Modifier artificiellement la biodiversité pour la sauver?

L’évolution assistée est une nouvelle approche de la conservation de la biodiversité. Plutôt que de chercher à réduire les pressions anthropiques qui la menacent, l’idée est d’aider la biodiversité à s’adapter aux pressions que nous lui infligeons. Cela passe par l’amélioration artificielle des capacités de résilience des espèces ou des écosystèmes.

biodiversité

Cette approche est principalement discutée dans le cadre de recherches visant à modifier les coraux pour les rendre plus résistants à l’acidification des océans et au réchauffement climatique. Des programmes d’envergure sont aujourd’hui sérieusement envisagés dans le cadre de la course contre la montre pour sauver la Grande barrière de corail en Australie, qui est particulièrement menacée.

Cette démarche pose des nouvelles questions d’éthique. Elle nous force à nous poser la question de ce que nous valorisons vraiment dans des écosystèmes tels que la Grande Barrière de corail (pour plus de détails, voir l’article « Évolution assistée: cas de la Grande Barrière de corail« ) Que cherchons-nous réellement à protéger en la protégeant ? Plusieurs réponses à cette question sont possibles, reposant sur diverses approches en éthique environnementale.

La valorisation des « services écosystémiques »

La première réponse qu’il est possible d’apporter est que ce qui devrait nous pousser à protéger la Grande Barrière de corail, c’est la préservation des services écosystémiques qu’elle nous fournit. La notion de service écosystémiques renvoie aux bénéfices que les écosystèmes et la biodiversité fournissent aux humains, tels que la pollinisation de nos cultures, la filtration de l’eau, le stockage du carbone, les ressources alimentaires notamment halieutiques,  la protection contre des catastrophes naturelles, l’expérience esthétique agréable de contemplation de beaux espaces naturels, les revenus liés au tourisme naturaliste, les connaissances scientifiques que l’on pourrait acquérir en étudiant cet écosystème, les nouvelles molécules inconnues qui pourraient avoir des propriétés utiles notamment pour la médecine, etc.

Certains tenants de cette approche proposent d’estimer la valeur monétaire de ces services gratuits en faisant la somme des revenus que nous tirons de l’exploitation des écosystèmes, de l’argent que nous devrions dépenser si nous devions nous même assurer la réalisation de ces services par notre travail au lieu de les recevoir gratuitement  (ex : polliniser à la main nos champs de maïs), et de l’argent que nous dépenserions pour faire face aux catastrophes dont nous protège la biodiversité (ex : frais liés aux conséquences des glissements de terrain liés à la déforestation).

Dans notre cas, un rapport commandité au cabinet Deloitte Assess Economics par la Great Barrier Reef Foundation en 2016 a estimé que la Grande barrière de corail contribuait à hauteur de 6,4 milliards de dollars par an et 64 000 emplois à l’économie Australienne, et que sa valeur monétaire était autour de 56 milliards de dollars. Ces chiffres ne reflètent que la valeur liée aux utilisations directes et indirectes de la Grande barrière de corail, et ne prennent pas en compte les autres formes de services écosystémiques, dont on peut soupçonner qu’ils valent eux aussi plusieurs dizaines de milliards. Au niveau mondial, la valeur de l’ensemble des récifs coralliens serait de 1 000 milliards de dollars, et 500 millions de personnes seraient dépendantes d’eux. On prédit que les coûts liés à la perte des services rendus par les récifs atteindront 500 milliards de dollars par an ou plus d’ici 2100.

Dans cette vision, l’évolution assistée serait une solution acceptable voire souhaitable dès lors qu’elle permet de préserver ces fameux services écosystémiques.

Cependant cette vision de la biodiversité est exclusivement anthropocentriste. La Grande Barrière de corail n’aurait aucune valeur intrinsèque mais seulement une valeur instrumentale au service des intérêts des humains, lesquels seraient les seuls à posséder une valeur intrinsèque. Par exemple, s’il s’avère qu’une estimation montrait que la valeur économique des services écosystémiques rendus par un écosystème très riche est inférieure à la valeur économique que nous tirerions en le rasant pour le transformer en un parc d’attraction, l’on pourrait conclure que détruire cet écosystème est parfaitement justifié.

