Personnalité juridique de l’animal: scénarios

Donner une personnalité juridique à l’animal, malgré une opinion publique de plus en plus favorable à cette idée, demeure un sujet complexe. Cet article expose différentes pistes de réflexion autour de la personnalité juridique pour améliorer le sort des animaux.

© Joshua J Cotten

L’amélioration de la condition animale passe par son statut juridique et le régime qui lui est attaché. Or, une préoccupation croissante de la société en matière de traitement des animaux se fait remarquer depuis quelques années. De cette réflexion éthique ont découlé des évolutions juridiques, la principale problématique toujours en débat étant axée autour de l’octroi d’une personnalité juridique aux animaux.

1. Scénarios pour l’animal approprié

A. L’animal entre bien et personne

La question d’accorder un statut aux animaux, c’est-à-dire un ensemble de dispositions réglementaires qui définissent et reconnaissent juridiquement une situation particulière à un individu, se décline de différentes manières selon les animaux auxquels il est destiné, et selon la tradition juridique du pays qui l’accorde. Il s’agira, dans le cadre de cet article, d’axer la réflexion principale sur les animaux domestiques, appropriés par l’homme.

En octobre 1984, la LFDA tient son tout premier colloque à l’Institut de France intitulé Droits de l’Animal et pensée contemporaine et le Bâtonnier Brunois fait part de la nécessité d’adopter le principe d’une « représentation de l’intérêt général de l’animalité, complétant la représentation de l’intérêt personnel de l’animal victime », et réclame la « personne animale » à côté de la « personne physique » et de la « personne morale ». En 1988, à l’occasion de la cérémonie solennelle du dixième anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’animal (DUDA), Henri Nallet, alors ministre de l’Agriculture, reconnaît lorsqu’il prononce l’allocution de conclusion que « le but principal à atteindre est désormais la création de la personnalité juridique de l’animal ». Enfin, plus récemment, c’est la reconnaissance dans le nouvel article 515-14 du code civil de la sensibilité de l’animal par la loi du 16 février 2015 qui a donné une nouvelle impulsion à la nécessité d’octroyer la personnalité juridique aux animaux, n’étant plus considérés comme des biens par le droit civil.

« La reconnaissance de la personnalité juridique à l’animal se présente comme une étape indispensable à la cohérence des systèmes de droit. » Telle est l’idée dégagée de la Déclaration de Toulon du 29 mars 2019, proclamée dans le cadre de la trilogie de colloques organisés au sein de l’université de Toulon sur le thème de la personnalité juridique de l’animal. La déclaration invite à rendre le droit cohérent et conforme à la réalité en dissociant totalement les animaux des choses pour les reconnaître comme des personnes juridiques, plus précisément comme des personnes physiques non-humaines. Les partisans d’une telle personnalité animale avancent le fait que ce statut permettrait donc une mise en cohérence du droit français : en effet, si les animaux ne sont plus des biens ou des choses juridiquement car définis par leur sensibilité depuis 2015, ils restent soumis au régime des biens. Le législateur crée donc une nouvelle catégorie d’être vivants sans proposer de régime spécifique adapté.

L’animal étant protégé dans son propre intérêt, notamment contre les actes de cruauté de son propriétaire, il est donc juridiquement difficile de le dire soumis au droit de propriété. De plus, l’octroi d’une personnalité juridique aux animaux permettrait de renforcer, sur le plan civil, leur protection afin de combler les lacunes du droit pénal : un tel statut permettrait de défendre des droits essentiels par le truchement d’une représentation, similaire à la représentation des personnes morales ou incapables.

B. Personnalité anthropomorphique : maintien des catégories juridiques existantes

Les tenants de cette thèse proposent de calquer la protection accordée aux personnes humaines sur les quatre espèces de grands singes, dont les capacités cognitives et les caractéristiques génétiques et biologiques sont proches de celles de l’homme. Le juriste américain Steven Wise souhaite étendre les « droits-dignité » de l’homme (c’est-à-dire ses droits fondamentaux à l’intégrité physique et à la liberté de mouvement) aux grands singes notamment. Par-là, il plaide pour reconnaître leur dignité aux animaux ayant les aptitudes qui les rendent éligibles à la personnalité juridique.

