ ». L’inclusion de cette phrase marque un progrès éthique, reconnaissant le travail acharné d’associations comme Douleurs sans frontière et l’Organisation pour la prévention des souffrances intenses (OPIS), qui œuvrent depuis plusieurs années pour la réduction de la douleur et la reconnaissance de la prise en charge de la douleur comme un droit fondamental, en particulier dans les pays du Sud où les ressources en produits pharmaceutiques sont limitées.
Qui sait, peut-être que dans la prochaine définition de la douleur l’on ne se limitera pas aux droits de l’Homme, mais l’on trouvera aussi l’article 2 de la Déclaration des droits de l’animal : « Tout animal appartenant à une espèce dont la sensibilité est reconnue par la science a le droit au respect de cette sensibilité », ainsi que son article 4 : « Tout acte infligeant à un animal sans nécessité, douleur, souffrance ou angoisse est prohibé ».
Gautier Riberolles
* Traduction personnelle
Raja, S. N., Carr, D. B., Cohen, M., Finnerup, N. B., Flor, H., Gibson, S., … & Song, X. J. (2020). The revised International Association for the Study of Pain definition of pain: concepts, challenges, and compromises. Pain, 161(9), 1976-1982. [PDF]