Beaucoup d’espèces animales sauvages sont en danger, ce qui est souvent la faute directe ou indirecte des humains. Veiller à leur conservation fait partie de nos responsabilités. Faire reproduire les animaux en captivité pour les relâcher est une option, mais elle présente des problématiques spécifiques.
On a entendu parler récemment des difficultés de la réintroduction des animaux sauvages avec l’affaire médiatique du zoo de Pont-Scorff (Morbihan), racheté par le collectif associatif Rewild en 2019. L’objectif était de s’extraire de la logique mercantile des parcs dédiés au divertissement pour accueillir des animaux dans un milieu sanctuarisé, sans visiteurs, puis de les retourner à la nature. Les fonds ayant rapidement manqué, le projet a échoué et le parc est redevenu un zoo en 2022. La leçon : de bonnes intentions ne suffisent pas.
Les adaptations à la vie captive
Des chercheurs de l’Australian National University se sont intéressés à la façon dont la captivité altère le phénotype des individus d’espèces sauvages. Le phénotype, ce sont les traits apparents : morphologie, taille, couleur, comportement… Il a un rôle très important dans la capacité d’adaptation des individus. Ce n’est pas le génotype, qui, lui, concerne les gènes de l’individu. Les deux sont néanmoins liés : les diverses versions des gènes (les allèles) peuvent coder pour des traits différents.
Les phénotypes reflètent les conditions de vie et le milieu : les girafes ont un long cou qui leur donne un avantage pour consommer les feuilles en hauteur. C’est la sélection naturelle. Si le milieu changeait et que la nourriture se trouvait uniquement au sol, elles seraient désavantagées. Elles devraient s’adapter. Par exemple, seuls les individus naissant avec un cou plus court survivraient et ce trait finirait par dominer. Ou, plus probablement, trop peu d’individus présenteraient ce trait et elles disparaîtraient faute d’adaptation.
En captivité, les pressions de sélection sont différentes. Les individus sous la garde de l’humain bénéficient en effet de soins qui les préservent de la prédation, de la faim, des blessures, de certaines pathologies, etc. De plus, ils vivent dans un environnement simplifié et pauvre comparé au milieu naturel. Cela se traduit par des bifurcations phénotypiques (et potentiellement génétiques) notables entre les populations captives ou libres d’une même espèce.
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Les problématiques de la réintroduction dans le milieu naturel
Les modifications phénotypiques ne posent pas de problème tant que les individus demeurent dans ce milieu captif auquel ils se sont finalement adaptés. Cela peut en créer quand il s’agit de les rendre à la vie sauvage, ce qui est l’objectif de nombreux projets de conservation d’espèces menacées. Dans leur publication, les chercheurs australiens font la synthèse des travaux scientifiques sur le sujet. Ils citent plusieurs exemples d’adaptations à la vie captive devenues préjudiciables en milieu naturel :
1. Les vocalisations : hors du milieu dans lequel leur espèce a évolué, de la structure sociale et du fonctionnement social pour lesquels leur phénotype s’est adapté au fil des millénaires, la communication vocale de nombreuses populations s’est modifiée. Cela a été montré chez les primates, les cétacés ou encore les oiseaux. Les vocalisations sont importantes notamment pour la reproduction et la territorialité. Les auteurs notent : « Les différences vocales entre les congénères élevés en captivité et sauvages pourraient compromettre le succès des réintroductions si ces différences menaient à des accouplements assortatifs [préférentiellement entre individus de phénotypes proches], des taux de prédation plus élevés ou d’autres impacts négatifs sur les associations sociales. »
2. Les mouvements : que ce soit chez les poissons, les oiseaux, les mammifères ou les papillons concernés par le phénomène de migration, la captivité peut induire la perte de cette capacité. Ce sont des comportements très souvent appris au contact de congénères plus expérimentés, ce qui est compromis en captivité où la transmission culturelle est interrompue. Cela résulte en des individus avec des taux de survie inférieurs dans la nature.
3. Le comportement social : ce sont souvent des impératifs de logistique (y compris dans la gestion génétique des « collections ») qui commandent à la composition des groupes sociaux en captivité. Pour les auteurs, « la captivité peut créer un environnement social artificiel car les individus ont peu d’autonomie quant à ceux avec qui ils peuvent interagir ». Cela peut ensuite affecter leur capacité à lier des relations sociales avec des congénères dans la nature. S’ils échouent, leur taux de survie en pâtit. Les auteurs pointent un besoin de connaissances sur les différences entre les animaux captifs et libres afin d’augmenter le succès des efforts de réintroduction.