C. La personnalité technique : création d’une catégorie spéciale pour les animaux

L’idée ici est de créer, aux côtés des personnes physiques et morales, une nouvelle personne juridique animale. Aux détracteurs de la personnalité anthropomorphique, cette proposition répond en se distinguant des projets d’assimilation des animaux aux personnes humaines en créant une personnalité juridique ad hoc, conçue pour les animaux. Mise en lumière par René Demogue au début du XXe siècle puis soutenue et détaillée par Jean-Pierre Marguénaud, cette thèse présente l’animal comme un sujet de droits possédant un « intérêt propre juridiquement protégé ».

Partant de ce constat, le Pr Marguénaud estime qu’il est possible de « transposer à l’animal la théorie de la réalité technique des personnes morales. » Cette dernière a été théorisée par une décision de la Cours de Cassation en 1954, qui considérait que la personnalité juridique appartenait à tout groupement pourvu d’une possibilité d’expression collective pour la défense d’intérêts licites quand bien même la loi ne la lui aurait-elle pas expressément attribuée. Dans cette hypothèse, l’animal correspond aux critères nécessaires pour détenir une telle personnalité juridique.

Néanmoins, pour que l’animal soit revêtu d’une personnalité technique, encore faut-il qu’il remplisse la condition d’être pourvu d’une possibilité d’expression pour la défense de son intérêt individuel – déjà reconnu légalement. Or, les organisations non gouvernementales (ONG) peuvent exercer les droits reconnus à la partie civile, en ce qui concerne les infractions réprimant les sévices graves ou actes de cruauté et les mauvais traitements envers les animaux ainsi que les atteintes volontaires à la vie d’un animal.

2. Perspectives et obstacles

A. L’espoir d’une protection améliorée

Il est communément admis que la personnalité juridique accorde à ses bénéficiaires une protection qui passe par de nombreux droits fondamentaux tels que le droit à l’intégrité physique et le droit à la liberté de mouvement, mais également des droits moraux comme le droit à la dignité. Selon Laurent Neyret, la personne est « la catégorie la mieux protégée dans la hiérarchie juridique ». Un tel statut permettrait donc sans doute d’élever la protection accordée aux animaux.

Au-delà des droits fondamentaux que la personnification accorderait à ses bénéficiaires non humains, elle octroierait aussi et surtout des droits procéduraux. Elle conduirait nécessairement à leur attribuer un représentant. Par exemple, pour les animaux domestiques, cela permettrait au représentant, en cas de décès du maître de l’animal, d’agir contre le légataire ou le donataire en exécution de la charge de soins dont l’animal est bénéficiaire.

B- L’appréhension d’une nouvelle désillusion

L’espoir d’un impact positif sur la condition animale à la suite de l’adoption d’une personnalité juridique pourrait se heurter à la déception de ses conséquences réelles. Deux écueils seraient donc à éviter.

D’abord, il y a la tentation d’instrumentaliser la personnalité juridique pour condamner les animaux. La dérive de la réforme reviendrait donc à utiliser un statut créé pour l’animal contre l’animal, comme le rappelle un procès fictif en la matière réalisé en septembre 2019.

Il y a également l’écueil d’une réforme en demi-teinte. Dans la réforme du code civil en 2015, si le législateur a voulu distinguer les animaux des biens inertes et insensibles, il ne les a toutefois pas extraits de la catégorie des choses appropriables. Cependant, la personnalité juridique ferait des animaux des « sujets » de droit. Ainsi, s’il semble difficile d’imaginer qu’ils seraient toujours considérés comme des choses appropriables, il est plus prudent d’évoquer cet écueil à éviter.

Pire encore, il y a le risque de l’absence d’effectivité de la réforme. Certains, comme Alice Di Concetto, craignent en effet une réforme symbolique plus que juridique. Cette appréhension provient de la comparaison avec les dispositions protectrices des animaux déjà existantes mais sans grande conséquence sur l’amélioration de leur condition.

