La « viande in vitro », ou encore « viande cultivée », est une viande qui peut être produite artificiellement, par culture de cellules, à l’extérieur d’un organisme vivant. C’est une technique qui reste, pour le moment, surtout expérimentale, mais qui pourrait être amenée à se développer considérablement. Nous lui avions précédemment consacré, dans nos colonnes, une interview de Nathalie Rolland par Gautier Riberolles. Pour donner un autre éclairage, nous avons demandé à Georges Chapouthier, qui est un chaud partisan de cette technique, de préciser, en réponse à quelques questions, sa position en tant que biologiste et philosophe.
Georges Chapouthier, pourquoi défendez-vous la viande in vitro ?
G. C. : Il y a, à mon avis, pour la défendre, trois types d’arguments fondamentaux : des arguments éthiques, des arguments économiques et des arguments diététiques.
Pouvez-vous préciser ces arguments ?
G. C. : Pour les lecteurs de nos colonnes, le premier argument est évidemment éthique : produire de la viande artificiellement permettrait d’éviter de maltraiter d’innombrables animaux. On éviterait ainsi l’élevage industriel contemporain qui, comme on le sait, maintient des milliards d’animaux « sensibles et conscients », – on peut ici utiliser le terme anglo-saxon de « sentients », – dans des conditions abominables, suivies parfois de transports dans des conditions déplorables et d’un abattage de masse dont on connait aussi les défauts et les bavures. Si l’on considère le nombre d’individus odieusement maltraités, l’élevage industriel contemporain reste, sans aucun doute, l’un des plus grands scandales éthiques de notre temps. Le développement des viandes in vitro permettrait de l’éviter.
Mais certains auteurs défendent un élevage et un abattage fermiers, qui se veulent plus respectueux du bien-être animal ? D’autres insistent sur une alimentation purement végétale. Qu’en pensez-vous ?
G. C. : La suppression de l’élevage fermier n’est sans doute pas la première priorité pour nos sociétés dans la mesure où les animaux peuvent y être élevés dans des conditions plus compatibles avec leur mode de vie naturel. Mais l’élevage fermier se termine également par la mise à mort. La viande in vitro permettrait d’éviter aussi l’abattage. D’autre part, du fait de la dimension des populations humaines, l’élevage fermier ne peut y occuper qu’une place tout à fait marginale. On rencontre ici le second type d’arguments que j’avais évoqués : les arguments économiques. Pour alimenter en protéines des milliards d’êtres humains, seuls des procédés industriels peuvent être envisagés à grande échelle. Un grand intérêt de la viande in vitro, c’est justement d’ouvrir, à l’avenir, sur des possibilités industrielles de masse, évidemment respectueuses des animaux, puisqu’ils ne seraient ni élevés, ni abattus.
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Et une alimentation purement végétale alors ?
G. C. : Le développement de la viande in vitro ne vise, en aucun cas, à supprimer l’apport en protéines végétales, mais à le compléter. De fait, une large part de notre alimentation, y compris chez les consommateurs de viande, est constituée de produits végétaux, qui, outre des protéines, apportent aussi des fibres essentielles à la santé. On sait, par exemple, que le déficit en fibres végétales dans l’alimentation peut être à l’origine de maladies comme les cancers du côlon. Il faut donc fortement encourager la consommation de produits végétaux, qui doivent rester la base notre alimentation.
Mais l’être humain est, biologiquement, un omnivore, qui a aussi besoin de certains éléments que l’on trouve principalement dans les produits d’origine animale : fer, calcium, certaines vitamines… Dans les régimes végétaliens, il faut alors compenser ces manques par des additions exogènes des composés manquants. La consommation de viandes in vitro permettrait d’éviter cette difficulté. Les viandes et les produits d’origine animale, comme les produits laitiers, ont, en revanche, d’autres inconvénients, comme la présence, en leur sein, de graisses animales dites « saturées », dont les effets sont nocifs sur la santé, car elles favorisent le mauvais cholestérol et les risques de diabète ou d’hypertension. Ici encore les viandes in vitro permettraient d’éviter cette difficulté. Et on aborde ainsi le troisième type d’arguments que j’évoquais, les arguments diététiques : comme elles seraient fabriquées artificiellement, ces viandes pourraient être parfaitement équilibrées sur le plan diététique, en fer ou en calcium, mais aussi réduites en graisses saturées et, au contraire, enrichies en graisses saines, dites « insaturées », comme les omégas 3 ou 6.
