L’abolition de la corrida, ce n’est pas pour cette fois

Une proposition de loi visant à abolir la corrida devait être débattue à l’Assemblée nationale le 24 novembre. Portée par le député Aymeric Caron, connu pour son combat en faveur des animaux, le texte faisait partie de la prochaine niche parlementaire du groupe La France Insoumise.

« Un petit pas pour l’animal, un grand pas pour l’humanité »

Le député a intitulé sa proposition de loi n° 329 visant à abolir la corrida : « un petit pas pour l’animal, un grand pas pour l’humanité ».  Comme Neil Armstrong qui mesurait le retentissement extraordinaire de son premier pas sur la lune, Aymeric Caron sait la portée symbolique de ce texte. Il ne concerne qu’un millier de taureaux par an en France, selon l’Observatoire national des cultures taurines, mais il s’attaque à un symbole fort de la domination délirante des humains sur les animaux. La corrida est reconnue comme infligeant des sévices graves aux taureaux, que l’on peut aussi qualifier d’actes de cruauté, mais elle reste légale aujourd’hui. Son abolition interdirait ces actes et permettrait de les punir. La torture publique des taureaux, spectacle soi-disant traditionnel, n’est plus tolérable dans une société moderne. La tradition n’est pas un passe-droit, et nombre de traditions ont été abandonnées au nom du progrès moral. La corrida doit suivre ce chemin.

La corrida, une exception de la responsabilité pénale

Par les blessures graves qu’elle inflige au taureau entrainant sa mort, la corrida est une infraction au sens de l’article 521-1 du code pénal. En effet, les sévices graves et les actes de cruauté envers les animaux domestiques, apprivoisés ou tenus captifs sont punis d’une peine pouvant aller jusqu’à 3 ans de prison et 45 000 euros d’amende, et même jusqu’à 5 ans de prison et 75 000 euros d’amende s’ils résultent en la mort de l’animal. Toutefois, l’article précise en son alinéa 9 que les dispositions ne s’appliquent pas aux courses de taureaux lorsqu’une tradition locale ininterrompue peut être invoquée. La cruauté de la corrida est donc reconnue par la loi mais tolérée au nom de la tradition depuis les années 1950.

L’époque où la corrida était interdite

Cette exception de responsabilité n’a pas toujours existé. La première loi de protection des animaux est la loi Grammont adoptée en 1850 (voir article « Histoire et héritage de la loi Grammont, première loi française sur la protection des animaux »). Elle a interdit les mauvais traitements exercés en public envers les animaux. À cette époque, la tauromachie n’existe pas encore en France. Elle arrivera deux ans plus tard et s’installera dans les années 1880. Ainsi, jusqu’en 1951, les corridas qui se déroulent en France sont pénalement répréhensibles. Plusieurs condamnations seront prononcées, mais la pratique se développe. À cette période, la corrida, bien que pratiquée, est interdite.

En 1951, la loi n° 51-461 vient compléter la loi Grammont et, concernant la tauromachie, ajoute une exception : « La présente loi n’est pas applicable lorsqu’une tradition ininterrompue peut être invoquée. » Les courses de taureaux bénéficient donc d’une exception de responsabilité pénale depuis 1951, à condition que la corrida se déroule dans un lieu de tradition ininterrompue. Le décret Michelet de 1959 ajoute le terme « local ». En pratique, la corrida peut se pratiquer dans le Midi. La question est de savoir où exactement.

Une jurisprudence laxiste

La corrida a été attaquée de nombreuses fois devant les tribunaux, y compris par la LFDA. Tout comme le code pénal, les juges se gardent de définir le terme « tradition ». Ils se bornent généralement à interpréter l’expression « tradition locale ininterrompue ». En revanche, nombreux sont les tribunaux ayant accordé une signification extensive à la notion « locale », et dénué de sens la notion « ininterrompue », et ce, à rebours de la volonté initiale du législateur.

L’interprétation extensive de « locale »

En 1958, le Grau-du-roi connaît l’organisation d’une corrida pour la première fois. La cour d’appel de Nîmes est appelée à se prononcer sur sa légalité. En 1965, les juges décident qu’il n’y a pas de tradition locale dans cette commune puisqu’elle n’a jamais eu de corrida organisée sur son territoire auparavant. Cependant, en 1972, la Cour de cassation casse ce jugement, qu’elle justifie en considérant que la notion de « locale » dépasse la commune et peut s’entendre comme un « ensemble géographique », et ainsi s’étendre même au-delà des frontières du département.