4. La cognition : la simplicité des environnements en captivité n’offre pas les stimulations nécessaires au développement et à l’entretien des compétences de déplacement dans l’espace, de recherche de nourriture ou de stratégies anti-prédateurs. Il s’agit là souvent d’un effet sur le comportement, même si cela peut aussi affecter le génome (les gènes donnant un atout aux individus les plus habiles à échapper aux menaces n’étant plus sélectionnés). La capacité à reconnaître et à échapper aux prédateurs est primordiale dans la nature. Sur le volet comportemental, en créant un environnement de transition plus riche avant le relâcher, on peut compenser une partie de ces lacunes. On peut entraîner les animaux captifs à chasser, à échapper à une menace, etc. Cela est néanmoins couteux et pas nécessairement suffisant pour améliorer la survie des animaux remis en liberté, comparé aux animaux évoluant déjà en liberté.
5. La morphologie : la littérature scientifique abonde d’exemples de modifications morphologiques chez les animaux sauvages en captivité. Une modification des plumes chez les oiseaux migrateurs ou des ailes chez les papillons migrateurs les rend moins adaptés à ce phénomène et entraîne une mortalité accrue une fois relâchés. Certains poissons peuvent perdre en capacité de nage. La consommation de nourriture molle par les carnivores peut entrainer une réduction de certaines parties de la mâchoire et des dents. En conséquence, leur puissance de morsure faiblit, comme chez les lions. Les auteurs notent que la recherche sur les impacts de ces modifications sur la survivabilité une fois en liberté est manquante et doit être développée.
6. Le stress : plusieurs études ont montré un niveau de stress plus élevé chez des espèces captives d’oiseaux ou de mammifères, dont les cétacés. « Les orques sont stressées par le confinement et la privation sensorielle en captivité, résument les auteurs, ce qui résulte en une morbidité chronique, une durée de vie réduite et des échecs élevés de reproduction. » Des niveaux de stress accrus sont aussi observées chez les dauphins et les perroquets. Là aussi, la recherche manque sur les effets du stress sur le succès de la réintroduction des individus une fois en liberté.
7. Maladies et parasites : c’est là une problématique épineuse. Pour le bien-être des animaux en captivité, une bonne santé est un objectif à assurer. La captivité favorise néanmoins le développement et la transmission de pathogènes divers. Le problème se complique quand les maladies et les parasites en captivité sont différents de ceux dans la nature. Le système immunitaire des animaux relâchés n’est donc pas adapté. Leur propension à développer des infections est augmentée. Des loups complètement nettoyés de parasites puis remis en liberté ont particulièrement souffert de ceux transmis par les individus locaux, ce qui a entravé la croissance de leur population. On se retrouve donc face à une question éthique : Les traitements vétérinaires sont nécessaires pour le bien-être en captivité, mais néfastes au succès de la réintroduction. Pour améliorer le succès de la réintroduction, il faut exposer les populations captives aux pathogènes et aux parasites du milieu naturel. Il faut donc adapter les protocoles pour sciemment diminuer l’état de santé des animaux, et donc leur bien-être. Comment définir les limites éthiquement acceptables ?
8. Système gastro-intestinal : le changement de régime alimentaire a des conséquences sur la santé des dents. La nourriture en captivité favorise le tartre, l’usure… Le microbiome intestinal est également façonné par cette nourriture. Il faut donc être attentif avant une réintroduction à offrir aux animaux une nourriture la plus proche possible de celle trouvée dans le milieu naturel.
9. Capacités physiques : la vie en captivité demande moins d’efforts physiques que dans la nature. Cela pose problème par exemple chez les poissons et les papillons migrateurs qui n’arrivent pas à suivre la cadence une fois libres, ou encore chez des primates dont la force de prise manuelle et la capacité locomotrice sont affectées.
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La réintroduction réussie : une opération vraiment délicate
Ainsi, sur ces problématiques, les auteurs soulignent presque systématiquement des carences dans la recherche et la surveillance scientifique. Il faut savoir prendre en compte les effets des modifications phénotypiques délétères de la captivité sur la réintroduction, et cela a un coût élevé. « La gestion adaptative est « apprendre en faisant », en conciliant le besoin d’action immédiate avec un plan pour apprendre et améliorer. Curieusement, il y a peu d’exemples dans lesquels la gestion adaptative aborde les problèmes pratiques de la conservation, parce que la gestion adaptative repose sur des programmes de surveillance robustes qui sont onéreux à produire. » Tout est dit.
