Les antibiotiques, c’est pas automatiques… en élevage non plus! Le nouveau cadre réglementaire sur l’usage des antimicrobiens

Le nouveau cadre réglementaire européen sur l’utilisation des antibiotiques en élevage est entré en vigueur le 28 janvier 2022: l’occasion de revenir sur les évolutions importantes de règles conciliant tant bien que mal productivisme agricole, santé humaine et animale.

Antibiotiques

En effet, les antimicrobiens ont jusqu’à présent été mobilisés par les filières avant tout pour servir une optique productiviste : il s’agissait de maintenir les animaux dans un état de santé minimal sans égard pour leurs conditions de vie. Bien que fondée sur des considérations ayant trait à la santé humaine, la nouvelle réglementation européenne sur les antimicrobiens marque une évolution notable dans la réglementation des productions animales (PDF).

Antimicrobiens, antibiotiques et antibiorésistance

On désigne par le terme générique « antimicrobiens » les substances chimiques visant à combattre les microbes à l’origine de pathologies infectieuses. Les antibiotiques sont un type d’antimicrobiens qui luttent contre un certain type de microbes : les bactéries. Bien que les antibiotiques soient les plus connus des antimicrobiens, il en existe d’autres types, tels que les antiviraux, qui luttent contre les virus, ou encore les antiparasitaires, qui combattent les parasites.

La résistance aux antimicrobiens est la capacité d’un micro-organisme à résister aux effets des antimicrobiens. De la même façon, la résistance aux antibiotiques, également appelée « antibiorésistance », est la capacité d’une bactérie à résister aux effets des antibiotiques. Les phénomènes de résistances des organismes aux antimicrobiens existe à l’état naturel : à partir d’un certain temps, une bactérie développe naturellement des moyens de défense.

Cependant, l’utilisation massive d’antimicrobiens a pour effet d’accélérer ce phénomène de résistance, faisant courir des risques importants pour la santé des populations humaines et animales. Ainsi, le Centre européen de prévention et de contrôle des maladies estime que la résistance aux antimicrobiens est à l’origine de 33 000 décès en moyenne par an(ECDC, 2018). L’Organisation mondiale de la santé (OMS) estime que des bactéries causant des infections potentiellement mortelles pour l’homme, à l’instar de E. coliK. pneumonia, et S. aureus (à l’origine du staphylocoque doré), ont développé un taux de résistance aux antibiotiques supérieur à 50 %.

Les antimicrobiens, cheville ouvrière des production animales intensives

Compte tenu des graves effets de la surutilisation des antimicrobiens sur la santé humaine, les pouvoirs publics ont multiplié les initiatives auprès des médecins et des particuliers pour limiter la prescription et la circulation des antibiotiques pour la santé humaine.

Depuis les années 1990 au moins, des groupes militants et des scientifiques ont également appelé à une prise de conscience sur le niveau d’utilisation des antimicrobiens en élevage. Ces groupes visaient en particulier le secteur des productions animales intensives identifié comme la principale source de surutilisation d’antimicrobiens, y compris des substances identiques à celles utilisées en médecine humaine (rapport CIWF : PDF). 

Les productions animales intensives multiplient en outre les voies de contamination : entre animaux et ouvriers agricoles qui entrent en contact mais aussi entre animaux domestiques et animaux sauvages et environnements naturels du fait des effluents contaminés par le lisier issu d’animaux traités aux antibiotiques. Lorsque la réglementation est insuffisante, notamment en dehors de l’UE, les consommateurs peuvent être exposés aux antibiotiques par la consommation de produits contenant d’importants niveaux de résidus.

En dépit de ses effets néfastes, l’utilisation routinière d’antimicrobiens constitue un aspect essentiel du fonctionnement des productions animales intensives. L’usage massif d’antimicrobiens en élevage a ainsi permis l’émergence des productions animales intensives dans l’après-guerre. En neutralisant les risques infectieux, les antimicrobiens permettent ainsi de maintenir les animaux dans un état de santé suffisamment satisfaisant pour continuer de produire les denrées alimentaires justifiant leur exploitation dans des conditions favorisant l’émergence d’infections.

En plus du simple traitement des infections, les filières ont identifié que l’utilisation régulière d’antimicrobiens à de faibles doses (usage comme promoteur de croissance) aux animaux d’élevage accroissait leurs rendements : ceux-ci engraissaient davantage et plus rapidement.

Davantage que de soigner les animaux, l’utilisation des antimicrobiens en élevage intensif dans les années 1940-1970 sert avant tout à compenser les mauvaises conditions de vie des animaux et à accroître les niveaux de production. Alors que les antimicrobiens présentent des vertus incontestables en matière de bien-être animal, en protégeant et soignant les animaux d’infections douloureuses, ces substances sont avant tout mises au service des méthodes de production les plus inhumaines dans les exploitations intensives.

Évolutions du cadre réglementaire : une prise de conscience tardive

Les pouvoirs publics européens prennent la mesure des risques posés par la surutilisation des antimicrobiens en élevage à partir de la fin des années 1990 seulement, en interdisant l’utilisation de certaines substances en productions animales : avoparcin, baitracin zinc, spiramycin, virginiamycin, et le phosphate de tylosin (Directives 97/6 et 2821/98). Ce n’est qu’en 2006 que la Commission européenne procède à l’interdiction des substances les plus utilisées en tant que promoteurs de croissance (Règlement 1831/2003 entré en vigueur en 2006) puis fixe des taux de résidus antibiotiques dans les aliments en 2010 (Règlement 37/2010).

