La commission des affaires économiques du Sénat a missionné deux sénateurs, Olivier Rietmann et Henri Cabanel, pour se pencher sur le sujet de la viande cellulaire, aussi appelée viande cultivée ou viande « in vitro ». Après une série d’auditions, dont celle de la LFDA le 24 janvier 2023, les sénateurs ont rendu un rapport sur le sujet. Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’ils n’en ont pas eu l’eau à la bouche !
Des produits pas encore commercialisés
La viande cultivée est un morceau de viande conçu grâce à la technique de culture cellulaire. La culture cellulaire est bien connue des laboratoires, puisqu’elle permet d’étudier le développement des cellules. Elle sert par exemple à mettre au point des « mini-organes » ou organoïdes, en mettant en culture des cellules prélevées d’un organe.
La viande cultivée est donc le résultat de la culture de cellules musculaires d’animaux dans un milieu riche en facteurs de croissance. Pour que les cellules se développent, elles doivent être placées dans un bioréacteur avec une température adéquate et une atmosphère enrichie en CO2 (voir l’article « Qu’est-ce que l’agriculture cellulaire ? » dans le n° 108).
La viande qui en est tirée n’est pas commercialisée en France, ni dans le reste de l’Europe. On ne peut donc pas manger de steak ou d’aiguillette « cultivés » sur le continent européen. En revanche, à Singapour, un restaurant a été autorisé à servir des plats avec du poulet cultivé. D’autres pays suivront sûrement bientôt le pas.
Malgré une commercialisation impossible en France, des entreprises se sont lancées dans le développement (Gourmey, Vital Meat), avec des procédés de fabrication de viande de poulet, de porc, de poisson, et même du foie gras.
Progrès ou régression ?
Pour les sénateurs, la viande cultivée est technologiquement possible, mais elle n’est pas souhaitable. Selon eux, elle représente une « rupture civilisationnelle » dans la relation des humains avec les autres animaux, puisqu’elle remettrait en cause la domestication des animaux à des fins d’élevage. Cette rupture se traduirait par la « mise à distance des animaux de nos vies ».
De plus, la viande cellulaire pousserait « la production alimentaire un cran plus loin dans l’industrialisation du vivant ». C’est assez paradoxal car l’intensification de l’industrialisation de l’élevage, qui a lieu depuis les années 1980, n’est pas spécialement remis en cause par le Sénat. Le rapport cite la sociologue Jocelyne Porcher : « on produit du porc comme on produit des chaussures. » Le fait est qu’actuellement, l’immense majorité des cochons ne sont pas considérés beaucoup mieux que des chaussures quand on regarde les conditions dans lesquelles ils sont élevés en France. Elles ne respectent en aucun cas leur bien-être et leur dignité. Avec la viande cellulaire, on pourrait en finir avec de telles conditions de production.
Les sénateurs critiquent également la « vision purement utilitaire de l’alimentation », qui négligerait son aspect culturel et social en France, « constitutif de notre culture et de notre identité ». Un filet de bœuf façon Rossini fera-t-il moins partie du patrimoine culinaire si la pièce de bœuf et le foie gras ne proviennent pas d’animaux élevés (et gavés pour l’un) ? C’est une question à se poser. En tout cas, les sénateurs Rietmann et Cabanel considèrent que les produits issus de l’agriculture cellulaire ne devraient pas pouvoir s’appeler de la viande, mais que le nom de l’espèce devrait figurer sur l’emballage, pour des raisons sanitaires (allergies alimentaires). Les sénateurs rapporteurs de cette mission recommandent tout de même de développer la recherche publique sur la viande cellulaire, afin que la France ne reste pas à la traîne dans ce domaine.
Une opportunité face aux enjeux climatiques, environnementaux et de sécurité alimentaire
La viande cellulaire pourrait contribuer à la réduction de l’empreinte carbone de la production de produits d’origine animale tout en permettant à ceux qui en aiment le goût de les consommer. En effet, l’élevage est responsable de 14,5 % des émissions de gaz à effet de serre au niveau mondial, selon l’Organisation des Nations Unies pour l’agriculture et l’alimentation (FAO). Le méthane issu des éructations des ruminants d’élevage en est la première cause. Cependant, la production de viande cultivée est aussi gourmande en énergie. Ainsi, son potentiel d’intérêt en matière de réduction de l’empreinte carbone résiderait dans sa capacité à utiliser des énergies à bas carbone (énergies renouvelables et nucléaire). Le rapport du Sénat soulève qu’actuellement, « aucun des pays leaders de la « viande cellulaire » ne dispose d’un mix aussi durable » que ce qui est imaginé par une étude majeure sur le sujet. Mais les engagements nationaux et/ou internationaux (accord de Paris) poussent les États à aller dans cette direction.
Dans le monde, l’élevage occupe 70 % des surfaces agricoles cultivables, d’après la FAO. Il participe à la déforestation et à l’accaparement des terres, à la fois pour faire pâturer les animaux, mais aussi pour cultiver des céréales destinées à nourrir les animaux d’élevage, comme le soja. En outre, les sénateurs relèvent que « la « viande cellulaire » nécessiterait toujours moins d’eau bleue [issue des cours d’eau, lacs et nappes phréatiques] pour la production que la viande d’élevage ». L’Organisation des Nations Unies prévoit une augmentation de la population mondiale à 10 milliards en 2050. Dans le même temps, la consommation de viande devrait doubler sur la même période, selon la FAO, et un élevage respectueux des animaux ne permettra pas de répondre seul à cette demande. Ainsi, le GIEC reconnaît que la viande cultivée permettrait d’offrir une alternative à la viande conventionnelle, aux côtés des alternatives végétales.
