La science a démontré que les animaux peuvent ressentir des émotions négatives (peur…) mais aussi des émotions positives (anticipation, joie…). Certains animaux montrent également tous les symptômes d’une dépression. Des chercheurs se sont penchés sur l’influence de la captivité sur la santé mentale des animaux.
L’expression des émotions chez les animaux
Les animaux peuvent ressentir des émotions. Darwin en parlait déjà en 1872 dans son ouvrage The expression of the Emotions in Man and Animals. Les sciences l’ont confirmé depuis déjà longtemps. Pas chez tous les animaux, mais le consensus est aujourd’hui clair en ce qui concerne les vertébrés – y compris les poissons – mais aussi certains insectes (Solvi et al., 2016). Ces dernières décennies, les publications se sont multipliées sur la capacité des animaux à ressentir non seulement la peur, le dégoût… mais aussi diverses émotions positives (Boissy et al., 2007) comme la joie, le contentement, l’amusement, la curiosité…
Lire aussi : Les poissons ont-ils des chagrins d’amour ? (revue n° 104, janvier 2020)
Les émotions concernent un ressenti, une expérience subjective encore inaccessible aux instruments de mesure. Il existe toutefois de nombreuses façons d’estimer les émotions des animaux. Pour cela, les chercheurs combinent la mesure de divers paramètres. Ceux-ci vont de l’observation des comportements (orientation des oreilles, vocalisations…) au suivi physiologique (rythme cardiaque, concentrations hormonales dans le sang…) en passant par la réponse à des tests cognitifs (résolution de problèmes, sélection entre plusieurs choix…) et d’autres encore. Les résultats combinés permettent d’identifier plus ou moins précisément l’émotion qui est ressentie et exprimée par l’animal. Cela vaut aussi pour les humains. Il est facile de distinguer une émotion positive d’une émotion négative. Il est quelquefois plus complexe de distinguer des émotions de valence proche. Il est néanmoins certain que la science raffinera l’identification et l’analyse de ces émotions. Pour l’instant, les résultats sont déjà très utiles et permettent d’éviter les accusations d’anthropomorphisme dès que l’on parle des émotions des animaux non-humains.
Les animaux comme modèles de dépression
Ces animaux, et en particulier les rongeurs, sont beaucoup utilisés pour servir de modèle pour étudier des pathologies humaines, dont la dépression. C’est une maladie psychiatrique complexe dont on comprend encore bien mal les mécanismes. Pour étudier les facteurs neurobiologiques sous-jacents à cette maladie, le modèle animal est utilisé pour éviter les nombreux biais liés au modèle humain. En effet, on peut récupérer les tissus ou cerveaux humains après la mort naturelle, mais cela limite fortement le recueil d’informations utiles. De plus, on ne récupèrera qu’un nombre limité de spécimens ; les différences d’âge, sexe, taille, antécédents… viendront brouiller l’analyse des résultats. La solution de facilité est donc d’utiliser des animaux dont on fait peu de cas et qui sont faciles et bon marché à élever. Les infortunés rongeurs remportent le concours haut la main (voir l’article de ce numéro sur les dernières statistiques en Europe). On exposera des rats à des stimuli répétés engendrant la peur, comme des sons forts et soudains ; on les mettra dans une piscine et on observera le moment à partir duquel ils arrêteront d’essayer de s’échapper et se laisseront juste flotter ; on sélectionnera génétiquement les animaux les plus susceptibles d’exprimer un phénotype dépressif…
C’est malheureux mais, dans le sens où il est implicitement admis que les souris sont capables d’être en dépression (puisqu’on les utilise pour tester les médicaments à l’usage des humains), c’est aussi intéressant. Généralement, on ne le dit pas comme ça, par peur d’être soupçonné d’anthropomorphisme. On se concentre simplement sur la similitude dans les comportements exprimés par les rongeurs et ceux exprimés par les humains dépressifs, sans dire clairement que les rats sont eux aussi dépressifs. Toutefois, la sélection des animaux est aujourd’hui de plus en plus raffinée (Wang et al., 2017) dans le but d’améliorer la validité des résultats obtenus. La similitude des mécanismes cognitifs sous-jacents sera étudiée, ainsi que celle des causes et facteurs impliqués, et non plus seulement la valeur prédictive de l’efficacité des médicaments testés. Petit à petit, la correspondance est faite entre les états dépressifs humains et ceux des animaux, y compris en ce qui concerne les états mentaux.