C. Obstacles moraux

« Riche de présupposés philosophiques et moraux, la question du statut de l’animal provoque le débat au-delà des querelles de technique juridique. » Car pour beaucoup, « personne » rime avec « humain ». Les réfractaires de la réforme y voient donc une « humanisation » des animaux et, selon Jean-Claude Guillebaud, dans son essai sur le principe d’humanité, « le souci d’humaniser l’animal – ou du moins notre rapport avec lui – peut dissimuler ou favoriser une complaisance pour la rétrogradation de l’humain au statut d’animal. »

Pourtant, « personne » n’est pas synonyme d’humain car François Terré et Dominique Fenouillet rappellent que, étymologiquement, la personne, per sonare, est « ce par l’intermédiaire de quoi le son se manifeste ». Selon cette définition, les animaux ont donc toute leur place dans cette catégorie. D’ailleurs, « la notion de personne ne s’est pas uniquement construite autour de l’être humain », rappellent Caroline Regad et Cédric Riot. Il existe aussi des personnes morales dont la figure émerge dès le droit romain et est consacrée dans l’expression de persona representa ou de persona ficta . Ainsi, s’insurger contre cette réforme sous prétexte que le concept de personne s’est forgé sur l’humain est historiquement incorrect. De plus, Jean-Pierre Marguénaud rappelle qu’il ne s’agit pas d’élever les animaux au rang d’humains mais seulement de mettre en place une technique juridique adaptée à la protection de leurs intérêts. « Aucun danger d’abolition de l’indispensable frontière qui doit séparer l’animalité de l’humanité n’en résulterait. »

3. Scénarios alternatifs

A. Création d’une catégorie « biens protégés »

Cette option, mise en avant dans le rapport de Suzanne Antoine de 2005, est pertinente dans l’hypothèse où le législateur trouverait inopportun de créer une catégorie animale se situant entre personnes et biens. L’animal restant alors attaché à la catégorie des biens, Suzanne Antoine estime qu’il faudrait au moins lui donner une qualification de « bien protégé ».

Cette alternative permettrait de ne pas occulter la véritable nature de l’animal, en le rattachant à une catégorie particulière créée spécialement pour lui, dans le chapitre des biens. Selon cette proposition, l’animal n’aurait pas la personnalité juridique et serait un bien protégé appropriable. Il ferait l’objet d’une définition juridique bien précise et d’un régime juridique propre selon lequel la protection ferait référence à la protection de son intérêt propre et non de sa propriété.

C’est ce choix qui a été opéré en Allemagne, en Autriche et en Suisse, où la formule utilisée est que les animaux ne sont pas des choses, qu’ils sont protégés par des lois particulières et que les dispositions sur les choses ne leur sont applicables que dans la mesure où il n’existe pas de dispositions contraires.

Toutefois, cette réforme conduirait inévitablement à un retour en arrière incompatible avec la dynamique actuelle selon Cédric Riot et Caroline Regad. Malgré l’extraction de la catégorie des meubles et immeubles, l’animal serait malgré tout dans la catégorie plus large des choses et demeurerait soumis au régime des biens. De plus, il ne serait plus défini comme un être vivant doué de sensibilité, ce qui pourrait même s’avérer contraire au principe de non-régression inscrit à l’article L110-1 du code de l’environnement depuis la loi pour la reconquête de la biodiversité du 8 août 2016.

Pour éviter cet écueil, certains auteurs, qui souhaitent également maintenir la summa divisio entre les personnes et les choses, proposent de réécrire l’article 515-14 du Code civil en isolant une nouvelle catégorie : celle des choses vivantes et/ou sensibles Sur le fond, cette proposition semble être similaire à celle du rapport Antoine, mais sur la forme, l’intitulé se rapproche plus de la dynamique de prise en compte de la sensibilité des animaux. Enfin, il est possible de faire mention d’un autre type de catégorie intermédiaire proposé par les auteurs qui est celle de « propriété vivante ».

