La réintroduction est une démarche visant à réimplanter une espèce dans son habitat naturel. C’est une démarche compliquée et onéreuse qui a fait ses preuves chez les mammifères et les oiseaux. La réintroduction des chevaux de Przewalski est l’un des exemples les plus concrets, un exemple qui se dirige doucement vers une réussite du retour de l’espèce à l’état sauvage.
Au cours des derniers 500 millions d’années, époque où la vie s’est largement diversifiée sur notre planète, cinq crises d’extinction majeures sont intervenues. Elles sont qualifiées de majeures car entre 75 et 95 % des espèces disparaissaient suite à des bouleversements géologiques ou extra-terrestres de grandes amplitudes et qu’elles se sont déroulées sur des pas de temps très long (plusieurs dizaines de millions d’années). Une autre caractéristique est qu’elles n’ont pas affecté tous les groupes taxonomiques de la même façon (Ceballos et al., 2010). Nous assistons aujourd’hui à une sixième vague d’extinction qui se distingue des précédentes à la fois par sa nature (ce sont les effets d’une seule espèce – Homo sapiens– qui en sont la cause) et sa vitesse (100 à 1000 fois supérieure aux 5 précédentes (Ceballos et al., 2015). Cette crise d’origine anthropique affecte le nombre d’espèces mais aussi l’abondance des populations comme chez les vertébrés terrestres où 322 espèces ont disparu depuis les années 1500 et où 25% des populations actuelles connaissent un déclin de leur abondance (Dirzo et al., 2014). Il s’agit donc aussi d’une prise de conscience de l’espèce humaine face à la responsabilité qu’elle porte dans cette vague d’extinction de masse. Ainsi, des actions ont été entreprises pour lutter contre l’érosion de la diversité biologique, notamment pour restaurer des populations d’espèces en déclin. Le déplacement intentionnel d’individus d’une espèce donnée pour restaurer sa population est appelé « translocation pour la conservation » (IUCN, 2013). Dans ce contexte, la démarche qui vise à réimplanter dans son aire de distribution originelle une espèce qui en a été extirpée est la réintroduction (Seddon et al., 2014). C’est une démarche coûteuse et risquée mais qui est de plus en plus adoptée (Brichieri‐Colombi & Moehrenschlager, 2016) et dont le succès chez les mammifères et les oiseaux est de plus en plus constaté (Bolam et al., 2020). La restauration des populations de chevaux de Przewalski est un exemple de plusieurs réintroductions qui se dirigent vers une réussite du retour de l’espèce à l’état sauvage.
Cette espèce d’équidé a été décrite par les occidentaux en 1881, et la dernière observation à l’état naturel en Mongolie a été faite moins d’un siècle plus tard : en 1970 Equus ferus Przewalskii est considéré comme éteint à l’état sauvage (Boyd & Houpt, 1994, IUCN 1996). Les causes sont multiples mais elles sont toutes liées à des actions anthropiques sur son habitat naturel (destruction, dégradation), aux changements climatiques ou directement sur la population (capture et chasse, IUCN, 2015). Grâce à la croissance des effectifs des populations captives, les initiatives de réintroduction commencèrent dès 1990. L’association Takh a initié en 1993 la création d’une population captive dans le Parc national des Cévennes (Causse Méjean, Lozère) en se basant sur le comportement des chevaux aussi bien que sur des aspects génétiques ou démographiques.
Dans un premier temps, l’association Takh a sélectionné onze chevaux provenant de huit zoos européens pour constituer la population fondatrice. Sélectionnés pour leur diversité génétique au regard de la population mondiale, ces animaux furent aussi choisis selon leur âge en fonction de leur sexe. En effet, l’acclimatation à une vie sous des conditions environnementales plus proches de leur écosystème originel nécessitait de ne pas exercer trop vite une pression sociale de la part des étalons sur les juments : des mâles non matures socialement ont ainsi été sélectionnés. Ces chevaux habitués à des enclos de taille modeste en zoos furent d’abord relâchés dans un enclos de 200 hectares auquel 200 hectares supplémentaires ont été ajoutés en 2001. Le causse Méjean fut choisi pour sa similitude avec l’écosystème steppique mongol, en termes de climat et de végétation. L’idée directrice était que les chevaux deviennent autonomes quant à la recherche de la ressource alimentaire et du choix du partenaire de reproduction afin d’obtenir une population de chevaux structurée socialement. L’objectif était de correspondre le mieux possible aux exigences écologiques et comportementales de l’espèce. La démarche a donc consisté à gérer la population avec un minimum d’interventions afin qu’une sélection la plus naturelle possible puisse s’exercer, et à suivre au plus près chaque individu d’un point de vue comportemental, génétique et sanitaire. Les interventions vétérinaires ont visé à assurer la survie des individus les premières années et à identifier les causes de mortalité via des autopsies tout au long du projet.