L’utilisation de modèles animaux pose évidemment des questions éthiques, mais ici, on peut en tirer une leçon utile. En effet, si on utilise des données récoltées sur des animaux dépressifs pour en appliquer les résultats à l’humain, la réciproque doit aussi être possible. Ceci dit, il est clair que l’équivalence entre le modèle humain et le modèle animal n’existe pas. Chaque espèce a ses spécificités. Il faut traiter avec précaution les résultats obtenus chez l’un avant d’en tirer des généralités pour l’autre. Mais, entre parenthèses, si on suit ce raisonnement, un être humain n’est pas l’équivalent d’un autre être humain, et un être humain n’est pas l’équivalent de lui-même dans des situations ou à des moments différents… Il est donc inévitable, si on veut tester quoi que ce soit, qu’un certain nombre de biais existent. L’important, en science, est qu’ils soient maîtrisés et aient un impact nul ou négligeable sur les paramètres testés.
C’est d’ailleurs un constat partagé par une équipe de recherche canadienne qui a récemment publié un article sur la dépression liée à la captivité chez les animaux (Lecorps et al., 2021). Chez l’humain, l’état dépressif est généralement révélé par un état mental négatif persistant (tristesse, angoisse…) et l’anhédonie, qui est la perte de la capacité à ressentir le plaisir. Cet état dépressif se mesure de diverses manières chez l’animal, comme pour les émotions (voir plus haut). En particulier, on peut tester le biais cognitif de jugement. Ce biais explique que certains voient le verre à moitié plein et d’autres à moitié vide. Il existe des tests comportementaux spécifiques qui permettent de tester l’optimisme ou le pessimisme chez les animaux. Concrètement, pour mesurer ce biais, on peut utiliser un test dans lequel l’animal est exposé à un évènement ambigu pour observer sa réponse. Par exemple, dans un parc de test, on le mettra face à un seau. Si le seau est placé à gauche, il contiendra de la nourriture, alors que s’il est placé à droite, il sera toujours vide. On placera ensuite le seau entre les deux positions auxquelles il est habitué (position ambiguë) et l’on analysera sa latence et sa vitesse à le rejoindre : voit-il le seau à moitié vide ou à moitié plein ? (voir Destrez, 2012)
La captivité et ses effets cumulés sur le moral des animaux
Ce biais de jugement existe bel et bien chez les animaux. Chaque individu peut être plus ou moins optimiste ou plus ou moins pessimiste naturellement, indépendamment des éléments extérieurs, mais ces états varient aussi selon l’expérience. L’un des facteurs bien étudiés affectant l’état mental des animaux est la pauvreté ou la richesse de leur milieu de vie. Par pauvreté ou richesse, on entend par exemple la présence de nourriture variée, la possibilité de se déplacer, d’avoir des interactions sociales satisfaisantes, la présence d’éléments complexes pouvant satisfaire un besoin d’exploration ou de jeu, l’existence de substrats permettant d’exprimer des comportements naturels (nidification, bains, fouilles…).
Lire aussi : Colloque « Le bien-être animal, de la science au droit » (2015)
Pour Lecorps et al., la captivité, par définition, empêche d’exécuter certains comportements fondamentaux, comme déployer complètement ses ailes – ce que les poules en cages ne peuvent faire – ou se retourner sur soi-même – ce que les truies en cages ne peuvent faire. En privant ainsi l’animal du contrôle de ses mouvements, des états mentaux négatifs sont engendrés, pouvant aller jusqu’à des états semblables à la dépression (Figueroa et al., 2015).
