On entend beaucoup parler d’élevage, un peu d’abattage, rarement de transport et jamais de « ramassage » des animaux. Dans la production de volailles, c’est la phase entre l’élevage et le transport : il s’agit d’attraper les oiseaux pour les mettre en cage afin de pouvoir les transporter en camion.
Pour en parler, nous avons rencontré Lesley Moffat, fondatrice de l’association néerlandaise Eyes on Animals. Canadienne d’origine, elle nous répond dans un français parfait.
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Quelles sont les activités de l’association Eyes on Animals ?
Lesley Moffat : Eyes on Animals a commencé en 2010 aux Pays-Bas, mais nous travaillons sur le terrain un peu partout en Europe, ainsi qu’en Turquie et au Ghana. On ne fait que du travail de terrain. On fait très peu de campagnes ou de lobbying, simplement parce que nous ne sommes pas très nombreux et qu’il y a beaucoup de travail à faire sur le terrain.
On travaille surtout sur le transport et l’abattage. On ne se contente pas de passer par les autorités, on travaille surtout avec les dirigeants (d’abattoirs, de compagnies de transport…) dès que l’on constate un problème, mais aussi quelque chose de positif. En effet, on essaie aussi de faire évoluer les choses dans la bonne direction. Par exemple, si l’on constate que quelque chose marche beaucoup mieux dans un abattoir que dans un autre, on essaie de favoriser le partage des bonnes pratiques innovantes. Récemment, il y a eu plusieurs abattoirs en Allemagne, aux Pays-Bas et surtout en Autriche qui ont modernisé leurs installations en se basant sur les travaux de la chercheuse américaine Temple Grandin pour supprimer le stress évitable pour les cochons, les poules… On a remarqué que les abattoirs ne communiquaient pas trop entre eux, ils avaient une attitude concurrentielle, surtout à l’intérieur d’un même pays. Un abattoir hollandais parlera plus facilement avec un abattoir autrichien qu’avec un autre abattoir hollandais.
Nos actions au Ghana et en Turquie tiennent un peu du hasard. Quand la Turquie a ouvert ses frontières avec l’Union européenne pour accepter les bovins et les moutons pour l’engraissement ou l’abattage, nous, on était là à cause du transport, souvent réalisé sur de très longues distances. Il y avait beaucoup de problèmes à la frontière, notamment des attentes très longues. En suivant un camion jusqu’à l’abattoir, on a constaté que c’était l’enfer. Les animaux non ambulatoires [NDLR : incapables de se déplacer] n’étaient jamais euthanasiés. La culture veut que les animaux ne soient tués que s’il y a un but derrière : tuer pour se nourrir est accepté mais pas autrement. Il faut réussir à changer les mentalités, et surtout les installations dans l’abattoir. Ils n’avaient jamais utilisé de matador [NDLR : sorte de pistolet utilisé pour insensibiliser les animaux avant la mise à mort] pour étourdir les animaux. Ils se sont montrés très ouverts et très intéressés par les matadors, y compris les imams, à qui l’on a bien expliqué le principe et le fonctionnement. Aujourd’hui, nous avons quatre à cinq abattoirs de bovins en Turquie à qui nous avons fourni des matadors et des formations. C’est un début.
Y a-t-il des débats sur l’étourdissement pour les rites musulmans ?
L. M. : Les Turques ont émis une fatwa indiquant que l’étourdissement des animaux avant leur mise à mort est autorisé. Le défi vient surtout de certains imams qui ne sont pas bien informés et qui peuvent se montrer méfiants, et de la crainte que le client n’accepte pas cette méthode de mise à mort. C’est un processus long que de faire changer la mentalité et les croyances des gens. Il faut être respectueux. Après quelques années, lorsqu’on a parlé dans les médias de notre premier abattoir qui a adopté la méthode, d’autres abattoirs nous ont contacté car ils étaient intéressés, au moins pour certains de leurs clients. Ce sont de petites marches mais ça progresse.