Mais on ne peut pas exclure non plus, que, dans le futur, en modifiant artificiellement les protéines d’origine végétale, on puisse aboutir à des produits tout aussi équilibrés sur le plan diététique, et aussi bons sur le plan du goût, que les viandes in vitro. Seul l’avenir dira quel est le procédé industriel à venir le plus compatible avec l’activité des sociétés à venir. On peut aussi imaginer que les deux procédés – celui des viandes in vitro et celui d’aliments proches des viandes, fabriqués à partir de produits végétaux artificiellement modifiés – puissent cohabiter.
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Mais ne peut-on bénéficier de protéines animales, comme les œufs ou le lait, sans passer par les méthodes cruelles des élevages industriels d’aujourd’hui ? Et n’y-a-t-il pas d’autres sources de protéines animales, comme certains animaux invertébrés non « sentients » ?
G. C. : Pour les œufs, c’est possible si on aboutit à des protéines consommables dans le respect du bien-être des poules pondeuses. Des efforts méritoires sont, bien sûr, effectués de nos jours dans ce sens. De tels œufs, moralement acceptables, resteraient des compléments très utiles des viandes in vitro. Cela s’avère beaucoup plus délicat pour le lait, dont la production industrielle suppose en général l’abattage des veaux. Quand il existe une façon de produire du lait sans cet abattage, j’y suis très favorable aussi. Mais, à ce jour, je pense qu’il faut également s’orienter, sur ce point, vers des laits végétaux enrichis en calcium.
Quant aux invertébrés, cela dépend, me semble-t-il, de leur niveau de conscience, donc de sentience. Un certain nombre d’arguments scientifiques suggèrent que les crustacés décapodes, comme les crabes ou les homards, pourraient, eux-aussi, disposer de formes de conscience. Eux-aussi mériteraient donc une certaine considération quant à la manière de les traiter. Certains États européens ont d’ailleurs d’ores et déjà interdit leur mise à mort brutale par ébouillantage. En revanche, d’autres invertébrés, dépourvus, dans l’état actuel des connaissances, de processus conscients, comme les huitres ou les moules, me paraissent pouvoir être consommés sans poser de question morale grave. Pour ceux des consommateurs qui le souhaitent, ces invertébrés non sentients pourraient aussi être des compléments alimentaires des viandes in vitro.
Enfin ne craignez-vous pas que certains consommateurs soient découragés, ou même dégoûtés, par un produit artificiel qui leur apparaitrait comme bien loin de la « nature » ?
G. C. : Pas du tout. Il n’y a, a priori, pas de raison d’être plus « dégoûté » par une viande artificielle que par la consommation d’un cadavre. Au contraire. Tout cela est une question d’habitude et de d’éducation. Au bout du compte d’ailleurs, si elle est réussie, la viande produite par culture de cellules sera très appétissante et ne pourra pas être distinguée, au goût, de la viande produite à partir d’animaux abattus. Il ne s’agit donc, en aucun cas, de supprimer le plaisir gustatif et la recherche gastronomique. Au contraire. Le goût doit aussi être au rendez-vous. C’est là un point essentiel, sur lequel il faut insister.
Finalement la consommation de protéines animales produites in vitro permettrait de concilier, dans la pratique, les positions opposées des végétaliens, qui ne veulent plus consommer d’aliments issus de l’exploitation d’animaux, et des consommateurs de viande, qui pourraient alors consommer de la viande sans recours à des animaux abattus.