Ces propositions ont l’avantage de ne pas bouleverser le statu quo, en maintenant les deux grandes catégories personnes et choses. Toutefois, contrairement à la réforme relative à la personnalité juridique, il semble que peu de modifications seraient impliquées dans le régime juridique de l’animal. Il est donc intéressant de s’attarder sur une autre proposition de réforme : celle permettant de créer un mandat de protection animale.

B- Création d’un mandat de protection animale

Le mandat de protection permettrait de désigner une personne qui aurait la charge de s’occuper de l’animal en cas d’incapacité de la personne préalablement chargée de son bien-être (souvent, son propriétaire). Cela se rapproche de ce qui est prévu pour les espaces naturels protégés en Nouvelle-Zélande, Australie ou Colombie, où un gardien est désigné pour défendre les intérêts de l’espace concerné. Ici, la proposition concerne non pas un fleuve ou un parc naturel mais les animaux de compagnie dont les maîtres ne pourraient plus s’occuper ; et ne vise pas spécifiquement la représentation en justice mais plutôt la charge de prodiguer à l’animal les soins qui lui sont dus.

Cette réforme, proposée par la notaire Vic Burgan dans le cadre du Prix Michelet en 2018, vise donc précisément les animaux de compagnie dont le « maître » se trouverait incapable de poursuivre la prise en charge (maladie, décès…). Ainsi, le mandat devrait définir notamment les conditions générales de la mission du mandataire et son acceptation expresse, les modalités de garde ou de transfert de propriété de l’animal et les modalités de prise en charge des frais de vie de l’animal ou rémunération du mandataire. Il serait établi sous la forme d’un acte sous seing privé ou sous la forme authentique. Le mandat reçu par le notaire contiendrait toutes les informations nécessaires à le rendre exécutoire, telles que les informations d’état civil des parties, les informations d’identification de l’animal et les informations recueillies par le notaire sur les déclarations des parties, après vérification de leur identité et du numéro d’identification I-CAD de l’animal.

Selon cette proposition, en cas d’incapacité ou de disparition du mandant (en général, le maître de l’animal), le mandataire devrait, pour activer le mandat, fournir au service I-CAD le mandat accompagné d’un certificat médical ou d’un acte de décès. Une fois les modifications nécessaires apportées, le mandataire deviendrait détenteur et responsable de l’animal à l’égard des tiers. Il n’est pas exclu que le mandant récupère la garde de son animal en cas d’incapacité temporaire du mandataire, et après présentation d’un certificat médical assurant qu’il a recouvré ses facultés.

Il existe déjà certes la possibilité de rédiger un testament confiant l’animal de compagnie à une personne désignée, grâce au legs avec charge. Mais cette option est, selon Vic Burgan, hypothétique, le testament étant un acte unilatéral dans lequel le légataire ne s’engage pas : il reste en effet libre de refuser le legs.

Ce mandat de protection est intéressant mais la proposition actuelle est limitée aux animaux de compagnie. Il serait intéressant d’imaginer une alternative plus large, englobant tous les animaux domestiques et ne se limitant pas aux seuls soins apportés à ces derniers. En effet, il pourrait être envisagé de désigner un mandataire pour les animaux de rente de tel élevage ou les animaux de divertissement de telle structure. Sans attendre la mort ou l’incapacité du mandant, il serait intéressant de proposer une clause visant à transférer la garde des animaux au mandataire dès lors que leur protection et les soins apportés par le premier gardien seraient insuffisants.

Finalement, cette alternative est assez précise et n’a pas l’ampleur d’une personnalité juridique. Il est donc nécessaire de procéder à une évaluation des différents scénarios analysés, pour tenter de retenir la réforme qui serait la plus plausible et la plus efficace en terme de protection animale.

Salomé Tordjman

Cet article est extrait d’un rapport de stage du Master 2 droit de l’environnement de l’université Paris Panthéon-Sorbonne réalisé à la LFDA, et basé sur 15 sources disponibles sur demande ou sur le site de la LFDA.

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