Au Ghana, nous avons été contactés en 2017 par une association locale de cinq hommes bénévoles qui luttaient pour un meilleur traitement des animaux de ferme. Ils avaient 150 abatteurs et étudiants en agriculture qui s’intéressaient aux normes européennes. On y est allé, et on a travaillé aussi avec des abattoirs commerciaux où on a aussi formé les travailleurs à l’utilisation d’un matador et à la manipulation des animaux de façon plus douce. L’association locale continue son travail et nous y retournons chaque octobre pendant deux semaines. On continue d’envoyer des matadors de la France. On les achète à une compagnie française qui s’occupe de les acheminer vers le Ghana.
C’est un effet boule de neige, comme pour la méthode de ramassage des poules que vous avez développée
L. M. : On a eu l’idée en 2012 ou 2013 lorsque nous avons assisté au ramassage de poules pondeuses pour les mettre en cages pour pouvoir les transporter à l’abattoir. On a pu repérer les problèmes et établir une stratégie pour améliorer la pratique. Au début, quand nous avons annoncé que nous voulions développer une méthode plus douce pour attraper les poules, tout le monde a rigolé. On a quand même essayé. On a commencé avec les compagnies qui affichaient déjà des pratiques en faveur du bien-être des poules. Heureusement, nous avons pu travailler avec Rondeel [NDLR : firme néerlandaise qui a développé un design de bâtiment d’élevage innovant] qui était très intéressé. La compagnie regrettait de faire autant d’efforts lors de l’élevage pour qu’ensuite les choses se dégradent pendant le ramassage, le transport et l’abattage.
En quoi consistent la méthode traditionnelle et la méthode développée par Eyes on Animals ?
L. M. : La méthode traditionnelle est utilisée partout dans le monde à partir du moment où il y a beaucoup de poules. On les attrape n’importe comment, souvent par une patte ou même par une aile. On en attrape trois à quatre par main. La première poule attrapée est la tête en bas pendant au moins une minute avant d’attraper la sixième poule… Les poules n’ont pas de diaphragme pour protéger leurs poumons, alors quand elles ont la tête en bas, tous leurs organes pèsent sur les poumons et elles ont des problèmes pour respirer. Si une poule restait tête en bas trop longtemps, elle en mourrait. De plus, l’observation de leur comportement montre très bien que cette position leur est très stressante. Lorsqu’elles sont déposées dans les cages, qui ont une ouverture pas très large, elles peuvent avoir une aile ou une patte cassée. On s’est dit qu’il fallait changer ça.
On a pris contact avec Rondeel et toutes les compagnies spécialisées dans le ramassage des poules en leur proposant une formation sur comment améliorer la méthode traditionnelle et attraper les poules sans les tenir la tête en bas. L’une des compagnies était partante. D’ailleurs, le dirigeant était un Turc vivant aux Pays-Bas, ce qui est amusant. Ses employés étaient Polonais, Bulgares et quelques Hollandais. Comme nous avons des collaborateurs originaires de ces pays, nous avons pu leur donner la formation dans leur langue. On leur a expliqué le comportement des poules, leur intelligence, afin qu’ils en aient une meilleure conscience pour mieux les respecter ensuite. On a eu ensuite une formation pratique où nous sommes allés sur le terrain avec eux pour leur montrer la manière Upright (« tête en haut »). Ils étaient vraiment intéressés. C’est un travail très difficile, pas très bien payé, et ils ont apprécié que l’on s’intéresse à eux et à leur bien-être.
Depuis, on a fait déjà quatre formations avec Rondeel, puis avec Kipster qui est en concurrence avec Rondeel, puis avec Gijs, une troisième compagnie welfare-friendly [NDLR : faisant des efforts volontaires pour le bien-être animal], puis avec Demeter. Demeter était plus frileux au début mais a rejoint le mouvement récemment, au moins pour ses fermes néerlandaises. La méthode à l’endroit devient la norme, au moins pour les œufs avec un label de qualité. Cela touche déjà environ 300 000 poules aux Pays-Bas (voir tableau).
