René Misslin, Publibook, 2022
L’éthologue strasbourgeois René Misslin est l’auteur de nombreux livres sur le comportement animal dont nos colonnes ont souvent rendu compte. Ainsi Le comportement de peur (compte-rendu dans notre n° 52), Le comportement de douleur (n° 55), Le comportement de croyance (n° 68), Le comportement hédonique ou la quête des plaisirs (n° 77), Le comportement alimentaire (n° 109).
Le présent ouvrage s’attache à un comportement essentiel, mais peu étudié, le comportement de certitude. Celui-ci repose sur « l’existence, chez l’animal, d’un robuste besoin de vivre dans un environnement familier » (p. 8). Et ce qui fait le grand intérêt du livre de Misslin, c’est qu’il explique comment ce besoin évolue dans les sociétés humaines. Il faut aux êtres vivants « un monde à eux » (p. 9), un monde extérieur qui leur est propre et qui rejoint l’Umwelt (« monde propre ») de Uexküll. Les liens qui relient l’animal au monde propre constituent les certitudes et ils deviennent, chez l’Homme, des « connaissances ». Selon Bertrand Russsell, « ce que les hommes veulent en fait, ce n’est pas la connaissance, mais la certitude » (p. 10).
Chez les animaux, les certitudes trouvent leurs racines dans ce que les éthologues appellent les « comportements instinctifs », « des orientations […] certes innées, mais qui n’enferment pas les êtres vivants dans des carcans rigides [de] machines stéréotypées » (p. 14). Parmi ces orientations, beaucoup d’animaux occupent un territoire qui leur est propre et qu’ils défendent « pour en faire leur monde propre, marqué, subjectivé, apprivoisé et valorisé » (p. 20). Ce comportement se trouve chez l’homme, très attaché à son territoire et à sa langue qui en est un marqueur. Il peut s’ensuivre une « xénophobie », peur hostile à l’égard de l’étranger, dont le racisme humain est une variante. En fait, « la xénophobie est une forme particulière d’un concept […] qu’on appelle la peur du nouveau, de ce qui distingue du familier » (p. 26). Même si l’esclavage a aussi d’autres causes, plus économiques, chez l’homme, la xénophobie peut contribuer à l’esclavage, qui a été pratiqué par toutes les civilisations, dont certains traits de société d’aujourd’hui, comme le travail des enfants ou la prostitution, sont encore très proches.
Mais chez certains animaux, particulièrement ceux dotés d’un cerveau puissant, l’automaticité des certitudes instinctives peut être dépassée par des traits que l’individu acquiert au cours de sa vie. De certitudes phylogénétiques, liées à l’espèce, on passe à des certitudes ontogénétiques, propres à l’individu. Ainsi les chimpanzés sont capables d’utiliser des pierres pour casser des noix, avec des techniques de casse qui se transmettent de parents à enfants. Il s’agit donc d’une acquisition culturelle. De tels traits culturels ont été mis en évidence chez de nombreux vertébrés, notamment mammifères et oiseaux, et même chez des invertébrés comme les pieuvres. Quand des acquis culturels peuvent se transmettre entre générations, on peut parler de « traditions ». Certaines traditions humaines semblent se rattacher à l’animalité la plus proche. Ainsi l’aptitude des hominidés à tailler des silex pourrait être une résultante « de l’art simiesque à faire éclater des noix » (p. 44). Bien sûr l’espèce humaine, grâce à une « aptitude langagière et symbolique » (p. 49), a ensuite élaboré des techniques de plus en plus complexes.
Chez l’homme doté d’oralité et de langage, les traditions ont pris la forme de mythes, des certitudes mythologiques fondées sur « des récits qui affirment l’existence de ce dont ils parlent » (p. 57), souvent liés à des « rites cérémoniaux collectifs [qui sacralisent] pour l’éternité les messages ancestraux » (p. 58). Avec les Grecs, si on se limite à l’Occident, apparaît finalement la pensée scientifique qui « vise à établir des corrélations […] entre […] les mises en forme symboliques des observations et […] le réel » (p. 62). Avec Xénophane, cette pensée « reproche […] aux mythes […] leur anthropomorphisme naïf » (p. 64). La science « vise à connaître les lois de la nature » (p. 67) en les exprimant en symboles, notamment mathématiques, propres à l’homme. Le danger est alors de prendre le symbolique pour le réel et de « prétendre ainsi pouvoir connaître le monde en soi » (p. 72). En outre, les progrès de la thermodynamique moderne ont montré que les connaissances scientifiques « n’expriment plus des certitudes, mais des possibilités » (p. 76). Même les certitudes scientifiques trouvent donc aussi leurs limites.
Si, comme le formule Nietzsche, « notre besoin de connaître n’est-il pas justement notre besoin de familier ? » (p. 83), le livre de Misslin montre brillamment comment on peut passer du familier animal du territoire au familier humain de la science. De l’animal à l’homme, la recherche des certitudes témoigne de la lutte pour la vie, dont elle est « l’une des nombreuses manifestations existentielles » (p. 87).
Georges Chapouthier