La valorisation de la « Naturalité »

Une autre vision considère que ce qui fait la valeur des écosystèmes, ce serait leur « naturalité » ou « wilderness » en anglais. C’est-à-dire leur caractère vierge de l’influence humaine. Aux Etats-Unis, le Wilderness Act de 1964 a ainsi défini légalement la « naturalité » de la manière suivante : « un lieu où la terre et sa communauté de vie ne sont point entravés par l’homme, où l’homme lui-même n’est qu’un visiteur de passage. » On distingue parfois la « naturalité anthropique » qui renvoie à l’absence d’influence des activités humaines, de la « naturalité biologique » qui renvoie non pas directement à l’absence d’intervention humaine mais aux caractéristiques biologiques d’un écosystème avant sa modification/dégradation par les activités humaines, la seconde étant généralement priorisée par rapport à la première. Ainsi, réintroduire une espèce après sa disparition ou éradiquer une population d’une espèce exotique envahissante introduite par l’homme constituent des interventions humaines contraires à la « naturalité anthropique » mais acceptées car visant à préserver la « naturalité biologique ». Dans cette vision, l’évolution assistée pose problème car elle constitue une atteinte à la naturalité de la Grande barrière de corail. Cette intervention humaine représente à la fois une atteinte à la « naturalité anthropique » mais également à la « naturalité biologique » dans la mesure où cette approche ne vise pas à rétablir les caractéristiques biologiques de l’écosystème avant sa dégradation par les activités humaines. Ce type d’inquiétude est souvent formulé en rejetant l’évolution assistée car celle-ci consisterait à « jouer à Dieu » et serait « contre-nature ».

L’idée de Nature est assez critiquée par certains philosophes. Pourquoi le caractère « naturel » d’une entité serait-il par essence désirable ? La mort subite du nourrisson et la malaria, phénomènes naturels à l’origine de grandes souffrances, doivent-elles aussi être préservées en vertu de leur naturalité ? Les vaccins et autres médicaments sont-ils nécessairement des mauvaises choses au motif qu’ils sont artificiels ? L’agriculture, basée sur la sélection génétique artificielle des plantes, est-elle plus problématique que la cueillette sauvage ? La biodiversité abritée dans les écosystèmes urbains n’aurait-elle aucune valeur car souillée par l’influence de l’artificialité humaine ?

Cette vision du monde qui sacralise le « naturel » et conspue l’« artificiel » est basée sur l’idée que l’humain et tout ce qu’il produit ne font pas ou plus partie de la Nature. Si l’influence qu’exercent les autres animaux sur les écosystèmes n’est pas vue en soit comme une atteinte à leur naturalité, pourquoi considérer que toute influence exercée par les êtres humains sur les écosystèmes – fût-elle positive pour la biodiversité – constitue une atteinte indésirable à leur naturalité ?

Ce qui conduit généralement à voir les humains comme étant exclus de la Nature, c’est d’une part l’opposition philosophique entre Nature et Culture, et d’autre part, la croyance selon laquelle seuls les êtres humains seraient doués de culture. Or cette dernière croyance est fausse. Si l’on définit la culture comme l’ensemble des savoirs-faire, des traditions et innovations socialement transmises de génération en génération au sein d’un groupe donné, et ne relevant pas d’un déterminisme génétique du comportement, alors les humains sont loin d’être les seuls animaux culturels (13). Des phénomènes culturels sont aujourd’hui bien documentés chez plusieurs espèces, particulièrement chez les cétacés et les primates non humains. Ainsi, l’ apparition de la capacité pour les membres d’une espèce de produire et transmettre de la culture, voire de la technologie, est un phénomène naturel. Cette capacité a émergé et été sélectionnée plusieurs fois par la sélection naturelle chez des taxons distincts au cours de l’évolution. Si la raison pour laquelle l’on considère que toute influence humaine est une atteinte à la naturalité tient à notre capacité à produire et transmettre de la culture, nous devrions alors considérer que les chimpanzés et les orques portent eux aussi atteinte à la naturalité des écosystèmes dans les quels ils exercent leur influence culturelle.

