Michel Kreutzer, Le Pommier, 2021 (228 pages, 19 €)
Ayant des compétences proches des nôtres, les animaux peuvent être comme nous sujets à la folie de manière plus ou plus moins semblable.
Plus un système nerveux est complexe, plus il peut être sujet à des dérives et des dysfonctionnements. Il n’est donc pas surprenant que, comme les êtres humains, les animaux au cerveau complexe puissent aussi souffrir de pathologies mentales, voire de « folies », et qu’une psychopathologie animale puisse exister à leur propos, proche parente de la psychopathologie humaine. Bien entendu, cette pathologie se manifeste par des comportements mal adaptés, qui permettent de la définir pratiquement. Elle est donc du ressort de l’éthologie, la science du comportement animal.
Plus un système nerveux est complexe, plus il peut être sujet à des dérives et des dysfonctionnements. C’est en tout cas le point de départ de l’excellent ouvrage de Michel Kreutzer, professeur émérite de l’Université Paris-Nanterre et l’un des plus brillants représentants de l’éthologie française d’aujourd’hui*. Dans tous les cas, « exister, c’est être vulnérable » (p. 45). Dès lors, les aptitudes naturelles forgées par l’évolution darwinienne, comme la recherche du plaisir (hédonisme) ou l’évitement de la douleur, l’attachement ou l’agression, aptitudes que l’auteur analyse en détail, peuvent rencontrer des dérèglements. C’est « le revers de la complexité » (p. 78).
Ces dérèglements pathologiques souvent proches de ceux qui affectent l’espèce humaine peuvent donner lieu à des « modèles animaux des pathologies mentales humaines » : modèles d’anxiété, modèles de dépression… Les troubles animaux sont aussi sensibles à des agents pharmacologiques nombreux qui peuvent, selon les cas, les induire ou les traiter. On peut ainsi rendre des singes « accros aux stupéfiants » (p. 94). Et la plupart des agents thérapeutiques utilisés chez l’homme ont été mis au point chez les animaux. Sous réserve toutefois de ne pas trop s’éloigner du comportement des vertébrés proches de l’espèce humaine. Ainsi les araignées modifient, de manière étonnante, la fabrication et la forme finale de leurs toiles sous l’action de somnifères et d’hallucinogènes, sans qu’il soit clairement possible d’en tirer des conséquences pratiques sur l’action de ces molécules chez l’homme. De fait, l’écrasante majorité des modèles qui permettent la découverte ou l’amélioration des médicaments utiles à l’homme utilisent des rongeurs, comme les souris. Sur ce point, la psychiatrie ne se distingue pas des mises au point de médicaments dans d’autres domaines de la médecine.
Un intéressant chapitre est consacré aux bases génétiques des maladies psychiatriques. Elles ont mené au développement de « modèles animaux de ‘deuxième génération’ qui permettent de comprendre comment des facteurs génétiques et environnementaux (sociaux, biologiques et physiques) s’imbriquent lors du développement des individus et conduisent à des troubles majeurs » (p. 117). Il ne s’agit donc pas de déterminisme génétique pur, mais de lien entre les prédispositions génétiques et des facteurs environnementaux (dits épigénétiques). Ainsi, dans les troubles du spectre de l’autisme (TSA), des agents administrés chez des rongeurs durant la gestation conduisent à des troubles similaires à l’autisme. De même, le groupe de Pierre Roubertoux a pu montrer que la suppression, chez la souris, d’un gène « connu pour son rôle essentiel dans le développement normal du cortex humain » (p. 122), conduisait à des troubles proches des TSA.
L’existence de pathologies mentales chez les animaux permet aussi d’aborder la question de la subjectivité animale. Contrairement à ce qu’avaient pensé Descartes et les philosophes post-cartésiens, il est parfaitement légitime de parler d’une « pensée animale », capable d’intériorité, de rêves (on connaît, à ce propos, le travail spectaculaire de Michel Jouvet à Lyon), de pulsions, de sentiments, de personnalité, même si des différences demeurent entre les humains et les (autres) animaux. Ainsi l’extrême complexité des cultures humaines aboutit au fait que la pensée des hommes, et ses dérèglements pathologiques, comportent des « paroles et narrations, mythes et cérémonies, (qui) font de nous des êtres capables d’avoir une vie de relation et une subjectivité d’une nature inconnue chez d’autres espèces » (p. 159). Ainsi l’infanticide, pathologique dans l’espèce humaine, est, dans d’autres espèces, comme le lion, lié à une mécanique naturelle de reproduction : « le succès reproducteur semble être un facteur clé » (p. 170). Des « comportements (…) considérés comme pathologiques chez les humains (…) relèvent en revanche chez les animaux du besoin de survivre et de se reproduire » (p. 173).
Enfin il faut distinguer, dans les pathologies animales, « le cas des espèces dites ‘sauvages’, vivant en pleine nature, de celui des animaux que, pour des raisons diverses, nous avons sortis de la nature » (p. 185). De nombreuses pathologies sont observées chez les animaux utilisés par les humains : psychoses des zoos, pathologies de la relation avec les animaux de compagnie comme les chiens ou les chats. Kreutzer propose de parler de « folies naturelles » pour les dérèglements constatés chez les individus sauvages, et d’utiliser le terme « pathologies » uniquement pour les animaux clairement sortis par l’homme de leur milieu naturel. Mais, la question reste sans doute ouverte car il existe probablement aussi des pathologies au sens strict, mal connues, dans les populations sauvages.
On le voit : l’approche qui décrit les dérèglements, biologiquement utiles ou non, du comportement animal, devient finalement un prétexte à présenter la normalité de la vie des espèces. L’envers négatif de la « folie » est un prétexte à présenter le positif du normal, c’est-à-dire, en fin de compte, les progrès étincelants de l’éthologie de ces dernières années.
Voici donc un livre bien documenté et très agréable à lire, adapté à tous les publics, et propre à éclairer le lecteur sur le comportement animal et ses possibles dérives.
Georges Chapouthier