Principales compagnies néerlandaises utilisant la méthode Upright :
Compagnies/ systèmes | Nombre de poules concernées |
Kipster | 96 700 |
Rondeel | 108 000 |
Gijs | 18 000 |
Demeter | 38 000 |
Quels sont les aspects contraignants et les aspects positifs de cette méthode pour les opérateurs ?
L. M. : La ferme est vraiment calme quand le ramassage se fait avec cette méthode. Il y a beaucoup moins de bruit, beaucoup moins de poules affolées courant dans toutes les directions. Les ramasseurs apprécient cela. Le défi repose sur la durée de ramassage qui est 1,7 fois plus longue qu’avec la méthode traditionnelle. Pour que le ramassage soit aussi rapide, il faut donc plus de ramasseurs – c’est un problème d’ailleurs avec la pandémie de coronavirus. Avant, il fallait environ 3 heures pour vider une ferme de 15 000 poules, maintenant c’est donc plus de 5 heures, ou presque deux fois plus de ramasseurs pour la même durée.
Malgré cela, le surcoût est complètement négligeable. Rondeel a estimé le prix à 0,0004 centime par œuf. Si on paie 5 000 € les attrapeurs plutôt que 3 000 €, ce n’est pas significatif car c’est une opération qui n’a lieu qu’une fois tous les 18 mois en élevage de poules pondeuses. Pour les poulets de chair, au cycle plus court, ça serait plus lourd économiquement, mais cela reste tout de même un objectif pour nous. Notre méthode va se normaliser, et en attendant, les poulets de chair, contrairement aux poules pondeuses, peuvent être attrapés par une machine étudiée pour. La machine n’est pas toujours l’idéale, surtout quand la vitesse est trop élevée, mais au moins c’est une alternative au ramassage la tête en bas.
Les services vétérinaires néerlandais ont fait une grande enquête sur la condition des poules pondeuses à l’abattoir, qu’ils viennent de publier, et ils ont constaté que les poules ramassées avec la méthode à l’endroit arrivent avec moins de blessures et de mortalité à l’arrivée.
Quelles sont les prochaines cibles pour l’application de cette méthode ?
L. M. : Après les poules pondeuses, nous aimerions travailler sur les canards qui sont nombreux au Pays-Bas, surtout pour l’export car nous n’en consommons pas trop. Certains sont attrapés par le cou… Nous aimerions aussi travailler sur les dindes.
Pour les poulets de chair, la méthode à l’endroit serait d’autant plus facile à appliquer que les animaux sont moins mobiles, compte-tenu de leur poids au moment du ramassage. Les poules pondeuses sont plus vives et se laissent moins facilement attraper. La vivacité dépend aussi de la race. Pour les poulets, le ramassage se fait toutes les cinq semaines environ pour les races au développement le plus rapide. Le surcoût est donc un peu plus significatif, mais il reste acceptable. On peut aussi compter sur une meilleure dextérité et une meilleure efficacité des ramasseurs avec le temps, qui fera diminuer la durée de ramassage. Il y a des moyens d’optimiser la méthode, comme d’utiliser des tapis roulants pour déplacer les cages vers le camion.
Allez-vous chercher d’autres partenaires dans d’autres pays ?
L. M. : On travaille avec une jeune association allemande spécialisée sur le bien-être des poules et qui a tout traduit en allemand. Les œufs welfare-friendly sont très populaires en Allemagne et Demeter y est très présent. Pour la France, nous cherchons une association locale qui puisse participer et faire l’intermédiaire dans le projet.
Propos recueillis par Sophie Hild
Pour plus d’informations, contacter : Eyes on Animals https://www.eyesonanimals.com/