Les gorgones sont présentes dans toutes les mers du globe. Créatures menacées, elles bénéficient de certaines mesures de protection dues aux récifs coralliens mais cela ne suffit pas à assurer la pérennité de ces espèces. L’article argumente en faveur d’une reconnaissance particulière de ces animaux hors normes.
Préserver des animaux sauvages rudimentaires a priori inutiles, immobiles et insensibles
Les gorgones (Cnidaires Octocoralliaires) vivent dans toutes les mers du globe. Ces animaux sont formés d’une multitude de polypes, sacs rudimentaires dotés de huit tentacules. Appartenant au sauvage, ils symbolisent un éden biblique évoluant idéalement en marge des préoccupations humaines. Dans l’imagerie populaire, ce sont des plantes dénuées de sensibilité, volonté et conscience. Les gorgones sont potentiellement victimes de la tragédie des communs qui consiste à profiter d’un bien commun sans limite car gratuit et sur l’espace public. Elles bénéficient des mesures de protection des récifs coralliens mais cela ne sauvegarde pas les forêts sous-marines qu’elles forment dans les Caraïbes, par exemple. Considérer les gorgones implique le recours à la science et connaître aussi les relations tissées avec les humains qui les côtoient et concernés par les mesures de protection. Une étude ethnographique a été menée en Guadeloupe auprès des pêcheurs et de centres de plongée récréative (Philippot et al., 2014 ; Philippot, 2017). La participation des acteurs locaux ne suffit pas et des arguments d’ordres éthique, juridique et pragmatique contribuent à défendre la cause des gorgones.
Mobiliser les savoirs locaux pour une gestion durable ?
Les enquêtes auprès des usagers de la mer peu formés en biologie révèlent qu’identifier les gorgones est difficile, en dehors des éventails de mer dont l’image est familière. Les formes branchues sont souvent apparentées aux algues, visualisées mentalement mais non nommées. Les marins les connaissent à travers la répétition d’expériences sensorielles. Démêler les fragments pris dans les filets de pêche oblige ainsi à des gestes précis et des enquêtés expriment que ça gratte ou pique. Les gorgones (ou assimilés) sont des repères visuels dans les paysages sous-marins. Beaucoup de plongeurs les décrivent par une gestuelle évocatrice car elles sont toujours liées au mouvement. Classer scientifiquement le fond de la mer n’est pas spontané et n’apparaît pas nécessaire aux pêcheurs ou touristes occasionnels peu instruits en biologie marine. Le mot gorgone utilisé par les plongeurs confirmés relève de savoirs savants alors que les mots plume, éventail ou encore gingembre appartiennent aux savoirs populaires locaux.
Les professionnels de la mer ont tous intérêt à pérenniser leur lieu et sujet d’exercice. Paradoxalement, ces acteurs sont réputés mettre en péril leurs sources de revenus par exploitation non soutenable des habitats côtiers (surpêche ou sur-fréquentation) et sont contraints par les gestionnaires des aires protégées. Le champ de négociation entre exploitants et gestionnaires est limité, une zone dégradée ne pouvant se revitaliser que par l’interdit partiel ou total. Les pêcheurs divisent le monde marin en deux catégories, ce qui est interdit et ce qui est encore libre d’exploitation. Ils apposent un interdit règlementaire au groupe générique des coraux (gorgones comprises) qui se superpose à un interdit moral ancré depuis longtemps : les pêcheurs savent que la mer n’est pas inépuisable et disent que ce qui pousse au fond de la mer conditionne la survie des poissons. Ils sont toutefois pris en étau entre la nécessité d’assurer leurs revenus et celle de préserver les stocks, deux réalités indissociables pensées à des échelles spatio-temporelles différentes. Un fond riche et beau, peut aussi contribuer au tourisme bleu : des pêcheurs excursionnistes racontent le littoral et les créatures marines aux touristes embarqués. Ces professionnels sont écartelés entre un nécessaire revenu complémentaire et la nécessaire conservation des milieux. Concernant la plongée récréative, branche prospère du business touristique, c’est une solution de développement pour nombre d’îles économiquement fragiles. La sur-fréquentation des sites conduit à des restrictions sévères, déplaçant les opérateurs vers des zones moins scrupuleuses de la réglementation. Les dirigeants des centres enquêtés prétendent pourtant que les menaces viennent d’ailleurs et se posent en gardiens des lieux, investis pour sensibiliser le public-client. Ils défendent l’accès à la mer, disant que les contacts répétés développent compassion et sentiment de responsabilité envers la nature. La majesté des gorgones contribuerait à éveiller la sensibilité environnementale et servirait l’intérêt commun. Globalement, l’attraction touristique gérée par l’écotourisme repose sur une nature marine intacte. Comment envisager la place des gorgones dans cette nature désirée ?
