Afin de lutter contre les épidémies animales, telles que la grippe aviaire, les autorités ordonnent la mise à mort de milliers d’animaux risquant d’être contaminés. Ces abattages préventifs massifs sont très controversés d’un point de vue éthique mais également sur leur efficacité.
Alors que le droit est longtemps resté hermétique à la protection de l’animal et de son bien-être, il semble qu’un mouvement de fond soit en train d’émerger : c’est une protection de l’animal en tant qu’être sensible qui se développe. Cependant, le bien-être de l’animal – et plus encore, sa vie – ne sont toujours pas au cœur des préoccupations, comme l’illustre la pratique de l’abattage préventif utilisée à des fins sanitaires.
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Des mesures disproportionnées ?
Contrairement à l’abattage « curatif » qui consiste à mettre à mort des animaux atteints ou infectés par une maladie, l’abattage « préventif » vise des animaux qui peuvent ou risquent d’être atteints, notamment parce qu’ils se situent à proximité de foyers contaminés[1]. Pratique récente apparue en Europe dans les années 1990-2000, l’abattage préventif semble désormais faire partie intégrante de la stratégie de lutte contre les épidémies animales. Elle n’en reste pas moins controversée. Elle conduit en effet à mettre à mort des milliers voire des millions d’animaux sains. Dans le cadre de la lutte contre l’influenza aviaire H5N8 (ci-après « grippe aviaire »), plus de 3,5 millions de volailles ont été abattues dans le sud-ouest de la France entre novembre 2020 et février 2021. Ce chiffre du ministère de l’Agriculture ne distingue pas la part d’animaux abattus de manière curative de ceux abattus préventivement mais il semblerait que ces animaux étaient en majorité sains. La pratique de l’abattage préventif interpelle par sa radicalité et invite à s’interroger sur sa proportionnalité.
C’est justement le caractère disproportionné des mesures d’abattage préventif ordonnées dans les Pyrénées-Atlantiques qui a été invoqué en février dernier par la Confédération paysanne du Béarn devant le tribunal administratif de Pau. Ce dernier a jugé les mesures d’abattage préventif ordonnées par le préfet comme étant disproportionnées. Mais la disproportion n’est pas toujours là où on l’attend. Ce n’est pas l’opportunité de ces abattages de masse qui a été jugée disproportionnée mais seulement le périmètre retenu par le préfet des Pyrénées-Atlantiques pour leur application. Le périmètre fixé a été considéré comme étant trop large par le juge. Il a donc enjoint au préfet de lister précisément non plus les communes mais les exploitations devant faire l’objet d’un abattage préventif. Selon le juge, la délimitation retenue par le préfet portait une atteinte grave et manifestement illégale aux libertés fondamentales des éleveurs, et plus particulièrement à leur droit de propriété et à leur liberté d’entreprendre. Le juge relève en effet que de telles mesures « les privent de leur outil de travail et les dépossèdent de leurs troupeaux de volailles ». Les animaux abattus ne sont donc appréhendés que sous l’angle économique. C’est pour éviter de causer un préjudice excessif aux exploitants agricoles que le juge demande au préfet de définir la liste précise des exploitations concernées. L’animal en tant que tel est absent de ces considérations et, bien que cette décision ait permis d’éviter l’abattage de nombreux animaux, la nécessité de ces mesures n’a pas été remise en cause : il n’y a donc pas de disproportion, d’un point de vue juridique, entre l’objectif de protection sanitaire poursuivi et le fait d’abattre de manière préventive des milliers d’animaux sains.
Des mesures présentées comme inévitables
Cette stratégie est relayée par l’agence nationale de sécurité sanitaire (ANSES), comme l’illustrent ses préconisations dans le cadre de la lutte contre le dernier épisode de grippe aviaire. L’ANSES a en effet recommandé l’abattage de tous les palmipèdes et autres espèces de volailles en plein air situées à proximité des foyers de contamination dans les zones dans lesquelles il existe une forte densité d’élevages. L’objectif, selon son directeur de la santé et du bien-être animal, est de « diminuer la densité et limiter le nombre d’animaux récepteurs au virus pour éviter la propagation ».
Aussi choquantes soient-elles, ces mesures d’abattage préventif semblent donc pouvoir se justifier par le fait qu’elles sont prises pour « protéger » plus largement les autres animaux, en réduisant les chances que la maladie ne se propage. Maud Cintrat écrit très justement à ce sujet que de telles mesures visent à « protéger la santé de la collectivité animale et, lorsque la maladie est une zoonose, la santé publique. Elles peuvent donc être, parfois, mises en œuvre au détriment des animaux en tant qu’individus, au profit de la collectivité animale et humaine ». Elles apparaissent donc comme un « mal nécessaire », ou du moins sont présentées comme telles.
Ces mesures n’en demeurent pas moins problématiques. Elles sont en outre à l’origine d’un « gaspillage » important : par exemple, pour la grippe aviaire, les volailles mises à mort de manière préventive « sont exclues de toute valorisation alimentaire ». Cela ne paraît pourtant guère logique dans la mesure où leur commercialisation ne présenterait pas de risque pour la santé humaine, comme l’a d’ailleurs rappelé à plusieurs reprises le ministre de l’Agriculture qui continue d’encourager la consommation de volailles en assurant que la grippe aviaire est sans danger pour l’homme.
La pratique de l’abattage préventif est d’autant plus contestable qu’elle répond à une logique court-termiste qui laisse perplexe.
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Changer le système !
