La pêche commerciale est génératrice de beaucoup de souffrances pour les poissons : blessures, écrasement, épuisement, asphyxie… Un rapport d’Eurogroup for animals émet des recommandations pour limiter et interdire certaines pratiques de pêche afin de réduire la souffrance des animaux.
En janvier dernier, Eurogroup for Animals, fédération d’organisations européennes de défense des animaux dont la LFDA est membre, a publié un rapport sur les conditions de capture et d’abattage des poissons dans le cadre de la pêche commerciale. Cela en fait le second rapport d’ONG traitant de ce sujet dans le monde, la première organisation de défense des animaux s’étant intéressée à cette problématique étant l’organisation britannique Fishcount, à travers son rapport Worse things happen at sea (« Le pire a lieu en mer ») publié en 2010.
La quasi-totalité des animaux vertébrés abattus pour la consommation dans le monde sont les poissons tués pour la pêche commerciale. Au niveau mondial, selon Fishcount, entre 787 milliards et 2 300 milliards de poissons ont été abattus chaque année en moyenne entre 2007 et 2016 par la pêche. À titre de comparaison, environ 91,8 milliards d’animaux d’élevage vertébrés terrestres ont été abattus en 2018 d’après la FAO. Il y a donc entre 8 et 25 fois plus d’animaux vertébrés qui sont tués sur les bateaux de pêche que dans les abattoirs terrestres. La pêche française, quant à elle, tue entre 695 millions et 2,313 milliards de poissons chaque année, contre près d’un milliard d’animaux tués dans les abattoirs terrestres français en 2018.
Malgré ces chiffres, très peu d’attention est accordée aux conditions d’abattage des poissons pêchés, comparativement à la mise à mort des animaux terrestres. Même la question des conditions d’abattage des poissons dans les élevages piscicoles, elle-même très négligée comparée aux conditions d’abattage des animaux terrestres, reçoit plus d’attention que la réduction des souffrances des poissons pêchés. Cela est en partie dû au fait que les contraintes techniques entourant les pratiques de pêche sont beaucoup plus fortes que les contraintes propres au contexte des abattoirs, ce qui limite considérablement le champ d’action pour réduire les souffrances, bien que des pistes existent. D’autre part, l’essentiel des efforts menés jusqu’ici pour améliorer les pratiques de pêche a été réalisé dans un objectif de préservation des ressources halieutiques et de la biodiversité, et non dans un objectif de réduction des souffrances.
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Sources de souffrances dans le cadre de la pêche
Le rapport d’Eurogroup for Animals identifie sept facteurs principaux générateurs de souffrances lors du processus de pêche :
- Compressions/écrasements : lors de la pêche au filet, les poissons se retrouvent en très fortes densités. Ils peuvent être écrasés les uns par les autres lorsque le filet est traîné ou au moment de la remontée du filet.
- Blessures physiques : les poissons sont susceptibles d’être blessés de multiples manières, que cela soit par les hameçons qui transpercent la bouche, les contacts avec les filets de pêche qui arrachent et endommagent écailles, nageoires, yeux et branchies, ou bien l’écrasement par les autres poissons. D’autre part, il est courant qu’une fois à bord, les poissons soient manipulés en utilisant la gaffe, sorte de perche munie d’un crochet que l’on plante dans la chair des poissons encore vivants. Enfin, certains poissons peuvent être éviscérés vivants sans étourdissement préalable.
- Déprédation : alors qu’ils sont empêtrés dans les filets ou pris sur un hameçon, les poissons sont limités dans leur mouvement. Cela les rend particulièrement vulnérables à la prédation exercée par d’autres poissons, requins, oiseaux ou mammifères marins.
