En France, les animaux sauvages en liberté ne bénéficient pas d’une protection contre les actes de cruauté. Leur octroyer une personnalité juridique pourrait permettre d’y remédier, comme l’illustre l’exemple des hippopotames de Pablo Escobar en Colombie.
Des animaux sauvages titulaires actifs et passifs de droit
Depuis 1993, plusieurs hippopotames vivent en Colombie, laissés à l’abandon. Ces hippopotames appartenaient au très connu « Roi de la cocaïne » Pablo Escobar et ont été abandonnés dans son ranch privé à sa mort. Laissés en autonomie totale, les hippopotames se sont très vite multipliés : ils sont passés de 4 individus à plus de 100.
Cette histoire aux allures anodines est en réalité assez tragique puisque ces animaux, représentant la troupe d’hippopotames la plus grande hors Afrique, sont considérés par le gouvernement colombien comme une menace pour l’environnement. En effet, les rivières et les forêts de Colombie ne sont pas adaptées à cette espèce et leurs déjections modifient donc la composition chimique des cours d’eau. En plus de cela, les hippopotames, malgré leur allure de pachydermes inoffensifs, tuent chaque année près de 500 hommes. Compte tenu du danger que représente la troupe, le gouvernement colombien a décidé de mettre un frein à leur propagation en lançant une campagne de stérilisation. Le problème est que les effets du contraceptif utilisé pour les stériliser (GonaCon) n’ont pas été mesurés sur les hippopotames. C’est ainsi que pour appuyer le recours de Domingo Gomez Maldonado contre l’utilisation de ce contraceptif, l’association Animal Legal Defense Fund (ALDF) a saisi la justice américaine au nom des hippopotames, en vue d’obtenir l’avis de deux vétérinaires de l’ONG Animal Balance sur les risques de cette substance. Aux États-Unis, cette procédure est rendue possible en vertu de l’article 1782 du titre 28 du Code des États-Unis qui permet à un tribunal d’ordonner à un individu de produire un document aux fins d’une procédure devant un tribunal étranger, sur la demande de « toute personne intéressée ».
C’est ainsi que le 15 octobre 2021, Karen Litkovitz, juge de la cour fédérale de l’Ohio, a, pour la première fois aux États-Unis, reconnu la personnalité juridique à ces animaux. En effet, en faisant droit à la demande de l’ALFD, la juge Karen Litkovitz autorise ces animaux à exercer un droit légal (ester en justice) en leur propre nom.
Loin d’être la seule dans son genre, cette décision s’inscrit dans ce que le Pr Marguénaud appelle un « souffle, un vent de personnification des éléments de la nature »[1]. En effet, depuis quelques années, sous l’impulsion de juristes, animalistes et théoriciens du droit animalier, certains animaux ont été dotés d’une personnalité juridique. C’est notamment le cas d’un orang-outan nommé Sandra, qualifiée de persona no humana en octobre 2015 par la chambre fédérale de cassation pénale d’Argentine[2]. C’est aussi le cas d’une chimpanzé nommée Cecilia, toujours en Argentine, ou encore plus récemment d’un petit singe nommé Estrelitta, doté de la personnalité juridique par la Cour constitutionnelle de l’Équateur en janvier 2022.
Sans dresser une liste exhaustive, ces exemples témoignent déjà de l’intérêt confié à ce nouvel outil juridique. Et pour cause : octroyer la personnalité juridique aux animaux, c’est leur confier « l’aptitude d’être titulaire actif et passif de droit »[3]. Détenir la personnalité juridique, c’est être sujet de droit et en ce sens, c’est être « celui auquel la loi destine l’utilité du droit »[4]. Si aujourd’hui l’humain détient cette personnalité juridique, c’est aussi le cas des entreprises considérées comme étant des personnes morales.