Autre exemple en 2000, quand un arrêt de la cour d’appel de Toulouse affirme l’existence d’une tradition locale ininterrompue entre le « pays d’Arles et le pays basque, entre garrigue et Méditerranée, entre Pyrénées et Garonne, en Provence, Languedoc, Catalogne, Gascogne, Landes et Pays Basque ». Cette décision est censée justifier la tenue d’une corrida à Rieumes, alors qu’aucune pratique tauromachique n’y a eu lieu auparavant et que les corridas les plus proches se déroulent dans des communes à plus de quarante kilomètres.

L’interprétation laxiste de « ininterrompue »

À Arles-sur-Tech, il n’y a pas eu de corrida pendant 20 ans. En 1955, le tribunal de Céret y justifie la tenue de nouvelles corridas en attribuant cette interruption à des événements de force majeure, telle que la guerre d’Espagne, la Seconde Guerre mondiale et l’après-guerre, et non à une absence de tradition.

De son côté, la cour d’appel de Bordeaux considère, en 1989, qu’une tradition tauromachique locale non interrompue a persisté dans la commune de Floirac, malgré l’interruption des corridas durant 26 ans, car « le goût des Bordelais pour les corridas s’est expressément manifesté à de nombreuses reprises » au cours de cette période. L’interruption de la tradition locale devait désormais s’entendre comme un « changement de mentalités locales », ce que les juges ont estimé ne pas avoir constaté.

Ensuite, des organisations anti-corrida ont fait réaliser des sondages localement, pour démontrer l’absence de tradition. Par exemple, elles ont commandé une enquête d’opinion menée dans l’ensemble démographique toulousain auprès d’un échantillon représentatif de la population locale, au terme duquel 81 % des personnes interrogées déclaraient ne pas avoir le sentiment que la corrida faisait partie de leur culture et 62 % se prononçaient contre l’organisation de corridas en Haute-Garonne. Malgré ces données, dans sa décision du 7 février 2006, la Cour de cassation a validé une décision des juges du fonds qui avaient déduit la persistance d’une tradition tauromachique locale par « l’intérêt que lui portait un nombre suffisant de personnes ».

De la nécessité d’une loi

Tout en contentant à la fois les partisans et les opposants à la corrida, la volonté du législateur était bien de la circonscrire en quelques lieux, en attendant que la tradition s’estompe par interruption de la pratique. Or, à l’inverse, au fil des années, les juges ont étendu la possibilité de pratiquer des corridas. Concrètement, à ce jour, les départements concernés par l’exception de responsabilité pénale pour les courses de taureaux sont peu ou prou l’Aude, les Bouches-du-Rhône, le Gard, le Gers, la Gironde, les Hautes-Pyrénées, l’Hérault, les Landes, les Pyrénées-Atlantiques et les Pyrénées-Orientales. Quant à la « tradition », il suffirait pour les juges qu’un certain nombre d’aficionados se passionnent pour ce spectacle sanglant pour qu’elle soit validée, au mépris d’une majorité de personnes opposées ou indifférentes, dévoyant ainsi la notion de coutume sur un territoire donné. D’où la nécessité de supprimer cette exception de responsabilité pénale et d’interdire la corrida sur l’ensemble du territoire français.

Pourtant, quelques députés ne l’ont pas entendu de cette oreille et ont tout fait pour empêcher le débat et le vote. Une poignée de députés Rassemblement national, Les Républicains et Renaissance ont déposé des centaines d’amendements, tous plus absurdes les uns que les autres, pour faire durer les débats et ne pas en arriver au vote. Car, lors d’une niche parlementaire, un groupe d’opposition a une journée pour faire adopter les textes qu’ils souhaitent, et les débats se terminent à minuit, avec ou sans vote. Vers 17 h 30, constatant que la proposition de loi ne pourrait être adoptée dans le temps imparti compte tenu des 500 amendements à discuter, le député Aymeric Caron a capitulé. Face à l’obstruction parlementaire, il a décidé de retirer sa proposition de loi, pour laisser une chance à la proposition suivante d’être adoptée.

Conclusion

Les députés avaient une opportunité de porter l’estocade a la corrida, mais ils l’ont manquée. Cela dit, même si le vote avait pu avoir lieu, il n’est pas dit que la proposition de loi aurait été adoptée. Si l’interdiction de la corrida faisait partie du programme de la coalition politique Nupes, elle était soutenue par La France Insoumise et Les Verts, et non par les communistes et les socialistes. À Renaissance, la liberté de vote prévalait, mais le gouvernement s’est clairement opposé à cette proposition de loi. À droite, le RN a aussi laissé une liberté de vote à ses députés, mais seule une minorité était prête à la soutenir. Quant aux LR, ils se sont positionnés contre, tout comme les députés Horizons et les députés Modem. Les corridas reprendront au printemps prochain. Notre détermination à voir disparaitre cette activité n’en est que renforcée.

Nikita Bachelard

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