René Misslin, Publibook, 96 p., 2020 (12,5 €)
Après Le comportement de peur, Le comportement de douleur, Le comportement de croyance et Le comportement hédonique ou la quête des plaisirs, René Misslin s’intéresse à l’alimentation des animaux et aux comportements qui lui sont associés.
Avec ce nouveau livre, l’éthologue strasbourgeois René Misslin poursuit sa collection de monographies consacrées au comportement animal et commencée en 2006 avec Le comportement de peur (compte rendu dans nos colonnes en 2007, n° 52). Les colonnes de notre revue avaient aussi déjà rendu compte d’autres ouvrages : Le comportement de douleur, 2007, n° 55, Le comportement de croyance, 2011, n° 68, Le comportement hédonique ou la quête des plaisirs, 2013, n° 77. Le présent ouvrage vise à dresser, en moins de 100 pages, un bilan complet de ce comportement si important pour les animaux et pour les hommes que sollicite le besoin alimentaire.
René Misslin a eu un parcours de vie particulièrement original. Avant d’être professeur de psychophysiologie à l’université de Strasbourg, il a effectué plusieurs années d’enseignement des lettres classiques en lycée. Du coup, féru de philosophie, il ne manque pas d’émailler ses livres de références philosophiques nombreuses. Dans le présent ouvrage, il brosse, en introduction, la notion d’intériorité chez Hans Jonas, celle d’intentionnalité chez Husserl, qui vise à reconnaître « une primauté épistémologique à la conduite visant un but » (p. 9), comme c’est le cas pour l’alimentation. On trouvera aussi, en introduction, une discussion des rapports entre vie et entropie négative, chers à Léon Brillouin et à Schrödinger. Mais tout le livre étend, avec bonheur, les propos scientifiques à des remarques philosophiques de Wittgenstein, Théocrite, Homère, Montaigne, Kant, Sartre ou Platon.
Venons-en au fond scientifique du livre et à ses propos proprement biologiques. Le point de départ est évidemment la faim et tous ses déclencheurs physiologiques « orexigènes ». Ensuite le livre se divise en trois grands chapitres qui couvrent trois types fondamentaux d’alimentation : les carnivores, les herbivores et les omnivores. Pour chacun de ces types, l’auteur décrit en détail quelques exemples des comportements alimentaires possibles.
Comme premier exemple de carnivore, Misslin choisit… l’unicellulaire paramécie ! « Car comme le souligne Nietzsche (…), la plus petite cellule est à présent l’héritière de tout le passé organique » (p. 21). On trouve, chez ce mini-carnivore, des comportements de poursuite des proies (des bactéries), des processus de digestion, d’élimination des déchets, mais aussi, en cas de danger pour le prédateur, des réactions de défense ou de fuite. D’autres types de comportement de prédation sont abordés avec « l’étonnant poisson-grenouille strié » (p. 24), qui chasse à l’affût, camouflé sur les fonds marins, ou même Nepenthes qui, elle, est une plante carnivore. Quant à la mante religieuse, on le sait, elle est carnivore de son propre mâle. Enfin, chez des animaux plus « intelligents », comme les dauphins, la prédation devient la chasse, une stratégie complexe élaborée collectivement par un groupe.
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Avec l’explosion des plantes, au dévonien, on assiste à l’explosion des animaux herbivores (parfois appelés phytophages). Misslin décrit comme exemple le comportement d’un insecte bien connu, le criquet pèlerin, qui ne vit que cinq mois et « qui passe sa vie à se nourrir et à se reproduire » (p. 49). Plus conforme à l’idée que l’on se fait d’un herbivore broutant paisiblement en groupe est la girafe « un herbivore dans le sens strict du terme » (p. 53). Enfin pour ne pas oublier que nos ancêtres et cousins, les primates, sont essentiellement végétariens, Misslin décrit comme exemple le Gélada d’Éthiopie ou singe lion et le macaque de Tonkean, avec, ici encore, des adaptations nouvelles, caractéristiques d’animaux « intelligents » : « en flairant la bouche d’un congénère (…), les tonkeans peuvent ainsi repérer l’endroit où leur congénère s’est nourri » (p. 63).
Quant aux omnivores, ils sont illustrés par la fourmi noire des jardins, « l’espèce la plus commune de nos contrées » (p. 67) qui se nourrit « indifféremment de substances végétales ou animales » (p. 69), mais aussi par le grand corbeau (Corvus corax), « d’intelligence exceptionnelle » (p. 73), omnivore « opportuniste », puisque « son alimentation diffère beaucoup selon l’environnement dans lequel il évolue » (p. 72). Et l’action de l’intelligence sur le comportement alimentaire omnivore nous permet aussi de basculer finalement dans le comportement alimentaire humain, qui constitue toute la dernière partie du livre.
L’homme reste un omnivore très particulier, par l’extraordinaire capacité culturelle et technique qui est la sienne et par la conviction souvent affichée « de ne plus nous considérer comme des animaux » (p. 75). Comme le rappelle le philosophe Etienne Bimbenet, « il suffit d’évoquer le rite sacrificiel millénaire qui consiste à offrir des animaux aux dieux pour se rendre compte que nous sommes effectivement des êtres à part » (pp. 75-76). Chez l’homme, par suite, la nourriture n’a plus pour seul but d’assouvir la faim, « elle devient un art de vivre » (p. 79), doté d’une forte charge symbolique. Nous en sommes arrivés là par l’évolution de la lignée humaine, depuis les australopithèques, dont le régime était proche de celui des grands singes ; ils étaient végétariens, mais « ne dédaignaient pas les larves d’insectes » (p. 80). Homo habilis commence à compléter son régime « en chassant à coups de pierres et de bâtons de petits animaux » (p. 81). L’alimentation carnée devient majoritaire chez Homo erectus et Homo neandertalensis, en même temps qu’émerge la spécificité culturelle de l’homme avec l’utilisation du feu ou d’outils de plus en plus complexes, puis enfin du langage.
Chez Homo sapiens, notre espèce, on assiste à « une véritable révolution à la fois alimentaire, technique, sociale et culturelle » (p. 85). Le comportement alimentaire de notre espèce ne peut donc pas être dissocié de cette forte évolution culturelle, qui inclut l’agriculture et l’élevage, ainsi que la religion. Cette dernière peut avoir une influence considérable sur le régime alimentaire, comme en témoignent les exemples végétariens de l’hindouisme ou bouddhisme.
Un livre qui, on le voit, nous entraîne dans une gigantesque fresque de la manière dont se nourrissent les animaux et les hommes.
Georges Chapouthier