Si l’on peut se réjouir que la Commission européenne ait récemment répondu positivement à la pétition réclamant la fin des cages (voir article de N. Bachelard dans ce même numéro), le problème ne vient pas que de la restriction des mouvements. Parmi les autres sources, les auteurs citent le stress social, induit notamment par la séparation mère-jeune ou les mélanges d’animaux non familiers dans les enclos – ce qui peut engendrer des combats. La douleur peut aussi jouer un rôle dans l’apparition de symptômes dépressifs. Les animaux élevés pour l’agriculture y sont souvent soumis, notamment lors de mutilations censées faciliter leur élevage : on leur coupe la pointe du bec, le bout des dents, les cornes, la queue… On les castre à vif, sans prise en charge de la douleur. Ils peuvent aussi souffrir de douleurs chroniques liées à des boiteries, comme les vaches laitières, ou de fractures, comme les poulets à croissance rapide… Bref, l’accumulation de ces facteurs a de grandes chances de faire naitre chez les animaux des états mentaux négatifs allant jusqu’à la dépression.
Pour les auteurs canadiens, l’effet cumulé de ces facteurs n’a pas été assez étudié par les scientifiques. Les effets négatifs de la captivité peuvent être non seulement additifs, mais aussi multiplicatifs. Si l’animal est soumis à une séparation avec son jeune, souffre de boiteries, est battu par un animal dominant et souffre d’un écornage mal réalisé, tout à la fois, il en souffrira d’autant plus. C’est très grave car ces états dépressifs prédisposent l’individu à être encore plus sensible à d’autres sources de stress ou de douleur. C’est un cercle vicieux dans lequel il faut à tout prix éviter d’entrer.
Le bonheur est dans le pré
Ce n’est pourtant pas une fatalité, surtout que les propriétaires ou utilisateurs d’animaux ont à y gagner. Prenons les animaux de laboratoire. Des chercheurs en Suisse démontrent depuis des années que si l’on utilise des animaux issus de milieux de vie pauvres, comme la plupart des rongeurs qui ont à peine la place de s’étirer dans leur boîte, alors cela affecte la qualité des résultats (voir Bayne & Würbel, 2014). Ainsi, il y a une convergence entre le bien-être des animaux utilisés et la qualité de la production des chercheurs. S’ils ne sont pas convaincus par des arguments éthiques, alors les arguments scientifiques peuvent au moins les pousser à aller dans le bon sens. Pour les canadiens Makoswka & Weary (2020), on devrait assurer une « bonne vie » aux animaux de laboratoire, du moins lorsque c’est compatible avec l’expérience pour laquelle ils sont utilisés… Pour eux : « Une bonne vie nécessite que les animaux puissent exprimer un répertoire comportemental riche, puissent utiliser leurs compétences et réaliser leur potentiel grâce à un engagement actif avec leur environnement. »
« A good life requires that animals can express a rich behavioral repertoire, use their abilities, and fulfill their potential through active engagement with their environment. »
Makoswka & Weary (2020)
Dans le domaine de l’élevage, c’est la même chose. De nombreuses études ont notamment étudié les bénéfices du pâturage pour les vaches, comparé à un système zéro-pâturage. Les toutes premières études ont eu du mal à détecter une préférence claire des vaches. Puis on s’est rendu compte que cette préférence dépendait de nombreux facteurs (Charlton & Rutter, 2017). D’abord le temps : les vaches n’aiment pas la chaleur, ni la pluie et le sol mouillé. Par contre, si le temps est clément, que les chemins d’accès sont bons, que la pâture n’est pas trop loin, elles s’y rendent préférentiellement. On s’est même rendu compte qu’elles aimaient particulièrement s’y rendre la nuit pour s’y reposer.
Une récente étude (Crump et al., 2021) a même montré, de manière un peu détournée, que les vaches au pré avaient moins besoin de se « faire plaisir » avec une récompense alimentaire que les vaches qui ne sortent pas. Elles seraient suffisamment comblées par les apports de la pâture. Les bienfaits du grand air les rendraient même plus optimistes. Cerise sur le gâteau, l’utilisation de la pâture par les vaches est aussi corrélée avec moins de boiteries et de mammites (inflammation des mamelles). Et si, quand elles rentrent à l’étable, elles sont complémentées avec des rations de nourriture (plus riches que l’herbe seule), elles peuvent même produire plus de lait.
