Faire progresser la science peut se faire sans utiliser d’animaux. Cette année, la LFDA a remis son Prix de biologie Alfred Kastler au Dr Kalatzis en récompense de son travail de recherche sur la cécité qui a été réalisé sans avoir recours à l’expérimentation animale.
Un Prix pour se passer du modèle animal en recherche
Le Prix de biologie Alfred Kastler 2021 de la LFDA a été remis le 4 février 2022 à la mairie du 5e arrondissement de Paris. Il a été créé en 1984 et dédié à la mémoire du Pr Alfred Kastler, prix Nobel, cofondateur de la LFDA et son président de 1979 à 1984. Le Prix est destiné à encourager la recherche et l’application de méthodes évitant l’utilisation expérimentale traumatisante de l’animal. D’un montant de 4 000 € destinés à soutenir les projets du récipiendaire, le Prix est entièrement financé par les dons des particuliers à la fondation.
Le Dr Vasiliki Kalatzis a reçu le Prix des mains de Louis Schweitzer, président de la fondation. La lauréate est directrice de recherche à l’Inserm et directrice de l’équipe Vision à l’Institut des neurosciences de Montpellier. Elle a été récompensée pour ses travaux sur les maladies héréditaires de l’œil responsables de cécité. En choisissant de ne pas utiliser les modèles animaux classiques (chiens, rongeurs) mais directement le modèle humain, le Dr Kalatzis a réussi à obtenir des résultats inédits qui n’auraient pas été découverts avec les animaux. De plus, ses collaborations académiques et privées ont permis la diffusion et l’utilisation plus large de ses méthodes innovatrices, à la fois plus éthiques et porteuses d’espoir dans la lutte contre la cécité.
Le jury était composé de sept experts des sciences de la vie :
- Le Pr Pascale Cossart : présidente du jury, microbiologiste cellulaire à l’Institut Pasteur, membre de l’Académie des sciences et du Comité consultatif national d’éthique.
- Le Pr Bertrand Bed’hom : vétérinaire et généticien, professeur au Muséum national d’Histoire naturelle, membre du comité d’éthique de l’Inserm.
- Le Dr Sarah Bonnet : parasitologue et vétérinaire, directrice de recherche à l’Inrae, membre du CNREEA. Elle a reçu le Prix Kastler en 2015.
- Le Dr François Busquet : toxicologue, fondateur d’Altertox qui défend les 3R auprès, notamment, des institutions européennes.
- Le Dr Monique Eloit : vétérinaire, directrice générale de l’Organisation mondiale de la santé animale.
- Le Pr Francelyne Marano : Paris 7 Jussieu, présidente de Francopa.
- Mohammed Moudjou : ingénieur de recherche à l’Inrae de Jouy en Josas, spécialiste de la biochimie du prion. Il a été colauréat avec deux de ses collègues du Prix Kastler 2017.
Comment lutter contre la cécité sans utiliser les animaux
Par le Dr Vasiliki Kalatzis
Les dystrophies rétiniennes héréditaires (DRH)
La rétine est le tissu sensible à la lumière qui tapisse le fond de l’œil. Sa dégénérescence ou son dysfonctionnement résultent en une perte de la vision. Dans un grand nombre de cas, les origines sont génétiques, i.e., les maladies apparaissent à cause d’une mutation dans un gène particulier qui peut être transmis de génération en génération. Ces maladies sont appelées des dystrophies rétiniennes héréditaires (DRH). Les DRH apparaissent souvent dans l’enfance ou l’adolescence et mènent à une perte progressive de la vision. Cette perte est due à une dégénérescence des couches postérieures de la rétine : les photorécepteurs, cellules sensibles à la lumière, et l’épithélium pigmentaire rétinien, leur tissu de soutien (voir figure).
Des maladies complexes sans bon modèle animal
Les DRH ont une grande hétérogénéité clinique, démarrant par une perte de vision centrale ou périphérique. Il y a également une grande hétérogénéité génétique, car il y a plus de 270 gènes en cause, et en plus des mutations dans le même gène peuvent donner lieu à des formes cliniques distinctes. De ce fait, chaque DRH est unique et pose ses propres challenges pour sa compréhension et le développement de traitements, il faut donc des modèles spécifiques pour les étudier. Cependant, des modèles murins de DRH ne reproduisent pas des signes cliniques, à cause d’une structure rétinienne différente de chez l’homme ainsi qu’une durée de vie plus courte.
Remplacement par un modèle humain
Dans le cas des DRH, j’ai été convaincue que le développement d’un modèle rétinien humain pertinent pouvait remplacer le recours systématique aux modèles animaux. Nous avons relevé ce défi en utilisant des cellules souches humaines qui ont la capacité de se différencier en n’importe quel tissu du corps, que nous avons généré nous-même à partir de cellules déjà différenciées. Pour cela, nous avons pris des cellules de peau de patient porteurs de mutations dans un gène cible, et nous avons ajouté un cocktail de facteurs bien définis au milieu de culture qui a permis aux cellules de perdre leur identité de peau et de devenir des cellules souches. Ensuite, dépendant du gène en question, nous avons guidé la différentiation de ces cellules souches soit en épithélium pigmentaire rétinien, soit en organoïdes rétiniens, des petites structures tridimensionnelles qui contiennent une couche de photorécepteurs. La morphologie de ces deux tissus rétiniens dérivés des cellules souches est le même que dans l’œil humain et ils reproduisent également leur fonctionnalité. Ils sont donc des outils très puissants pour étudier la rétine humaine saine et pathologique puisqu’ils portent la même mutation génique. Au cours de la dernière décennie, nous avons généré une banque de cellules de peau de 36 patients avec des mutations dans 9 gènes différents qui représentent 14 formes cliniques distinctes, et nous évitons ainsi 14 modèles d’animaux. Notre approche « patient au patient » démontre que nous pouvons utiliser des modèles rétiniens humains afin d’étudier la physiopathologie et développer des traitements innovants directement dans le tissu atteint sans avoir besoin de recourir à un modèle animal.