Laurent Bègue-Shankland, préface de Boris Cyrulnik, éditions Odile Jacob, 2022
Laurent Bègue-Shankland est professeur de psychologie. Il s’ensuit qu’il nous propose ici sur les animaux un ouvrage particulièrement original, fondé sur une approche scientifique de nos rapports avec eux.
Son propos peut trouver son point de départ dans la célèbre expérience du psychologue américain Stanley Milgram sur l’autorité chez les êtres humains (p. 201 et suivantes). Dans cette expérience, le psychologue, qui représente « l’autorité », demande à des sujets humains de punir d’autres sujets, en leur donnant des chocs électriques élevés, s’ils n’accomplissent pas une tâche qui leur est demandée. Les résultats montrent, que, sous l’action de l’autorité, certains hommes en arrivent à torturer leurs « cobayes » humains (en fait il s’agit d’acteurs qui simulent la douleur et aucun choc électrique ne leur est délivré), alors que d’autres parviennent à se restreindre et refusent de se soumettre à l’autorité. Pour voir comment nous nous comporterions avec des animaux, les chercheurs de l’équipe de Laurent Bègue-Shankland ont alors remplacé les cobayes humains par des animaux (qui apparaissaient comme des poissons, mais étaient en fait des robots qui se comportaient comme les animaux, p. 215 et suivantes). Les résultats ont conforté les résultats obtenus avec des sujets humains : influencés par leurs convictions proscientifiques, les « expérimentateurs » testés avaient tendance à vouloir blesser douloureusement les animaux dont ils ignoraient qu’il s’agissait de robots, et ce d’autant plus que ces « expérimentateurs » venaient d’être mis dans un état d’esprit favorable à la science. Dans la mouvance expérimentale cartésienne et bernardienne, les chercheurs doivent s’imposer une « anesthésie émotionnelle » (p. 156). Ils doivent considérer qu’ils travaillent sur un « matériel animal » (p. 159), dépourvu de nom et donc d’identité personnelle (p. 167).
Mais alors, plus précisément, qu’est-ce qui fait que nous, humains, puissions perdre à ce point notre sens de l’empathie ? Tout le livre est en fait une méditation et une tentative de réponse à cette question essentielle. Nos émotions, nos préjugés, nos ambivalences qui font que nous nous mettons si facilement à oublier notre empathie pour l’autre, particulièrement dans le domaine des rapports aux animaux, sont en effet nombreux. Outre l’autorité, qui a été brillamment illustrée par les expériences décrites précédemment, Bègue-Shankland mentionne plusieurs raisons. Les caractéristiques de l’espèce animale concernée d’abord, particulièrement si elle nous ressemble. Au contraire, puisqu’ils nous ressemblent moins, « les poissons échapperaient-ils à notre empathie ? » (p. 106) ». Pour l’empathie, « trop de pattes ou pas assez, et ça ne passe pas » (p. 112). L’auteur évoque aussi notre relation alimentaire avec certains animaux : « dès qu’un animal est inscrit au menu, il perd […] des points concernant [les] états mentaux qui lui sont attribués » (p. 20). Ou encore, en d’autres mots : « minorer […] l’intelligence ou la valeur des animaux consommés […] participe d’un désir de réduire l’inconfort cognitif » (p. 101). L’auteur mentionne également nos habitudes culturelles, voire nos convictions religieuses, sur le rôle de certains animaux. Enfin il souligne nos propres traits de comportement : « si vous êtes une femme, la probabilité que vous frappiez gravement un animal est trente-neuf fois inférieure à celle d’un homme » (p. 21).
Toutes ces tendances ont abouti, au cours de l’histoire, malgré une persistante affection « empathique » pour certains animaux, à leur dramatique instrumentalisation par l’homme, encore accrue par la civilisation industrielle moderne, et qui imprègne jusqu’à la réflexion philosophique : « à des rares exceptions près, les philosophes occidentaux ont perpétuellement opposé l’homme à l’animal » (p. 54). Bien sûr, la vie quotidienne nous a confrontés aux animaux depuis le début de l’histoire, et même avant. Mais « la raison du plus fort » (p. 93), la nôtre, a donné un statut de plus en plus défavorable aux animaux. À cette évolution très négative s’oppose cependant de nos jours la perception d’une animalité très proche de nous, issue de la révolution darwinienne et de la science. Plus généralement « aujourd’hui, il existe un conflit entre […] des pratiques dominatrices héritées de notre histoire […] et la découverte d’une communauté biologique et d’un destin commun avec le monde animal » (p. 32). En outre, comme l’auteur l’analyse dans plusieurs chapitres, la façon dont nous traitons les animaux rejaillit souvent sur la manière dont nous traitons nos semblables : « dire d’un individu ou d’un groupe qu’il est un animal [peut] favoriser des comportements préjudiciables » (p. 67).
Alors comment éviter ces « étranges contorsions » (p. 288) que nous effectuons pour équilibrer les forces affectives qui nous lient aux animaux, voire à nos congénères, et « les forces d’appropriation qui nous conduisent à les utiliser » (p. 288) ? L’auteur ne vise pas ici à donner des réponses pratiques, même si son activité personnelle en donne quelques-unes. Il faut rappeler qu’il fut l’initiateur d’un appel pour un « lundi vert » sans viande. Mais ce livre remarquable offre surtout un moyen d’analyser et de comprendre pourquoi, nous humains, sommes parfois capables des pires atrocités. Et comprendre les raisons, c’est déjà un pas essentiel vers l’amélioration, au moins personnelle, de notre comportement. Si on revient sur Milgram : « connaître les mécanismes de l’influence d’une autorité nous pousse […] à penser que nous saurions parfaitement nous soustraire des influences sociales qui agissent sur autrui » (p. 238).
Georges Chapouthier