Souffrances des poissons pêchés: vers la fin d’un impensé

Nos relations aux animaux sauvages en liberté s’arrêtent au prisme de la préservation de la biodiversité, en omettant souvent d’admettre que nombre d’individus sont sentients. Les poissons sont les premiers à en faire les frais. Dans le cadre de la pêche commerciale et de la pêche de loisir, ils font généralement face à des souffrances importantes.

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©Wes Walker

Le sujet de nos relations aux animaux sauvages en liberté est le plus souvent abordée sous le prisme exclusif de la préservation de la biodiversité et des ressources vivantes. Les individus sentients – capables de ressentir plaisir et souffrances – se retrouvent effacés derrière le prisme de l’espèce. Ainsi, l’article 521-1 du code pénal punit les sévices graves et actes de cruauté envers les animaux uniquement s’ils sont exercés sur un animal domestique, apprivoisé ou tenu en captivité, et non sur les animaux sauvages en liberté.

D’autre part, les poissons, dont les vocalisations sont inaudibles et qui n’ont pas d’expressions faciales, ont la malchance de susciter beaucoup moins d’empathie que les oiseaux et les mammifères.

Ces deux constats pris ensemble mènent à un troisième : l’absence quasi totale de prise en compte de la souffrance des poissons dans le cadre de la pêche. Depuis longtemps déjà, les pratiques de chasses les plus cruelles sont dénoncées. Pourtant, rares sont les occasions où les pires pratiques de pêche de loisir sont attaquées pour leur cruauté. De même, la souffrance des animaux terrestres au moment de l’abattage fait l’objet de réflexion de longue date dans le but de la réduire au minimum. Plus récemment, à l’étranger surtout, on réfléchit aussi à la minimisation des souffrances lors de la mise à mort des poissons d’élevages (voir le rapport de la Commission européenne, 2017 [PDF]). En revanche, le sujet de la réduction des souffrances occasionnées par les pratiques de capture et d’abattage dans le cadre de la pêche commerciale demeure une véritable omission.

Pourtant, les souffrances des animaux, principalement des poissons, qui subissent la pêche, fut-elle commerciale ou de loisir, sont massives et concernent un grand nombre d’individus. Au niveau mondial, selon Fishcount, entre 787 milliards et 2 300 milliards de poissons ont été abattus chaque année en moyenne entre 2007 et 2016 par la pêche commerciale. C’est entre 8 à 25 fois plus d’animaux que le nombre de vertébrés terrestres d’élevage abattus dans le monde pour la consommation en 2018. La pêche française, quant à elle, tue entre 695 millions et 2,3 milliards de poissons chaque année, contre près d’un milliard d’animaux tués dans nos abattoirs terrestres en 2018. L’organisation Rethink Priorities estime quant à elle qu’entre 35 et 150 milliards de poissons sont élevés et relâchés chaque année dans le monde à des fins de réempoissonnement liées à la pêche de loisir, et qu’entre 1 et 10 milliards de poissons d’élevage sont vendus annuellement pour être utilisés en tant qu’appâts-vivants pour la pêche au vif aux États-Unis. Enfin, des chercheurs estiment à 47,1 milliards le nombre de poissons capturés annuellement dans le monde dans le cadre de la pêche de loisir.

Les souffrances des poissons pêchés

L’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA), reconnaît officiellement que les poissons sont capables de ressentir la douleur mais également la peur. Sept facteurs principaux génèrent des souffrances lors du processus de pêche :