Intérêt pratique de la personnalité juridique
Disposer d’une telle personnalité, c’est exister aux yeux du droit. En effet, les personnes juridiques peuvent ester en justice, disposer de droits fondamentaux tels que le droit de vivre dignement ou la liberté d’aller et de venir. Ne pas disposer d’une telle personnalité, c’est ne pas exister en droit, ne pas pouvoir défendre ses droits ni se plaindre d’une atteinte à ces derniers. C’est donc pour exister aux yeux du droit et pour bénéficier d’une protection efficace que le tribunal de Mendoza a conféré cette personnalité à Cecilia, tout comme les juges argentins, américains et brésiliens l’ont fait pour d’autres animaux. Au-delà de son aspect symbolique, la personnalité juridique aurait donc un aspect pratique.
Cependant, la praticité que les théoriciens du droit animalier et défenseurs des animaux confèrent à cet outil juridique n’est pas suffisante pour convaincre la communauté juridique. Les juristes, juges et tribunaux européens résistent au vent de personnalisation des animaux qui souffle sur l’Amérique. Selon certains, se placer sur ce terrain-là n’est qu’une perte de temps ; il faudrait se concentrer sur les dispositions législatives et règlementaires qui existent déjà en matière de protection animale. Il existe en effet un certain nombre de lois et de règlements qui visent à protéger l’animal. En France, la première fût la Loi Grammont du 2 juillet 1850. Elle disposait en ce sens :
Le code rural, depuis le 10 juillet 1976, reconnaît de son côté la qualité d’être sensible des animaux en son article L214-1 : « Tout animal étant un être sensible doit être placé par son propriétaire dans des conditions compatibles avec les impératifs biologiques de son espèce. » Le code civil reconnaît aussi cette sensibilité en son article 515-14. Mais encore, le droit pénal, en plus de prévoir des sanctions réprimant les mauvais traitements envers les animaux, permet aux associations déclarées depuis au moins cinq ans d’exercer les droits reconnus à la partie civile en ce qui concerne :
Nous pouvons continuer la liste et citer l’article 13 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) concrétisant la préoccupation vis-à-vis des animaux en garantissant la protection du bien-être animal. Ajoutons, en droit communautaire, la Déclaration relative à la protection des animaux annexée au traité de Maastricht de 1992.
Une protection juridique catégorielle
Si un tel millefeuille législatif existe, l’octroi d’une personnalité juridique aux animaux semble être une solution dénuée de toute utilité. Cependant, comme bien souvent en droit, force est de constater qu’il existe un décalage important entre les règles de droit et leur application concrète. Comme le dit Jean-Pierre Marguénaud, «il n’y a sûrement jamais eu autant d’animaux souffrant aussi terriblement que depuis qu’il existe des lois pour les protéger ». Regardons de plus près : bien que les articles sus-cités L214-1 du code rural et de la pêche maritime, ainsi que 515-14 du code civil, ne semblent établir aucune distinction entre les animaux et leur reconnaissent à tous le caractère d’être sensible, il convient de remarquer que les animaux bénéficient en fait d’une protection qui sera différente en fonction de la catégorie à laquelle ils appartiennent. Ainsi, alors que l’animal domestique fait l’objet de nombreuses protections, ce n’est absolument pas le cas de l’animal sauvage en liberté.
Au vu des insuffisances propres au droit animalier et surtout en ce qui concerne les animaux sauvages, leur octroyer la personnalité juridique semblerait être l’outil décisif pour les sortir de cette impasse juridique. Cependant, si la jurisprudence étrangère ne voit en cela aucun inconvénient, ni le juge ni le législateur français ne semblent en accord avec cette possibilité. En effet, si, dans certains pays étrangers, les éléments de la nature disposent d’une telle personnalité, c’est parce que les populations leur confèrent un caractère sacré. En Europe, notre rapport à la nature est beaucoup plus aseptisé, fidèle à un certain cartésianisme. La qualité de personne serait difficilement accordée à des entités non-humaines et une telle évolution du droit constituerait une réelle « révolution copernicienne ». Cela étant dit, nous connaissons la malléabilité du droit, mais à quel point pouvons-nous l’envisager ?