Le plus ironique est que selon certains anthropologues comme Philippe Descola, la vision du monde qui oppose Nature et Culture en excluant les humains du champs de la Nature serait en soit une construction sociale culturelle qui n est pas partagée par toutes les cultures. Selon lui, les amérindiens Achuar vivant en Amazonie d’une manière que les occidentaux qualifierait être en « harmonie avec la Nature » ne partagent pas la vision du monde selon laquelle les humains seraient distincts de la Nature, ni même la vision opposant le sauvage au domestique.

La notion de « contre nature » repose sur l’idée d un « ordre naturel » ou l’existence de «Lois de la Nature » qu il serait possible et immoral de violer. Or les seules lois de la Nature qui existent sont en réalité les lois des mathématiques et de la physique, des quelles émergent les lois de la chimie de la biologie et de la psychologie. Celles-ci définissent les limites de la réalité et il est matériellement impossible de les violer. Ainsi à mon sens, ce que l’on appelle « l’ordre naturel » procède le plus souvent d’un système de valeur culturel humain que l’on projette sur la Nature dans une tentative de lui attribuer le statut de vérité immuable quasi divine permettant de légitimer un certain ordre social. Ainsi les rôles de genre, très largement socialement déterminés, sont souvent perçus comme étant « naturels » et leur violation comme étant « contre-nature ». Pareillement, Aristote justifiait l’esclavage comme relevant de « l’ordre naturel » (18). La condamnation de l’homosexualité et de la transidentité ou encore le rejet de la médecine moderne et des innovations biotechnologiques au sens large au motif qu’elles seraient « contre nature » relève du même mode de pensée.

La valorisation du vivant pour lui-même

Une autre réponse que l’on peut apporter est que ce qui fait la valeur des écosystèmes serait la richesse du vivant qu’ils abritent. Le vivant en lui-même aurait une valeur intrinsèque. Plusieurs visions co-existent au sein de ce courant de pensée que l’on appelle la « deep ecology » ou « écologie profonde ».

Selon le courant biocentriste, tout être vivant a une valeur intrinsèque. Selon l’écocentrisme, ce sont les communautés biotiques qui ont une valeur intrinsèque. Les entités qui les composent tels que les populations et les individus n’auraient pas de valeur intrinsèque mais seulement une valeur instrumentale en ceci qu’elles participent au fonctionnement de la communauté biotique.

Ces deux visions peuvent être vues à travers un prisme déontologiste ou conséquentialiste. Le déontologisme renvoie aux systèmes de valeur éthique postulant que le caractère juste ou injuste d’une action dépend de son adéquation avec certains grands principes moraux, et ce, indépendamment des conséquences de l’action. Les 10 commandements de l’ancien Testament, l’idée des Droits de l’Homme, ou encore les impératifs moraux catégoriques selon Kant sont des exemples d’éthiques déontologistes. Le conséquentialisme renvoie aux systèmes de valeur éthique postulant qu’une action est juste ou injuste uniquement en fonction de ses conséquences sur l’état du monde, analysées sur la base de certains critères donnés. L’utilitarisme, qui postule qu’une action est bonne si elle augmente la somme du bonheur collectif et qu’elle est mauvaise si elle le diminue, est un exemple de morale conséquentialiste (28).