  • Compressions/écrasements : lors de la pêche au filet, les poissons se retrouvent en très fortes densités. Ils peuvent être écrasés les uns par les autres lorsque le filet est traîné ou au moment de la remontée.
  • Blessures physiques : les poissons sont susceptibles d’être blessés de multiples manières, que cela soit par les hameçons, les contacts avec les filets de pêche, ou bien l’écrasement par les autres poissons. D’autre part, il est courant que les poissons soient manipulés en utilisant la gaffe, sorte de perche munie d’un crochet que l’on plante dans leur chair lorsqu’ils sont encore vivants. Certains poissons peuvent être éviscérés vivants sans étourdissement préalable.
  • Déprédation : alors qu’ils sont empêtrés dans les filets ou pris sur un hameçon, les poissons sont limités dans leur mouvement. Cela les rend particulièrement vulnérables à la prédation exercée par d’autres animaux.
  • Chocs thermiques : en mer, la température de l’eau peut être très différente en fonction de la profondeur. Ainsi, les poissons peuvent subir un choc thermique occasionné par un changement rapide de température subi lors de la remontée des engins de pêche*. D’autre part, les poissons sont parfois mis à mort par immersion dans un coulis de glace qui peut générer des souffrances pendant de longues minutes.
  • Barotraumatismes : lors de la remontée des engins de pêche, les poissons sont soumis à un choc dû au changement rapide de pression. Cela peut entraîner des hémorragies internes et des distensions et ruptures d’organes. Les poissons peuvent se retrouver à recracher leur vessie par la bouche, et avoir les yeux qui sortent de leurs orbites. Une protrusion des intestins par la bouche ou l’anus peut également avoir lieu.
  • Épuisement : les engins de pêche, en particulier les engins dits « passifs », qu’il s’agisse d’hameçons ou de filets, peuvent être laissés en eau de plusieurs heures à plusieurs jours avant d’être remontés. Les poissons pris ont alors tendance à s’épuiser en tentant de s’échapper, et certains en meurent.
  • Asphyxie : une fois remontés à la surface, la méthode de mise à mort la plus courante est l’asphyxie à l’air libre. Selon les espèces, la perte de conscience peut prendre de quelques minutes à plusieurs heures.

Une prise de conscience naissante

Heureusement pour les poissons, malgré le caractère négligé de cette problématique, une prise de conscience est en train de naître.

  • Pêche commerciale

Concernant la pêche commerciale, les chiffres officiels étant reportés en tonnage et non en nombre d’individus, il est nécessaire de réaliser un calcul complexe tenant compte des poids moyens par espèce pour estimer le nombre total de victime de la pêche. L’ONG britannique Fishcount a entrepris ces calculs. Elle a également publié un rapport en 2010 intitulé Worse things happen at sea (Le pire a lieu en mer), détaillant les sources de souffrances des poissons pêchés et proposant des pistes d’amélioration. Elle travaille depuis à encourager la recherche scientifique dans ce domaine et les pratiques de pêche commerciale minimisant les souffrances.

En janvier dernier, c’est Eurogroup for Animals – fédération européenne d’organisations de défense des animaux – qui a à son tour publié un rapport sur cette problématique. Ce rapport propose une synthèse des stratégies de réduction des souffrances des poissons. Cela passe notamment par la réduction de la durée du processus, le recours aux pompes à poissons (tuyaux aspirant les poissons avec de l’eau) pour charger les poissons à bord sans compressions ni exposition à l’air, l’interdiction des pires pratiques, et le développement de technologies d’étourdissement avant abattage applicables à la pêche.

Certains acteurs privés prennent eux aussi conscience des enjeux. C’est le cas du groupe néerlandais « Ekofish » et de la « Humane harvest initiative » par l’entreprise « Blue North » basée en Alaska. Ces entreprises ont opéré des changements dans leur pratique dans le but de réduire la souffrance animale, notamment en utilisant un équipement d’étourdissement électrique des poissons et en minimisant le temps d’exposition à l’air des poissons avant étourdissement. Cela est en partie motivé par l’impact du stress précédant la mise à mort sur la qualité des produits. Autre exemple : entre 2004 et 2010, l’association Fairfish a cogéré une pêcherie certifiée dans une démarche de commerce équitable en partenariat avec des pêcheurs artisanaux au Sénégal. Certains des critères de certification étaient orientés spécifiquement vers la réduction des souffrances des poissons via une réduction de la durée d’immersion des engins de pêche avant la remontée et l’étourdissement par percussion crânienne manuelle dès la sortie de l’eau. Le label qualité Suédois KRAV, quant à lui, a intégré l’obligation (avec toutefois certaines dérogations) de disposer d’équipement d’étourdissement pour les navires de pêche de plus de 24 mètres . Ainsi, l’on pourrait assister à l’avenir à l’émergence d’un nouveau segment du marché des produits de la mer, caractérisé par une démarche qualité centrée sur l’amélioration des conditions de capture et d’abattage.