De l’intérêt particulier de la personnalité juridique pour les animaux sauvages
Témoignant de cette disparité de protection, la nouvelle loi du 30 novembre 2021 visant à lutter contre la maltraitance animale et conforter le lien entre les animaux et les hommes comporte des dispositions visant à lutter contre les abandons des animaux domestiques et renforce les sanctions prévues par le code pénal contre la maltraitance des animaux domestiques. Pour montrer à quel point la protection dont bénéficie l’animal sauvage et celle dont bénéficie l’animal de compagnie contrastent, il suffit de regarder quelles sanctions la loi met en place contre les actes de cruauté envers ces deux catégories d’animaux : d’un côté, en vertu de l’article 521-1 du code pénal, les actes de cruauté effectués envers un animal domestique, apprivoisé ou tenu en captivité peuvent être punis de trois à cinq ans d’emprisonnement et de 45 000 à 75 000 euros d’amende. D’un autre côté, les actes de cruauté effectués envers un animal sauvage, autrement appelé res nullius[5], ne vont faire l’objet d’aucune poursuite : l’animal sauvage est exclu du champ d’application de la loi.
Ainsi, alors que le fait de tirer sur un animal domestique est considéré comme un acte de cruauté[6], le fait de tirer sur un animal sauvage en liberté n’en est pas un[7]. Cette exclusion dont souffre l’animal sauvage s’explique par le fait qu’il n’est d’aucune utilité directe pour l’Homme. La seule protection dont il bénéficie est une protection indirecte prévue par le droit de l’environnement en tant que composante de la faune sauvage.
De ce fait, bien que cela puisse paraître contradictoire avec la réalité scientifique, la sensibilité de l’animal sauvage, est tout simplement ignorée et ce, en dépit de nombreuses propositions de lois visant à reconnaître leur sensibilité enregistrées au Parlement au fil des mandatures. Ce que représenterait la reconnaissance de la personnalité juridique aujourd’hui pour les animaux, ce serait une clef, une solution qui permettrait de mettre fin à la « lévitation juridique » dont ils sont victimes, mais aussi et surtout, qui permettrait aux animaux sauvages d’exister en droit. Nous comprenons qu’il existe une nécessité d’individualiser l’animal sauvage, qui n’est aujourd’hui protégé par le droit de l’environnement qu’en tant qu’appartenant à une espèce mais surtout qu’en tant qu’existant au sein d’un espace naturel protégé. Si tous les animaux méritent en tout état de cause, d’accéder à la personnalité juridique, nos propos au sein de cet article visent essentiellement les animaux sauvages, puisque l’utilité de cette reconnaissance pour eux est, selon nous, sans appel.
Valentine Arnal
Cet article est extrait et adapté du rapport de stage « La reconnaissance de la personnalité juridique des animaux sauvages » pour la première année du master de droit public général de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2022.
[1] La Fondation Droit Animal Éthique & Sciences, Colloque, Droits et personnalité juridique de l’animal, 22 octobre 2019, Institut de France, p. 58.
[2] CCC 68831/2014/CFC1.
[3] La Fondation Droit Animal Éthique & Sciences, Colloque, op. cit. p. 51.
[4] Ibid.
[5] Qui veut dire littéralement « la chose de personne » puisque l’animal sauvage n’est pas approprié.
[6] Voir en ce sens la jurisprudence constante de la Cour de cassation, CA Aix en Provence, 21 juillet 2005, JurisData 2005-295805 ; CA Amiens, 21 janvier 2008, JurisData n°2008-358477 in R. BISMUTH, F. MARCHADIER, op. cit., p.164.
[7] Voir en ce sens l’arrêt du 13 janvier 1966 de la Cour de cassation concernant le tir au pigeon vivant in R. BISMUTH, F. MARCHADIER, op. cit. p.164.