Vigilance sur le bien-être des animaux
La LFDA a été auditionnée par la mission d’information sénatoriale, aux côtés des organisations Welfarm et Œuvre d’Assistance aux Bêtes d’Abattoirs (OABA). Le rapport retient une « curiosité bienveillante » des organisations envers le produit.
En effet, la LFDA a soutenu que la viande cellulaire pourrait avoir un intérêt si elle venait à remplacer la viande issue d’animaux élevés dans des conditions indignes et irrespectueuses de leur bien-être. Il faudrait pour cela que son prix soit égal ou inférieur à la viande issue d’élevage. Une production à l’échelle industrielle, à la place de l’élevage intensif, permettrait aussi de réduire les externalités environnementales négatives précédemment évoquées. En considérant que la majorité des citoyens continueront à consommer de la viande, mais qu’ils devront en consommer en quantité moindre pour des raisons climatiques, environnementales, sanitaires et de bien-être animal, la viande cultivée pourrait cohabiter – avec un prix plus bas – avec la viande issue d’un élevage favorisant le bien-être des animaux. Évidemment, les propriétés nutritionnelles et organoleptiques des aliments cellulaires devront être équivalentes à celles de la viande conventionnelle pour que les produits aient un quelconque intérêt.
Cependant, la fondation a soulevé des points de vigilance qui doivent absolument être pris en compte dans le développement de cette industrie. Premièrement, la viande cultivée pourrait nécessiter le prélèvement de cellules par biopsie sur des animaux. Si c’est le cas, ces derniers devraient être élevés dans des élevages destinés à la production alimentaire respectueux des animaux, ou bien dans des refuges sans but alimentaire. Les conditions de prélèvement devraient être indolores et non-génératrices d’angoisse. Les conditions d’élevage et de prélèvement devraient être encadrées par la loi. Le second point de vigilance concerne le milieu de culture des cellules en laboratoire, qui est traditionnellement du sérum fœtal bovin, ce qui pose un problème éthique. Le sérum est prélevé sur des fœtus de veaux récupérés lors de l’abattage de vaches gestantes. Les entreprises qui développent des produits d’agriculture cellulaire déclarent ne pas souhaiter utiliser du sérum fœtal bovin pour la production de viande cultivée à visée commerciale. Elles travaillent au développement d’alternatives synthétiques ou végétales, certaines étant déjà au point. La LFDA souhaite que l’utilisation de sérum fœtal bovin soit interdite par la loi, proposition retenue par les sénateurs.
Les freins à lever pour le développement de l’agriculture cellulaire
L’autorisation de mise sur le marché des aliments cellulaires
Dans l’UE, la Commission européenne aura la tâche d’approuver ou non la mise sur le marché des aliments cellulaires, sur l’avis de l’Agence européenne de sécurité des aliments (EFSA). La procédure, édictée dans le règlement (UE) 2025/2283, dit règlement « novel food » (nouveaux aliments), implique un examen scientifique rigoureux pour évaluer le risque sanitaire des produits. Compte tenu du marché unique dans l’UE, il ne sera pas possible, pour un État membre, d’interdire la vente de produits issus de l’agriculture cellulaire s’ils sont autorisés par l’UE. Cependant, la mise au point des produits, leur autorisation de mise sur le marché après avis scientifique et la production à grande échelle et à moindre coût n’est certainement pas pour tout de suite.
La viabilité économique du secteur
Au lancement de l’activité, les aliments cellulaires seront certainement des produits « haut de gamme », loin d’être accessibles à toutes les bourses. Cela dit, les coûts auraient déjà largement diminué depuis la production du premier steak cultivé à 300 000 euros en 2013. L’évolution et la maitrise des processus de production, ainsi que les économies d’échelle, devraient permettre de réduire les coûts de production et donc de rendre les produits plus accessibles.
Les consommateurs auront le dernier mot
Finalement, le rôle du consommateur sera central dans l’essor ou non des aliments cellulaires. Selon un sondage OpinionWay pour The Good Food Institute réalisé en février 2022, un tiers des Français interrogés se dit prêt à acheter de la viande cultivée, et 48 % pour les 18-24 ans. Une étude de 2020 sur le marché européen de la viande cellulaire indique que 44 % des Français et 58 % des Allemands interrogés se disent prêts à goûter la viande cultivée. Les consommateurs sont en demande d’informations fiables sur les produits qu’ils consomment. Il sera nécessaire, pour les entreprises qui commercialiseraient ce type de produits, de faire toute la transparence sur leur processus de fabrication et leur composition.
Conclusion
Le rapport des sénateurs Olivier Rietmann et Henri Cabanel couvre une bonne partie des enjeux liés à la viande cellulaire. Cependant, ils le disent d’emblée : « étudier n’est pas cautionner, encadrer n’est pas tolérer, parer à toute éventualité n’est pas l’appeler de ses vœux ». Ils ne voient pas en l’agriculture cellulaire l’avenir des produits d’origine animale. Ils jugent les aliments cellulaires « pas indispensables ». En tout état de cause, si l’agriculture cellulaire devait révolutionner la consommation de produits d’origine animale, elle devrait le faire au profit du bien-être animal.
Nikita Bachelard