- Chocs thermiques : en mer, la température de l’eau peut être très différente en fonction de la profondeur. Ainsi, les poissons peuvent subir un choc thermique occasionné par un changement rapide de température subi lors de la remontée des engins de pêche* depuis les eaux froides des profondeurs jusqu’à la surface plus chaude. D’autre part, les poissons sont parfois mis à mort par immersion dans un coulis de glace qui peut générer des souffrances pendant de longues minutes. Certains poissons peuvent aussi être surgelés vivants, procédé dont les conséquences en terme de souffrance ne sont pas encore très claires.
- Barotraumatismes : lors de la remontée des engins de pêche, les poissons sont soumis à un choc dû au changement rapide de pression. Cela peut entraîner des hémorragies internes et des distensions et ruptures d’organes. Les poissons peuvent se retrouver à recracher leur vessie par la bouche, et avoir les yeux qui sortent de leurs orbites. Une protrusion des intestins par la bouche ou l’anus peut également avoir lieu.
- Épuisement : les engins de pêche, en particulier les engins dits « passifs », qu’il s’agisse d’hameçons ou de filets, peuvent être laissés en mer plusieurs heures à plusieurs jours avant d’être remontés. Les poissons pris ont alors tendance à s’épuiser en tentant de s’échapper. Dans certains cas, une part conséquente des poissons peut mourir d’épuisement avant même la remontée, du fait de l’accumulation d’acide lactique dans le corps, générée par l’effort et le stress.
- Asphyxie : une fois remontés à la surface, la méthode de mise à mort la plus courante dans la pêche est l’asphyxie à l’air libre. La perte de conscience lors de l’asphyxie a une durée variable selon les espèces et la température, cela peut prendre quelques minutes à plusieurs heures.
Pistes d’améliorations
Plusieurs recommandations générales sont formulées dans le rapport pour permettre de réduire les souffrances des poissons pêchés. En voici un aperçu non exhaustif.
- Les engins de pêche doivent être conçus de manière à minimiser les blessures infligées aux poissons. Pour les filets de pêche, cela signifie notamment préférer les filets sans nœuds qui sont moins abrasifs, et utiliser des cordes plus larges dans la conception des filets maillants. Concernant les hameçons, les hameçons circulaires semblent préférables aux hameçons en forme de J, et l’usage d’hameçon sans ardillon permet de limiter les blessures lors de son retrait. Il est d’ailleurs recommandé d’effectuer le retrait des hameçons à la main par du personnel qualifié afin d’éviter d’arracher de la chair.
- L’utilisation d’animaux sentients (poissons, céphalopodes, crustacés décapodes) en tant qu’appâts-vivants, que l’on embroche sur les hameçons pour la pêche à la palangre ou la pêche à la ligne, doit être proscrite au profit de l’utilisation d’appâts morts ou de leurres.
- Le temps d’immersion des filets avant la remontée pour les méthodes de pêche dites passives – c’est-à-dire où les poissons viennent d’eux même s’empêtrer dans des filets ou des pièges sans que l’engin de pêche ne soit activement tracté – doit être limité afin de minimiser l’épuisement des poissons dans les filets et la déprédation.
- La vitesse de halage (remorquage) de filets pour les méthodes actives, comme le chalutage pélagique, doit être limitée. Cela permet de limiter l’écrasement des poissons les uns sur les autres au fond du filet et l’épuisement des poissons qui tentent de nager plus vite que le filet tracté.
- La profondeur à laquelle sont placés les engins de pêche et la vitesse à laquelle ils sont remontés à la surface doivent être limitées afin de réduire les barotraumatismes et les chocs thermiques. De plus, limiter la profondeur a également un intérêt écologique, les espèces de fonds étant connues pour avoir un cycle de vie plus lent ce qui les rend plus vulnérables à la surpêche.
