Décider de protéger une zone géographique ou de réintroduire un animal dans son milieu naturel demande un long travail pour déterminer quels milieu et animal doivent être visés pour répondre aux objectifs sociaux-économiques, loin des objectifs scientifiques soutenant la demande de protection. L’article se veut un résumé non exhaustif des conditions sine qua none pour établir les plans de protection des animaux sauvages in situ sans conflit avec l’Homme et pour initier une réflexion sur la résilience des zones protégées face au changement climatique.
Définir le milieu à protéger
Délimiter une zone à protéger nécessite une connaissance précise de l’écologie des espèces indigènes. Prenons l’exemple de la tortue verte (Chelonia mydas), classée en danger par l’Union internationale de protection de la nature (UICN), et plus particulièrement la population résidant dans le Golfe du Mexique. Elle illustre combien une méconnaissance du comportement des animaux à protéger compromet tout plan de conservation. Cette population a connu un fort déclin entre 1960 et 1990, du fait des menaces anthropogéniques. Depuis, la tendance s’inverse, mais les menaces restent fortes : prises accessoires lors des campagnes de pêche, collisions avec les bateaux… Cette tortue, comme tous les animaux plongeurs, a des comportements sous-marins actifs pour se nourrir, interagir avec ses congénères… Le temps passé au repos est essentiel à la survie. Comprendre la répartition spatio-temporelle des phases d’activité et d’inactivité de ces animaux permettra d’éviter les lieux et les périodes critiques pour les activités de pêche ou les voies maritimes.
L’équipe du Dr Jeffrey Seminoff a analysé les profils de plongées des tortues et en a déduit les phases actives : le plateau du profil de plongée en U.
Ces tortues utilisent les zones néritiques et côtières, riches en herbes et algues marines. Les auteurs ont mis en évidence un schéma comportemental atypique pour lapopulationdu Golfe du Mexique, comparée aux autres populations à travers le monde. Lorsque les températures sont clémentes, les tortues augmentent leurs phases d’activité pour rechercher la nourriture sur une zone plus large, réduisant leur phase de repos. Ceci engendre les taux de croissance les plus faibles de l’espèce et une maturité atteinte avec des tailles plus petites. Les zones à protéger doivent être plus grandes pour cette population de l’est du Pacifique que pour toute autre population.
Cet exemple montre tout l’enjeu de la définition précise de l’écologie de l’animal, en lien avec son milieu, pour définir des programmes de protection ou de réintroduction adaptés et viables, réduisant les conflits avec l’homme au maximum.
Les points clés de la préservation in situ
Comment faire accepter un programme de réintroduction ou de restauration compte tenu des priorités différentes de la société pour les terres et les ressources ? Cette partie se focalise sur les cinq points essentiels à la mise en place de programmes de réintroduction, en partant de l’étude de Sanderson et al. (2021) projetant la réintroduction du jaguar (Panthera onca) aux États-Unis, à l’intention des décideurs politiques et populations locales. Les considérations environnementales et l’intérêt pour les questions de réintroduction dépendent de la population concernée et évoluent avec le temps, l’âge, le statut social et les préoccupations économiques.
1. Justifier le programme en l’enracinant dans la philosophie de la conservation, elle-même enracinée dans un système de valeurs :
Pour le jaguar, les principaux arguments seraient que la réintroduction :
- ajouterait un type d’habitat au panel des écosystèmes du jaguar, améliorant sa représentation écologique ;
- pourrait améliorer la qualité des écosystèmes en ajoutant un prédateur au sommet ;
- serait une opportunité d’engagement et de fierté locale pour les tribus indigènes comme la tribu White Mountain Apache déjà active dans la restauration d’autres espèces (loup mexicain, truite apache).
2. Présenter l’histoire de l’espèce sur le territoire et sa disparition par des actions humaines :
Depuis 1960, le jaguar a perdu plus de 50 % de son aire de répartition par la prise de ses terres et la chasse. Il est considéré comme quasi-menacé à l’échelle mondiale et en voie de disparition aux États-Unis. Historiquement, les jaguars occupaient une zone comprenant les forêts de montagnes accidentées de l’Arizona centrale et du Nouveau-Mexique.
3. Démontrer qu’actuellement l’aire de répartition originelle présente les conditions nécessaires à la survie de l’espèce :
La zone de réintroduction visée correspond au milieu adéquat pour le jaguar : zone accidentée avec assez d’eau, un couvert convenable, relativement exempt de perturbations humaines (seulement 1,1 % des terres utilisées).