À la fin des années 2010, la Commission européenne entreprend de mettre à jour l’ensemble des normes réglementaires, notamment en réponse aux différentes stratégies mises en œuvre par l’OMS, de l’Organisation mondiale de la santé animale (OIE), inspirée du concept d’« Une seule santé ». Cette réforme aboutit à l’adoption d’une série de trois règlements en 2019 :

  • Règlement (UE) 2019/6 relatif aux médicaments vétérinaires.
  • Règlement (UE) 2019/4 concernant la fabrication, la mise sur le marché et l’utilisation d’aliments médicamenteux.
  • Règlement (UE) 2019/5 relatif aux procédures pour l’autorisation et la surveillance des médicaments à usage humain et à usage vétérinaire et instituant une Agence européenne des médicaments.

Ce nouveau cadre réglementaire, en plus d’imposer un système européen d’autorisation de mise sur le marché pour les médicaments vétérinaires, marque deux grands changements. 

Premièrement, les nouveaux règlements 2019/6 et 2019/4 posent une interdiction générale d’usage préventif d’antibiotiques et renforcent l’interdiction d’utilisation des antimicrobiens en tant que promoteurs de croissance. Le Règlement 2019/6 indique ainsi en son article 107 : « Les médicaments antimicrobiens ne sont pas administrés de manière systématique ni utilisés pour compenser de mauvaises conditions d’hygiène, des conditions d’élevage inappropriées ou un manque de soins, ou pour compenser une mauvaise gestion de l’exploitation. Les médicaments antimicrobiens ne sont pas utilisés chez les animaux pour favoriser la croissance ou augmenter le rendement. »

Deuxièmement, cette interdiction est assortie d’un effet extraterritorial : les pays hors de l’UE qui souhaitent exporter des denrées alimentaires d’origine animale en UE devront se plier à cette interdiction. Enfin, les États membres sont tenus de recueillir les données sur les ventes et utilisation des antimicrobiens.

La persistance d’une vision animée par le productivisme agricole

Il convient tout d’abord de noter que l’importante évolution du cadre réglementaire n’est pas due à une remise en cause des productions animales intensives d’un point de vue éthique, mais aux importants risques que fait courir une utilisation généralisée des antimicrobiens sur la santé humaine. En dépit de l’invocation du concept « Une seule santé » par les pouvoirs publics, il ne s’agit pas non plus de protéger les animaux, qu’il soit d’élevage ou sauvages, des effets néfastes de l’utilisation irraisonnée des antimicrobiens, il s’agit de protéger en priorité les communautés humaines des effets d’un tel usage.

Plus alarmant, d’un point de vue plus strictement juridique, ce nouveau cadre réglementaire continue d’accommoder les intérêts économiques des productions animales intensives. Une analyse détaillée des textes révèle ainsi que les nouvelles règles ne remédient que de manière très partielle à la surutilisation des antimicrobiens en élevage. Les dispositions expriment certes une volonté de limiter le recours aux antimicrobiens en tant que moyen de compenser « les mauvaises conditions d’hygiène, des conditions d’élevage inappropriées ou un manque de soins, ou pour compenser une mauvaise gestion de l’exploitation ». 

Pour autant, le législateur ne prend pas le temps de qualifier avec plus de précision le type de pratiques visées par cette disposition. Dans la mesure où la législation européenne sur le bien-être animal donne blanc-seing à des pratiques l’extrême concentration sur les exploitations (les seuils maximaux de densité inscrites en droit sont si élevés qu’il est souvent impossible de les dépasser en pratique), ce type de rédaction générale pose question quant à la réalité de sa portée.

Ensuite, bien que l’utilisation d’antimicrobiens à visée d’accroissement de la productivité est quant à elle interdite (Article 107), les nouveaux règlements ne posent pas non plus de critères spécifiques distinguant ce qui relève de l’usage préventif (prophylactique) d’antimicrobiens de l’usage d’antibiotique en tant que promoteurs de croissance. L’utilisation d’antimicrobiens à visée prophylactique reste autorisée « dans des cas exceptionnels pour l’administration sur un animal individuel ou un nombre restreint d’animaux lorsque le risque d’infection ou de maladie infectieuse est très élevé et que les conséquences ont toutes les chances d’être graves » (Règlement 2019/6, Article 107). 

Or, à la lecture du texte, il demeure mal aisé de déterminer le réel motif d’administration d’antimicrobiens à faible dose puisque le législateur s’est, là encore, abstenu de qualifier précisément ce qu’est un « nombre restreint d’animaux » – il aurait été pertinent de fixer un pourcentage du cheptel par exemple. Les rédacteurs imposent également un certain nombre d’autres conditions quant à la probabilité et la nature du dommage pouvant survenir en l’absence d’administration d’antimicrobiens : le risque doit être « très élevé » et les conséquences « graves ». Toutefois, le législateur s’abstient de poser des critères d’évaluations pour chacune de ces conditions – il aurait été utile de préciser au moins la nature du dommage : financier, nombre d’animaux morts, etc. Par conséquent, l’interprétation de l’ensemble de ces critères semble donc être laissée très largement à l’appréciation du producteur. 

Conclusion

En conclusion, la réforme du cadre réglementaire concernant l’usage des antimicrobiens en élevage est globalement positive en ce qu’elle s’inscrit dans une dynamique de réglementation toujours plus stricte. Une évolution notable est celle de l’obligation faite aux exportateurs de se conformer à une partie des règles européennes, qui vient confirmer le tournant davantage protecteur de l’UE vis-à-vis des éleveurs européens. Pour autant, on ne peut que regretter, une fois n’est pas coutume, le manque d’ambition concernant la qualité des textes réglementaires européens. L’important marge d’interprétation laissée aux producteurs a pour conséquence de nous priver d’un levier efficace pour faire obstacle au déploiement des productions animales intensives.

Alice Di Concetto

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