- Dans le cas de la pêche à la senne, qui consiste à entourer un banc de poissons avec un filet dont l’on referme ensuite le fond afin de faire remonter les poissons à la surface, l’on utilise généralement une salabarde, sorte d’épuisette géante, pour récupérer les poissons et les transférer à bord. Pour éviter les compressions et l’exposition à l’air, Eurogroup for Animals recommande d’utiliser des pompes à poissons pour remonter les poissons à bord. Il s’agit de sortes de grands tuyaux utilisés en aquaculture, qui aspirent les poissons avec de l’eau. Bien qu’éprouvante, ces méthodes permettent d’éviter l’exposition à l’air et les compressions. Si cela n’est pas possible, il est recommandé d’utiliser des salabardes particulières, doublées d’une bâche spécifique, ce qui permet de prélever une certaine quantité d’eau en même temps que les poissons et ainsi limiter les compressions et l’exposition à l’air.
- Une fois sur le pont, les poissons peuvent être manipulés violemment en utilisant une gaffe. Il conviendrait d’encadrer l’usage de la gaffe pour restreindre son utilisation à un minimum. Si la gaffe est utilisée, les poissons qui ont été crochetés vivants devraient être abattus prioritairement le plus rapidement possible afin de minimiser leurs souffrances. Dans certains cas, des mutilations – section des ailerons des requins, des pinces des crabes, ou des becs des espadons – sont réalisés sur les animaux encore vivants. De telles mutilations ante-mortem doivent être interdites.
- Une fois sur le pont ou dans la cale, les poissons sont généralement laissés à l’air libre à asphyxier avant d’être éviscérés. Pour limiter l’exposition à l’air, des recherches réalisées par l’Institut norvégien de recherche sur l’alimentation, la pêche et l’aquaculture (Nofima) proposent de maintenir les poissons dans des cales immergées avec de l’eau oxygénée en attendant la mise à mort.
- Du fait des captures accidentelles d’animaux appartenant à des espèces non ciblées ou bien de poissons appartenant à des espèces ciblées mais trop jeunes pour être capturés, de très nombreux poissons sont remis à l’eau, en plus ou moins bon état, après avoir été capturés. Les règles de décisions concernant la remise à l’eau devraient tenir compte de la souffrance animale, en privilégiant l’euthanasie plutôt que la remise à l’eau pour les animaux blessés ayant de faibles chances de survie.
- Des méthodes d’étourdissement, issues des technologies développées pour l’aquaculture, devraient être appliquées avant la mise à mort. Ainsi, des prototypes de machines d’étourdissement électrique compatibles avec les contraintes de la pêche sont en cours de développement, certaines étant déjà utilisées. La percussion crânienne automatique peut également représenter une option intéressante. Cependant, des adaptations technologiques sont nécessaires pour développer des machines efficaces malgré l’hétérogénéité des poissons pêchés en taille, poids et espèce. Cela représente un défi pour ces technologies issues de la pisciculture où l’on travaille avec des lots de poissons homogènes. La percussion crânienne manuelle et l’ikejime – technique traditionnelle japonaise consistant à détruire le cerveau à l’aide d’un poinçon métallique – devraient être davantage pratiqués, ces techniques étant réalisables sur les gros poissons. Après l’étourdissement, une méthode de mise à mort telle que la décapitation, l’exsanguination et/ou l’éviscération doit être pratiquée avant la reprise de conscience.
- Les poissons pêchés étant des animaux sauvages nés en liberté, ils ne devraient pas être maintenus en captivité de manière prolongée à moins de pouvoir démontrer de façon fiable que leur bien-être n’est pas affecté négativement. Cette problématique concerne particulièrement les thons, qui peuvent être capturés sauvages, puis nourris et maintenus captifs dans des sortes d’élevage en mer sans reproduction afin de pouvoir vendre du thon frais en dehors des périodes où il est possible de le capturer.
- Sur la base de ces éléments, ainsi qu’en lien avec les problématiques écologiques associées à ces méthodes de pêche, Eurogroup for Animals se prononce en faveur d’une interdiction de certaines méthodes de pêche : le chalut à perche, le chalutage de fond et la drague.