Les auteurs proposent d’agir sur plusieurs composants des protocoles de réintroduction :
1. L’environnement : certaines espèces ne supportent pas la captivité et en particulier la taille limitée de leur territoire. Augmenter la taille des enclos permet de mitiger certains effets négatifs de la captivité. Cela vaut en particulier pour les oiseaux dont la taille des volières est généralement trop petite, mais aussi les carnivores chasseurs. L’enrichissement du milieu est une solution complémentaire qui non seulement améliore le bien-être en captivité mais prépare aussi les animaux à la complexité du milieu sauvage. L’habituation à une nourriture naturelle et à la présence de prédateurs améliore d’autant plus le succès de la réintroduction. L’environnement social est également fondamental, comme la présence de « tuteurs » pour apprendre des comportements complexes, notamment chez les oiseaux chanteurs.
2. L’entrainement : des efforts peuvent être faits notamment pour entraîner les animaux captifs à reconnaître et fuir les prédateurs, mais l’effet positif après réintroduction n’est pas prouvé. Une exposition réelle au prédateur aurait plus d’effets, mais là encore se pose la question éthique des limites du stress imposé aux animaux captifs. C’est pour cela que l’effectivité réelle de ces mesures doit être très sérieusement évaluée.
3. L’appui vétérinaire : comme expliqué plus haut, les animaux peuvent être surimpactés par les pathogènes et parasites sauvages une fois relâchés car ils n’ont pas pu développer la résistance adaptée en captivité. Il devient évident que les pathogènes et parasites ont une valeur pour la conservation des espèces. Les protocoles devront les prendre en compte en prenant soin d’inviter des éthiciens à la table des discussions.
4. Les protocoles de libération : ils doivent inclure à la fois la préparation des animaux en captivité mais aussi une surveillance, voire une assistance, après la libération dans l’habitat naturel. Les acclimatations progressives in situ, c’est-à-dire avec une période de transition captive sur le lieu-même du relâcher de l’animal, améliorent les résultats de la réintroduction, notamment sur les critères de santé. Les protocoles doivent également expliciter la sélection des animaux à réintroduire, car tous les individus n’auront pas le même succès. L’âge par exemple est un critère essentiel, tout comme l’état de santé ou l’expression de comportements inappropriés. Les facteurs externes tels que la saison sont aussi importants.
Toute réintroduction est-elle bonne à mener ?
Pour mettre la discussion en perspective, les chercheurs rappellent que les ressources attribuées à la conservation des espèces sont limitées compte tenu de l’ampleur de la tâche. Le nombre d’espèces en danger et les atteintes aux habitats naturels ne cessent d’augmenter. Une sélection des projets de réintroduction doit absolument être effectuée afin de ne pas gâcher ces maigres ressources. À quoi bon élever des animaux sauvages pour la réintroduction si leur milieu naturel est de toute façon incapable de les accueillir de façon pérenne ?
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Les auteurs pointent ainsi un second casse-tête éthique. Si l’on part du principe que certains habitats ou certaines populations captives ont été irrémédiablement altérés, doit-on accepter que des « phénotypes « imparfaits » puissent persister dans la nature » ? Des espèces migratrices deviendront sédentaires, des espèces évoluant sur de larges territoires vivront sur des territoires réduits, etc. La sélection naturelle serait guidée par les humains, comme pour les espèces domestiques. « Explorer si une altération intentionnelle des phénotypes évolués est éthique peut émerger comme une problématique majeure de la biologie de la conservation dans les prochaines décennies. Les espèces ne peuvent pas toutes être sauvées, et les espèces sauvées ne peuvent pas toutes vivre selon la manière dont elles ont évolué avant l’Anthropocène [ère géologique marquée par l’impact humain]. » La question de modifier intentionnellement une espèce en danger pour qu’elle puisse survivre dans la nature se posera, mais comment y répondre ? Et puisqu’on ne peut toutes les aider, comment choisit-on celles qu’il faut assister, et dans quelles conditions est-il acceptable de leur permettre de vivre ?
Conclusion
La captivité modifie les animaux sauvages d’une façon qui peut diminuer leurs chances de survie en milieu sauvage. Pour autant, la recherche ne s’intéresse pas assez à la résolution de ce problème, fondamental pour une réintroduction réussie des animaux d’espèces menacées.
Beaucoup de questions scientifiques devront être traitées pour optimiser les efforts de réintroduction. Quelles est la relation entre les traits phénotypiques captifs, la survie individuelle dans la nature et la croissance de la population sauvage ? Les animaux captifs peuvent-il récupérer leurs traits sauvages et si oui à quelle vitesse ? Quelle est l’importance de l’âge à la libération ? Etc. Autant de problématiques qui pourront trouver des réponses si les moyens y sont alloués.
Sophie Hild
Traductions libres.