4. Démontrer que la réintroduction améliorera ou du moins ne nuira pas au bien-être humain :
Aucune attaque de jaguar contre des humains n’a été rapportée depuis le début du XXIe siècle. Le nombre d’animaux de bétails morts par abandon ou causes naturelles est plus grand que celui dû aux jaguars. En déployant de manière proactive des stratégies d’atténuation, les pertes de bétails occasionnelles sont minimisées : sources d’eau éloignées du couvert de chasse, clôtures pour exclure le bétail des zones risquées, emploi de cavaliers pour gérer le bétail et effrayer les prédateurs…
5. Montrer que ce programme est réaliste :
En utilisant des méthodes de capacité de charge, on estime que la zone pourrait accueillir 70 à 100 jaguars adultes et rendre la population viable durant 100 ans, avec des introductions périodiques de nouveaux individus pour maintenir la diversité génétique. Une population permanente de jaguars serait une première aux États-Unis depuis un demi-siècle, avec une valeur emblématique certaine. Ce programme de réintroduction réaliste, apportera de nouveaux revenus et emplois liés à l’écotourisme et une fierté locale.
Un exemple couronné de succès
L’étude précédente fournit les justifications essentielles à présenter aux décideurs pour initier une réintroduction. Ces justifications ont permis au programme de réintroduction du bison (Bison bison) (Thomas et al., 2020), l’un des plus gros mammifères du continent américain, d’être une réussite. Le bison américain a été réintroduit en 1988 au Yukon, et forme actuellementl’une des plus grandes populations en liberté au monde. Le principal obstacle était la peur des populations face à la croissance des troupeaux pouvant entraîner des impacts sociaux et écologiques importants.
Le dialogue entre les gestionnaires de la faune et les populations locales ont permis de déterminer où et quand les conflits apparaissaient et les actions préventives à mener, notamment l’été quand la taille des groupes augmente. Les mesures énumérées précédemment ont été élaborées lors d’ateliers participatifs en 2012.
Malgré ces mesures, les confits existent, particulièrement lors de la chasse. En septembre 2020 un chasseur du Yukon a succombé à ses blessures après avoir été attaqué par un bison qu’il pourchassait. Le bison a lui aussi succombé à ses blessures. En 2017, un chasseur avait été blessé par un bison qu’il avait voulu chasser. Les gestionnaires de la faune ont un rôle d’éducation à jouer pour que les conflits s’apaisent.
Ceci laisse penser que des programmes de réintroduction d’animaux moins imposants et emblématiques que le bison sont possibles, si nous adoptons une démarche claire, en coopération avec les autorités et populations locales pour une cohabitation non conflictuelle.
Compréhension et conciliation doivent faire partie des stratégies de préservation in situ d’espèces menacées afin que leur avenir ne soit pas déjà scellé avant même que les programmes ne démarrent.
Quel avenir pour les aires protégées face au changement climatique ?
Selon la théorie de la métapopulation, une population persiste mieux dans une vaste parcelle d’habitat bien connectée plutôt que dans une petite parcelle isolée. Des aires protégées connectées entre elles permettront aux espèces de se déplacer vers des zones plus propices et de résister au changement climatique. Prenons appui sur l’étude de Lehokoinen et al. (2020) pour démontrer l’importance de la composition et de la structure du paysage entourant ces aires dans la redistribution de la faune sous le changement climatique. L’équipe a étudié les communautés d’oiseaux au sein des aires protégées finlandaises entre 1980 et 1999 et entre 2000 et 2015. Ces communautés font partie du biome boréal confronté aux vitesses de changement climatique les plus rapides au monde. Ils se sont basés sur les indices thermiques des communautés (CTI) d’espèces de chaque aire. Selon les variations observées, on peut savoir si ces assemblages ont changé en lien avec le changement climatique. Par exemple, pour une aire géographique, si l’indice est plus fort, cela signifie que des espèces appréciant la chaleur remplacent peu à peu des espèces appréciant le froid. Ce déplacement d’espèces suit le déplacement des zones froides, de plus en plus réduites. On peut le voir sur la figure 1 (production personnelle), avec un déplacement de zones froides vers la droite et un remplacement des espèces froides par des espèces chaudes dans la zone réchauffée.
Entre les deux périodes étudiées, il y a eu une augmentation de la surface des zones protégées. Ceci a sensiblement réduit les variations des indices thermiques de communautés, le remplacement des espèces « froides » par des espèces « chaudes » s’est ralenti. Il y a eu une persistance face au changement climatique : les aires protégées concentrent plus d’espèces froides que les zones non protégées les entourant. Elles sont capables d’atténuer les impacts du changement climatique, contrairement aux zones non protégées.
Ces études brodent un canevas de réponses aux enjeux socio-économiques des populations locales auxquels les programmes de conservation in situ doivent répondre pour être réalistes et réalisables. Un réseau connecté d’aires protégées élargies et hétérogènes permettra d’atténuer les variations au niveau communautaire en cas de changement climatique rapide. Des stratégies d’atténuation des potentiels problèmes de cohabitation peuvent être mises en place à la condition de connaître parfaitement les populations locales, leurs préoccupations, leurs façons de vivre, de côtoyer et de concevoir la nature. Une collaboration internationale en matière de conservation est nécessaire pour assurer une couverture suffisante des aires protégées servant de refuges pour les espèces vivant dans des climats froids et obligées de monter à des latitudes plus hautes. À un moment donné, les espèces se retrouveront confrontées à la présence d’une mer… Cette collaboration internationale devra réussir à passer outre les obstacles sociaux, économiques et politiques.
Laurie HENRY