Le rapport met également en lumière le fait que certaines entreprises, comme le groupe néerlandais Ekofish et la « Humane harvest initiative » par l’entreprise Blue North basée en Alaska, sont déjà engagées vers une amélioration de leurs pratiques et le développement d’innovations afin de réduire les souffrances des poissons pêchés. L’amélioration la plus fréquente est le recours aux méthodes d’étourdissement électrique. Cela est en partie motivé par le bénéfice de plus en plus documenté de la réduction du stress précédant la mise à mort sur la qualité des produits. Autre exemple : entre 2004 et 2010, l’association Fairfish a cogéré une pêcherie certifiée dans une démarche de commerce équitable en partenariat avec des pêcheurs artisanaux au Sénégal. Certains des critères de certification étaient orientés spécifiquement vers la réduction des souffrances des poissons via une réduction de la durée d’immersion des engins de pêche avant la remontée et l’étourdissement par percussion crânienne manuelle dès la sortie de l’eau. Malheureusement, le projet a été interrompu du fait de difficultés liées aux partenariats avec les distributeurs européens. Le label qualité Suédois KRAV, quant à lui, a intégré l’obligation (avec toutefois certaines dérogations) de disposer d’équipement d’étourdissement pour les navires de pêche de plus de 24 mètres. Ainsi, l’on pourrait assister à l’avenir à l’émergence d’un nouveau segment du marché des produits de la mer, caractérisé par une démarche qualité centrée sur l’amélioration des conditions de capture et d’abattage.
Enjeux politiques
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À notre connaissance, il n’existe actuellement en France aucune subvention particulière allouée à la réduction de la souffrance des poissons dans la pêche. De plus, et la fondation l’évoquait récemment dans une tribune, aucun programme de recherche n’existe sur cette thématique dans notre pays, alors que des équipes de chercheurs travaillent sur ce sujet au Royaume-Uni, en Norvège, aux Pays-Bas, en Suède et au Danemark. Une consultation publique, à laquelle la LFDA a participé, a récemment eu lieu concernant le programme opérationnel français d’allocation des subventions du prochain Fonds européen pour les affaires maritimes, la pêche et l’aquaculture (Feampa) sur la période 2021-2027. Il est impératif qu’une part de ces subventions soit allouée au financement de la recherche et au soutien de l’innovation privée en faveur de la réduction des souffrances des poissons pêchés, en particulier concernant les technologies d’étourdissement applicables à la pêche.
Prendre en main ce problème relève d’ailleurs de la volonté de nos députés. Ainsi, dans la résolution européenne du 1er novembre 2020 sur la protection du bien-être animal dans l’Union européenne, l’Assemblée nationale française :
- « encourage l’Union européenne à fixer des normes plus précises et plus ambitieuses pour le bien-être des poissons d’élevage et des poissons issus de la pêche commerciale »,
- « demande l’intégration des lieux d’abattage de poissons d’élevage dans le champ d’application du règlement (CE) n°1099/2009 du 24 septembre 2009 susvisé et encourage la réflexion sur les conditions de mise à mort des poissons issus de la pêche commerciale » (nous soulignons),
- « suggère d’intégrer, dans le règlement européen sur la politique commune de la pêche, des éléments relatifs au bien-être des poissons issus de la pêche commerciale, notamment la reconnaissance de la sensibilité des animaux pêchés, l’obligation d’éviter les souffrances évitables infligées aux animaux dans le cadre de la pêche, l’interdiction de l’utilisation d’animaux sensibles en tant qu’appâts vivants et des recommandations permettant de limiter la souffrance des animaux dans le cadre de la pêche. »
Gautier Riberolles
* Terme générique désignant l’ensemble des instruments utilisés pour la pêche : hameçons, palangres, casiers, différents types de filets, etc. https://wwz.ifremer.fr/peche/Le-monde-de-la-peche/La-pece/comment/Les-engins
Pour aller plus loin : conférence de Hans Van de Vis, chercheur spécialiste des conditions de capture et d’abattage dans le cadre de la pêche commerciale :