De la philosophie à l’éducation, les gorgones vues sous des angles multiples
La reconnaissance de la valeur intrinsèque de la nature, en opposition à sa valeur instrumentale pour l’humain, fonde une éthique écologique qui pousse à sauver des espèces menacées et non des ressources. Les gorgones ayant une fin en soi sans en être conscientes, sont ainsi valorisées sans devoir être utiles et inspirent respect et sentiment de responsabilité. Les actions pour leur conservation sont nourries par l’amour de la nature, la perception de sa beauté et l’empathie pour le vivant. L’humain dont l’attention est focalisée sur les gorgones majestueuses est facilement enclin à les protéger car elles inspirent contemplation et rêverie. Un courant de pensée affirme que ce qui cause peine et souffrance est mal si exercé sur des êtres sensibles. Les gorgones, a priori non souffrantes, ne bénéficient pas de cette éthique tributaire de l’émotion. La notion d’intégrité de l’animal sauvage pourrait réconcilier éthique animale et éthique environnementale (Guichet, 2013). La cause des gorgones y trouverait toute sa place. Le respect de la vie ou le rejet de la souffrance permettent de préserver les individus.
Une autre pensée repose sur la conviction qu’un organisme n’a d’intérêt que par son écosystème. Les individus gorgones sont des réalités transitoires mais contribuent chacune à pérenniser la vie d’un tout évolutif. L’humain aurait deux raisons de préserver les communautés de gorgones : comme espèces dans les écosystèmes et pour leur valeur culturelle (mythe du sauvage). Les conceptions philosophiques sur les objets naturels pèsent sur le Droit. Le Droit naturel, mener son projet de vie dans la durée, est commun aux animaux et humains, quels que soient les degrés de conscience ou raison. Le Droit juridique européen protège mal les animaux en général, même si le statut d’animal non libre dans le code civil a évolué de l’état de bien à l’état d’être sensible. Mais reconnaître la capacité de ressentir gêne ou douleur ne protège pas les gorgones dont la sensibilité relève du réflexe. Elle pourrait pourtant se définir par la capacité à réagir de façon appropriée à une stimulation environnementale. Penser ainsi le monde des gorgones débouche sur la question des valeurs et se concrétise par celle des services rendus. Quelques utilités justifiant leur prélèvement ont été trouvées, ne serait-ce que l’exploitation du corail rouge en Méditerranée. Aujourd’hui, l’industrie s’intéresse aux principes actifs (pour la compétition spatiale et la reproduction, contre les infections et les prédateurs). Des espèces révèlent des propriétés anti-inflammatoires, analgésiques ou cytotoxiques et répondent à des enjeux de santé publique. Le marché de l’aquariophilie transforme les gorgones en objets marchands. Leur visuel, suggérant rêve et exotisme, est parfois utilisé pour inciter à consommer ou communiquer à des fins de bien-être. Ce sont aussi des décors visuels attrayants dans les aquariums ouverts au public. Enfin, nous avons montré que les gorgones servent le tourisme tourné vers la mer et sont une amorce pour sensibiliser à la nature.
Préserver la variété des formes pour les paysages
Conserver un site à gorgones implique de choisir ce que l’on valorise chez elles, au-delà de la seule richesse spécifique. Or, la procédure requiert des listes d’espèces et donc des experts. Cependant, en dehors de la recherche, ces données fines sont-elles indispensables aux diagnoses et suivis des aires marines ? Pour conserver paysages et autres valeurs attribuables aux gorgones, des outils d’observation sont concevables par des experts pour des non experts. L’observation requiert uneattention, une acuité sensorielle, des actes cognitifs mais aussi un cadre théorique. Les guides de terrain riches en photographies de spécimens vivants favorisent déjà la participation du public aux sciences. S’appuyer sur la diversité des formes, couleurs et traits remarquables est une évaluation pertinente et simple de la qualité paysagère, sachant qu’un paysage appréciable (à valeur esthétique autant qu’utile) est souvent corrélé avec la diversité taxinomique. D’autres guides d’observation peuvent être conçus selon que les gorgones sont vues comme des éléments patrimoniaux, ressources, entités fonctionnelles, potentiels de résilience d’un milieu ou encore indicatrices d’un bon état ou potentiel écologique.
Conclusion
Argumenter pour la cause animale et être entendu des décideurs et gestionnaires ne sont pas choses évidentes pour des créatures archaïques, cachées sous la mer, difficiles à classer, occultées par la médiatisation faite autour des coraux, incapables de geindre… Et pourtant, des sentiments humains tels respect, responsabilité et compassion peuvent porter une éthique en faveur d’individus sauvages dotés d’une sensibilité autre. En outre, en prenant conscience de sa vulnérabilité et de son utilité pour la nature et les sociétés, le groupe zoologique des gorgones devient un problème pour lequel il faut trouver des solutions. Connaître sa biologie et valoriser les liens envisageables avec l’humain sont importants mais ne suffisent pas à mobiliser tous les acteurs. La reconnaissance des savoirs autochtones et le rôle des populations locales à travers leurs pratiques durables sont actés par la Convention de la diversité biologique (1992) et le protocole international de Nagoya (2010). D’un autre côté, les populations côtières ne s’approprient pas suffisamment les démarches et le langage de la conservation pour se conformer aux règles imposées. Les savoirs et intérêts concernant les habitats à gorgones gagneraient à être discutés entre acteurs de la conservation, ce qui implique une médiation entre scientifiques, gestionnaires et usagers de la mer.
Véronique Philippot, Naturum Études, naturumetudes@gmail.com