Si l’acclimatation à l’écosystème steppique du causse Méjean s’est relativement vite effectuée, le retour à une socialité conforme à l’espèce a pris plus de temps. À l’état naturel, les chevaux présentent une forte cohésion spatiale (ils vivent en groupes), dont l’une des entités est le groupe familial (un étalon vit en moyenne avec 4 juments et des jeunes). Un étalon reste avec quelques juments adultes parfois plus de dix ans et tous participent à l’éducation des jeunes. Ces derniers, mâles et femelles, quittent leur groupe natal vers l’âge de deux ans. Les jeunes juments sont récupérées par un étalon adulte qui n’a pas encore de juments ou un étalon qui a déjà un groupe. Quant au jeune mâle, il rejoint un groupe dit de « mâles célibataires », autre entité sociale des chevaux, dans lequel il vit avec des étalons « adolescents » comme lui, des plus âgés qui n’ont pas encore eu de juments et des mâles déchus qui n’ont plus de groupe familial. Les éthologistes considèrent cette étape de vie cruciale dans l’acquisition de compétences sociales des mâles (Berger, 1986). Les chevaux de Przewalski mâles issus de zoos n’avaient pas grandi dans ce type de structure sociale, ce qui peut expliquer une fréquence importante de comportements agressifs les premières années (Feh & Munkhtuya, 2008). Une fois que la première génération de chevaux nés sur le causse fut arrivée en âge de se reproduire, les relations devinrent plus pacifiques, avec une fréquence plus importante de comportements ritualisés entre les étalons, voire de coopération, et une plus grande stabilité des groupes (Takh, non publié).
Durant la période d’acclimatation des chevaux à la vie autonome sur le causse Méjean, un site propice à leur réintroduction en Mongolie fut choisi. Les chevaux candidats à cette translocation furent sélectionnés selon leur profil génétique et sanitaire mais surtout pour la stabilité de leurs liens au sein d’un groupe. Ainsi, ce sont des familles composées d’individus nés sur le causse Méjean qui furent transférés en Mongolie. En 2004, ce sont douze chevaux répartis en deux groupes familiaux et un groupe de jeunes étalons qui voyagèrent vers le site de Khomyn Tal (aujourd’hui devenu un parc national), puis dix chevaux en 2005, également répartis en groupes familiaux et jeunes étalons. Après le relâcher en Mongolie, les chevaux se sont immédiatement réorganisés selon la même composition des groupes que celle du causse Méjean. Lors du second lâcher, il n’y pas eu de tension particulière avec les groupes arrivés avant eux en 2004, traduisant leur aptitude à vivre ensemble même après une séparation de quelques mois et un nouvel environnement. En 2021, cette population réintroduite atteint les 120 chevaux et on y observe toujours une structure sociale naturelle en dix familles et 28 étalons répartis en groupes de mâles célibataires, tous sur le même espace. D’un point de vue démographique, la population a connu un taux de natalité quasi nul les six premières années, probablement la conséquence des contraceptifs injectés aux juments avant le transport pour éviter qu’elles ne soient gestantes car elles risquaient d’avorter et de mourir suite à cet événement durant le voyage (Feh, 2012). Mais depuis 2011, le taux d’accroissement est plus élevé puisque la population est passée de 24 chevaux en 2010 à 121 en 2021. La survie des poulains fluctue entre 60 et 82 % depuis 2011 et celle des adultes autour de 90 % (Drouard et al., 2019), cela malgré la présence de leur prédateur potentiel qu’est le loup et des hivers parfois très rigoureux (-35 °C). Les mises-bas se concentrent entre avril et septembre avec un pic en mai et juin (65 % des naissances), période où les conditions environnementales sont plus clémentes (températures plus chaudes et végétation abondante). La population fondatrice sur le causse Méjean, qui reste un réservoir pour de futures translocations pour la conservation, s’organise en 4 familles et 8 étalons célibataires. Une analyse préliminaire du risque de mortalité des juments adultes en Mongolie tend à montrer que ce dernier diminue lorsque la taille des groupes augmente, suggérant que la réintroduction de groupes sociaux optimise la survie post-relâché[1].
Deux autres projets européens ont réintroduit des chevaux de Przewalski en Mongolie au début des années 1990. Leurs populations atteignent aujourd’hui les 300 individus (Dashpurev, com. pers., 2021, ITG 2021) et elles ont opté pour une autre démarche en multipliant les translocations d’individus issus de zoos afin d’accroître les populations in-situ. Les groupes sociaux sont créés par les humains en plaçant des congénères des deux sexes dans de petits enclos d’acclimatation avant de les relâcher sur les sites de réintroduction (King, 2002). Ces groupes ne tiennent pas toujours après le lâcher et les chevaux se réorganisent (Souris et al., 2007). Si la démarche n’a pas tenu compte en amont du caractère hautement social de l’espèce et de l’intérêt de réintroduire des groupes sociaux stables, ces opérations sont pourtant elles aussi sur la voie du succès.
En guise de conclusion, dans le cas du cheval de Przewalski, il apparait possible de réintroduire non seulement des individus mais aussi et surtout une organisation sociale. Cette dernière semble apporter un bénéfice notable dans le succès de telles opérations pour les mammifères sociaux. Cela est rendu possible par la constitution en amont d’une population fondatrice soumise à des conditions environnementales similaires au futur site de réintroduction. Le bien-être des espèces sauvages, menacées ou non, est difficile à appréhender car il sort du carcan de la relation au domestique. Il se pourrait bien que pour les espèces qui font l’objet de programmes de conservation, le bien-être corresponde à leurs exigences écologiques plus qu’à des critères anthropocentrés. Ces notions classiquement plus éloignées du cadre de la biologie de la conservation y sont pourtant reliées et renvoient à l’empathie que l’Humain est capable d’exprimer et de traduire en termes de protection du sauvage quel que soit l’espèce considérée (Miralles et al., 2019).
Hélène Roche et Laurent Tatin
[1] Le Pioufle, N., Cubaynes, S. and Tatin, L. (2021). Survie du cheval de Przewalski pre et post-translocation : effet du site, de facteurs démographiques et sociaux. Rapport de Master, Université de Rennes 1, 22pp. Retour