Dans une vision déontologiste concernant les rapports entre humains, l’on pourrait considérer que les pays les plus émetteurs de gaz à effet de serre causent du tors en violant les droits des habitants des pays les moins émetteurs qui subissent les conséquences du réchauffement climatique. Dans cette vision, bien que la priorité des pays émetteurs devrait être de réduire leurs émissions pour arrêter de nuire aux habitants des pays impactés, le fait d’aider les habitants des pays impactés à s’adapter pour faire face aux conséquences du réchauffement climatique pourrait être vu comme un devoir de réparation du préjudice. Dans les visions déontologistes du biocentrisme et de l’écocentrisme, on postule généralement que les êtres vivants ou les communautés biotiques ont des droits qu’il ne faut pas violer. De manière analogue aux rapports entre humains concernant la justice climatique, l’évolution assistée pourrait être vue comme un devoir de réparation du préjudice que nous causons, soit aux êtres vivants individuels peuplant la Grande barrière de corail, soit à la communauté biotique qu’elle abrite. Cependant, dans cette vision, l’évolution assistée serait toujours une solution de second choix à n’utiliser que dans un but de réparation des préjudices, la priorité restant avant tout d’éviter de nuire. Avoir recours à l’évolution assistée dans un autre but qu’un objectif de réparation des préjudices pourrait alors être vu comme indésirable.

            Dans une vision conséquentialiste du biocentrisme, le recours à l’évolution assistée pourrait être souhaitable s’il parvient à préserver la biomasse de la Grande barrière de corail. Dans une vision écocentriste conséquentialiste, l’évolution assistée pourrait aussi être souhaitable si elle permet de préserver un haut niveau de biodiversité au sein de la communauté biotique, indépendamment du fait que cette biodiversité soit naturelle ou partiellement modifiée artificiellement. Ces visions conséquentialistes posent d’autres questions. Ainsi, si l’on évalue le bon ou mauvais état du monde sur la base de sa quantité de biomasse ou de biodiversité, indépendamment des causes qui en sont à l’origine, l’on pourrait voir les 5 grandes crises d’extinction de la biodiversité ayant eu lieu avant l’apparition de notre espèce comme étant des catastrophes morales au même titre que la 6ème crise majeure que nous provoquons actuellement. Devrait-on aussi lutter contre les causes naturelles d’érosion de la biodiversité indépendantes des activités humaines ? D’autre part, si l’on considère qu’une action est juste si elle permet de favoriser la biodiversité des communautés biotiques, l’action humaine souhaitable ne se limiterait pas à la simple conservation de la biodiversité, mais pourrait aller jusqu’à une gestion pro-active des espaces naturels dans le but de maximiser la biodiversité, en favorisant par exemple l’apparition de nouvelles espèces. Dans ce cas, contrairement aux cas des visions déontologistes, l’évolution assistée pourrait ne pas se limiter à un usage visant uniquement la réparation de préjudices. Elle pourrait au contraire être l’approche prioritaire à mettre en œuvre par défaut (quoiqu’en prenant toutes les précautions qui s’imposent) dans un objectif de maximalisation, et non simplement de conservation, de la biodiversité.

Conclusion

L’évolution assistée est une nouvelle approche de la conservation qui vise à aider la biodiversité à s’adapter aux pressions qui lui sont imposées plutôt que de réduire ces pressions. Elle est principalement envisagée dans le cadre de la conservation des récifs coralliens, en particulier pour la Grande barrière de corail en Australie. En plus de susciter un débat scientifique, cette démarche pose également des questions d’éthique. Cette approche pourrait être acceptable si l’objectif est uniquement la préservation des services écosystémiques pour des raisons anthropocentristes. Elle entre en conflit avec les visions qui valorisent la « Naturalité » des écosystèmes. Cependant, elle pourrait être acceptable dans les visions biocentristes et écocentristes issues de l’écologie profonde. Dans ces derniers cas, elle peut être vue comme un mode de réparation des préjudices dans les visions déontologistes, ou comme un outil utile aux efforts de maximalisation de la biodiversité dans les visions conséquentialistes.

Les pressions pesant sur certains écosystèmes comme la Grande Barrière de corail sont à la fois massives et irréversibles, ce qui rend impossible la restauration de l’écosystème vers un état préalable aux dégradations. Les efforts de conservation traditionnels sont en situation d’échec et les délais pour agir sont courts. Ces contraintes simplifient le débat. De plus en plus, il semble que la question n’est pas de choisir entre « récifs naturels » et « récifs artificiels » mais plutôt entre « récifs artificiels » et « récifs morts ». Et vous, que préférez-vous ?

Gautier Riberolles

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