Du côté de la recherche, on dénombre à ce jour quatre programmes de recherche académique en Europe sur la réduction des souffrances des poissons dans la pêche commerciale au Royaume-Uni, en Norvège, aux Pays-Bas, en Suède et au Danemark.

Sur le plan politique, l’Assemblée nationale a adopté une résolution européenne sur la protection du bien-être animal dans l’Union européenne le 1er novembre 2020. Dans ce texte, les députés français encouragent la Commission à initier une réflexion sur la réduction des souffrances des poissons pêchés et à prendre des mesures dans ce sens. À l’heure actuelle, aucune subvention n’est spécifiquement orientée pour encourager les efforts de réduction des souffrances des poissons pêchés.

  • Pêche de loisir

La LFDA, via son livret Réformer la pêche de loisir publié en 2002, a été pionnière dans l’émergence de ce sujet en France. Ce livret proposait notamment l’interdiction des hameçons à ardillon – lesquels blessent davantage les poissons que les hameçons classiques lors de leur retrait  –, l’usage de la gaffe et des concours de pêche. Il dénonçait également la pratique de la pêche au vif, qui consiste à utiliser des petits poissons que l’on empale vivant sur des hameçons pour s’en servir d’appâts.

L’opposition à la pêche au vif a connu un regain d’intérêt récemment grâce à la campagne menée par l’association Paris Animaux Zoopolis, qui a obtenu le dépôt de plusieurs vœux municipaux (à Paris et Grenoble) condamnant cette pratique. L’enseigne Décathlon, proposant des vifs à la vente, est aussi attaquée.

Le réempoissonnement – qui consiste à élever des poissons et à les relâcher en liberté – à des fins de pêche de loisir commence aussi à être dénoncé dans la lignée de la critique de l’élevage d’animaux destinés à la chasse. Ainsi, lors des discussions autour de la loi climat, un amendement demandant l’interdiction des réempoissonnements à des fins exclusives de pêche de loisir a été déposé, mais malheureusement, classé irrecevable.

Une autre pratique de pêche de loisir est particulièrement attaquée : la pêche « no-kill » ou « catch-and-release ». Elle consiste à pêcher pour le plaisir, et à relâcher les poissons – blessés par l’hameçon, stressés et terrifiés – à l’eau après la capture. Nombre d’entre eux n’y survivent pas. Cette pratique a été initialement promue par des écologistes pour permettre de réduire la pression exercée par la pêche de loisir sur les milieux aquatiques sans frustrer les pêcheurs. Cependant, en l’absence de consommation, on peut y voir une violence gratuite exercée dans un unique but de divertissement. Théoriquement, si un pisciculteur ou un chercheur en biologie exerçait de tels traitement sur les poissons dont il a la charge, il serait passible de poursuites pénales pour sévices graves ou acte de cruauté. Dans cette lignée, soutenue par 11 associations dont la LFDA, une tribune initiée par Paris Animaux Zoopolis appelle à l’interdiction de la pêche de loisir dans les départements où la consommation de poissons d’eau douce est interdite, comme c’est le cas à Paris.

De la même façon que l’on s’inquiète de la pollution au plomb générée par les cartouches de chasse, on devrait aussi se préoccuper des pollutions occasionnées par les déchets de pêche, en particulier les hameçons qui peuvent blesser les animaux.

Contrairement aux chasseurs, les pêcheurs doivent uniquement acheter une carte de pêche, mais n’ont pas besoin de passer un permis soumis à examen pour exercer leur loisir. La création d’un permis de pêche permettrait de restreindre la pêche de loisir aux personnes capables de démontrer qu’elles connaissent la réglementation en vigueur, savent reconnaître les espèces, et maîtrisent les pratiques visant à minimiser les souffrances des poissons pêchés.

Conclusion

La réduction des souffrances des poissons pêchés est un des nombreux sujets qui apparaissent lorsque l’on commence à voir les animaux sauvages en liberté comme ce qu’ils sont : des individus sentients. Si la préservation de la biodiversité est essentielle, cela ne peut plus être la seule et unique préoccupation concernant notre rapport aux animaux sauvages.

Gautier Riberolles

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