Lire aussi : Zéro vache à la ferme des mille vaches (revue n° 109, avril 2021)
La liberté de choix et l’exercice du contrôle
L’important, c’est le choix. C’est John Webster, l’inventeur britannique des « cinq libertés » au sein du Farm Animal Welfare Council en 1979, qui le dit (2016). Pour lui, l’élevage industriel est problématique car on refuse aux animaux l’opportunité de choisir eux-mêmes ce qui améliorera la qualité de leur vie. Il propose d’ailleurs de remplacer la 5e liberté (« liberté d’exprimer des comportements normaux propres à l’espèce »), très débattue, par « liberté de choix ». Cette liberté intègrerait la possibilité d’exprimer les comportements naturels qui concernent le choix du régime alimentaire, du milieu de vie, des contacts sociaux, du confort et de la sécurité.
Voir : L’Anses propose une définition du bien-être animal et définit le socle de ses travaux de recherche et d’expertises (2018)
Morgan & Tromborg (2007) soulignent l’importance des besoins comportementaux. S’ils ne sont pas satisfaits, ils vont entraîner de la frustration et impacter négativement le bien-être. Pour les auteurs, en plus du manque de choix disponibles en captivité, la plus grande source de stress est le manque de contrôle sur son environnement, et en particulier l’impossibilité de s’échapper lorsque le besoin s’en fait sentir. C’est bien pour ça que les zoos, qui doivent satisfaire le visiteur venu se régaler d’animaux exotiques, investissent dans des programmes d’enrichissement de l’environnement des animaux présentés. Enfin pas tous les zoos, seulement ceux qui peuvent se permettre de tels investissements. Et qui s’empresseront d’en faire la publicité ensuite. Ainsi, l’accès à la nourriture se complexifie pour stimuler les animaux. Les enclos ressemblent de plus en plus à leur habitat naturel, lorsque c’est possible. Cela donne une image plus naturelle, plaisante aux yeux du visiteur.
Non pas que cela suffise. Un autre type de comportement, amusant pour certains visiteurs, inquiétant pour d’autres, l’illustre. Il s’agit des stéréotypies, qui sont des mouvements répétitifs sans but apparent. Elles témoignent bien de la souffrance causée par la captivité, en particulier chez les animaux sauvages. Il est d’ailleurs largement connu et documenté que certaines espèces, comme l’ours polaire (voir Skovlund et al., 2021), ne sont pas adaptées à une vie captive. L’ursidé continue pourtant à être exhibé un peu partout dans le monde, et le visiteur à être soumis au welfarewashing (l’apparence du bien-être animal, mais juste l’apparence).
Voir la tribune : « La ménagerie du Jardin des plantes de Paris peut-elle se vanter de posséder Nénette, une femelle orang-outan enfermée depuis 1972 ? » (Le Monde, 4/07/21)
Morgan & Tromborg citent également le contact forcé avec les humains comme source de stress. Ce contact peut se révéler positif pour certaines espèces lorsqu’il est calme et doux, en particulier pour les espèces domestiquées, sélectionnées notamment pour leur docilité. Mais chez beaucoup d’autres espèces, ce contact peut être délétère, en particulier chez les espèces sauvages. Sherwen & Hemsworth (2019) notent qu’une exposition aux visiteurs a des effets stressants sur les animaux sauvages dans la majorité des études réalisées. Parmi les exceptions, l’orang-outan, pour qui l’observation des petits humains semblent être une source d’intérêt… C’est d’ailleurs bien là le drame, lorsqu’il faut créer une relation artificielle avec les humains pour éviter que les animaux ne s’ennuient… Ou lorsque l’on justifie l’entrainement de dauphins à sauter à travers un cerceau par le fait qu’ils aiment ça et en ont besoin. Certes, mais ne seraient-ils pas mieux en liberté ?
Sophie Hild