Les causes des maladies animales ou les facteurs permettant d’expliquer leur développement ne sont pas véritablement interrogés, voire apparaissent comme étant entretenus. Les animaux sauvages sont souvent pointés du doigt. Lors du dernier épisode de grippe aviaire, les oiseaux d’eau migrateurs seraient à l’origine de « l’introduction initiale » du virus, la contamination entre oiseaux sauvages et oiseaux d’élevage pouvant s’effectuer par plusieurs biais (ex : oiseaux sauvages attirés par l’alimentation mais aussi par les étendues d’eau présentes sur les parcours extérieurs des élevages). C’est justement pour prévenir ces contacts que des restrictions à l’élevage en plein air ont été appliquées entre novembre 2020 et mai 2021 à l’ensemble des départements de l’Hexagone et de la Corse. Les éleveurs devaient soit confiner leurs volailles dans des bâtiments soit réduire la taille des parcours extérieurs et les protéger avec des filets. La protection n’est toutefois pas optimale pour ceux optant pour le maintien d’un accès à l’extérieur puisque « cela n’empêche en rien l’éventualité que des fientes d’oiseaux migrateurs tombent sur ces parcours », comme le reconnaît l’ANSES.Le choix du confinement paraît à première vue plus « protecteur » mais il n’est guère satisfaisant du point de vue du bien-être des volailles. Il conduit à maintenir de nombreux animaux enfermés sur de longues périodes alors que des études ont montré que l’accès à l’extérieur avait des effets positifs sur le bien-être des oiseaux. La multiplication des crises sanitaires risque donc – à terme, si une stratégie plus efficace n’est pas trouvée – de décourager les éleveurs de volailles en plein air.
Ainsi, si les oiseaux sauvages sont à l’origine des premières contaminations, c’est ensuite entre élevages que le virus se serait diffusé. La faune sauvage apparaît comme « un parfait bouc émissaire » dans la propagation de ces maladies selon l’épidémiologiste François Moutou. Les contaminations directes des animaux d’élevages par la faune sauvage seraient en effet très peu nombreuses selon l’ANSES qui fait le parallèle avec la crise de 2016-2017. Ce n’est pas tant la faune sauvage que l’intensification et la segmentation des modes d’élevage qui favoriseraient la propagation des épidémies. C’est le cas pour le foie gras – par ailleurs très controversé du point de vue du bien-être animal – qui, produit de manière industrielle, favorise les mouvements d’animaux entre les différents « ateliers » (élevage, gavage, abattage). Les animaux seraient donc « malades de l’industrie » et de sa logique « densité, promiscuité, standardisation » qui fragilise les systèmes immunitaires des animaux et les rend particulièrement vulnérables aux maladies.
Or, les politiques successives, loin de remettre en cause l’industrialisation de l’élevage, l’ont encouragée. Les crises sanitaires à répétition et les investissements nécessaires à la mise en place de mesures de biosécurité rendues obligatoires par les pouvoirs publics ont eu tendance à favoriser les élevages « industriels » au détriment d’élevages plus traditionnels, plus durement impactés financièrement. Si elles peuvent jouer un rôle préventif important, encore faut-il que ces mesures de biosécurité ne pénalisent pas certains types d’élevage, notamment ceux pratiquant le plein air et la transhumance.
L’abattage massif et préventif apparaît donc comme une solution de facilité pour les autorités. Mais cette stratégie est d’autant plus contestable qu’il existe parfois des vaccins contre ces maladies. C’est le cas pour la grippe aviaire. Les zoos sont d’ailleurs dans l’obligation de vacciner certains de leurs oiseaux en période de crise dans les zones à risque. Pourquoi alors, pour les oiseaux d’élevage, préfère-t-on les abattages de masse à la vaccination ? Sur un plan technique, la vaccination n’est pas la panacée : elle est « techniquement délicate » selon l’ANSES, mais elle n’est pas impossible. Elle a d’ailleurs été mise en place en France en 2006 dans certains territoires après approbation par la Commission européenne du plan de vaccination préventive présenté par la France.
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Les raisons qui motivent le non-recours à la vaccination semblent avant tout économiques. Comme l’indiquait le ministre de l’Agriculture en janvier dernier, « [u]n certain nombre de pays à l’export refusent d’acheter de la volaille vaccinée », craignant qu’elle ne « soit porteuse saine du virus, et qu’elle puisse contaminer des volailles localement ». Le ministre de l’Agriculture n’a toutefois pas complètement fermé la porte à la vaccination. Celle-ci figure parmi les pistes envisagées dans la feuille de route contre la grippe aviaire de mai dernier, ce qui est encourageant.
À l’heure où les citoyens sont de plus en plus sensibles au bien-être animal[2], le statu quo ne paraît guère tenable et il serait temps de repenser en profondeur la manière dont on lutte contre les épidémies animales. Il faudrait pour cela explorer davantage certaines voies – notamment la piste vaccinale –, et plus largement sortir de la logique dominante de l’élevage industriel qui favorise les maladies et « déshumanise » de plus en plus la manière dont sont traités les animaux mais aussi leurs éleveurs. L’indemnisation qu’ils reçoivent lorsque leur troupeau est abattu ne compense pas la détresse psychologique occasionnée chez certains et ce, alors même que l’élevage est un secteur en grande difficulté.
Eugénie Duval
[1] B. Toma, F. Moutou, B. Dufour, « Un nouveau concept sanitaire : l’abattage préventif », Épidémiologie et santé animale, 2001, n°40, pp. 101-110.
[2] Pour 82 % des européens, les animaux d’élevage devraient être mieux protégés, Special Eurobarometer 442: Attitudes of Europeans towards Animal Welfare, mars 2016.