CR: Parle-moi, de TC Boyle (2023)

T.C. Boyle. Éditions Grasset. Collection « En lettres d’ancre ». 2023. 416 pages (25 €)

TRADUIT DE L’ANGLAIS (ÉTATS-UNIS) PAR BERNARD TURLE

Une fiction pour parler d’un singe au langage humanisé

Dans Parle-moi de T.C. Boyle, l’histoire de Sam, un jeune chimpanzé mâle, est narrée. Sam, qui a été arraché bébé à la forêt où il est né, porte les séquelles traumatiques de la mort de sa mère, tuée par des braconniers. Sam est chanceux, dans le sens où il fait partie des 10 % de bébés chimpanzés capturés ayant survécu. Mais pour quelle vie ? Au lieu de vivre dans son habitat naturel, Sam est utilisé comme sujet de recherche en psychologie.

Dans les années 1980, période où se déroule l’histoire de Sam, Guy, un professeur d’une université américaine ordinaire, décide de l’accueillir chez lui. Guy apprend à Sam le langage des signes, une compétence que le chimpanzé maîtrise relativement bien. Guy et le directeur de son institut, Donald, entreprennent également des recherches pour déterminer si Sam peut parler vocalement. Comme de nombreux scientifiques, ils aspirent à la renommée et au succès de leurs travaux, mais cette ambition se retourne contre Sam. Incapable de parler et n’apprenant qu’un nombre limité de signes, Sam voit son programme de recherche sur le langage chez les chimpanzés interrompu. Du jour au lendemain, Sam est envoyé dans un hangar où il est enfermé avec d’autres chimpanzés dans de minuscules cages.

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Les besoins émotionnels de Sam sont totalement ignorés, il est considéré comme un simple objet ayant une valeur économique. Dans le monde de la recherche scientifique occidentale, la rentabilité prime sur tout le reste. Sam dépérit dans sa cage, privé de ses vêtements et des objets auxquels il s’était attaché. Il est contraint de côtoyer d’autres chimpanzés qu’il ne sait pas comment aborder, car Sam reste avant tout un être humain. Épuisé, Sam se laisse mourir, mais il reçoit l’aide d’Elise, une jeune étudiante en psychologie, qui s’efforce de le sortir de cet enfer.

Il est extrêmement difficile pour un éthologue ou un primatologue d’apprécier un livre dans lequel l’écrivain tente de pénétrer l’esprit d’un primate non humain et d’imaginer ses pensées, ainsi que la manière dont il les exprime sur papier. Les notions humaines diffèrent de celles des chimpanzés, les objets n’ont pas les mêmes propriétés, et les écrivains échouent parfois dans leur quête scientifique pour transposer les pensées simiesques sur le papier. Tristan Garcia, avec Les mémoires de la jungle, et Wadji Mouawad, avec Anima, se sont tous deux lancés dans cette tentative, respectivement. Toutefois, nous sommes parvenus à le faire avec succès dans Kamikaze Saru – Le singe cobaye, en utilisant des mots macacomorphes plutôt qu’anthropomorphes pour exprimer des entités telles que le feu, le soleil ou les humains.

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T.C. Boyle réussit également cet exploit dans Parle-moi, où l’on comprend que Sam ne réfléchit ni ne se comporte comme un être humain, mais bien selon sa nature de chimpanzé. Les concepts pensés par le chimpanzé sont écrits en gras dans le livre et l’auteur explique bien l’absence de certaines notions ou l’incompréhension de certains actes humains pas le singe.

Un chimpanzé victime de l’ignorance de ses besoins et de ses capacités

Il est aussi intéressant de noter que T.C. Boyle met l’accent sur ce que les humains veulent apprendre aux chimpanzés et de leur colère lorsque ce dernier ne réussit pas les tâches scientifiques ou quotidiennes que lui impose sa famille humaine. « On doit le laisser foutre le bordel dans la baraque. » « Il a de la merde plein la couche. » Il est déjà difficile d’apprendre certaines règles culturelles à des enfants, alors comment l’apprendre à des animaux qui ont leur propre nature ? Sam échoue donc. Comment réussir des tâches imposées qui ne sont pas dans le répertoire comportemental d’une espèce, comme si on demandait à un poisson de voler ?

L’ambition et l’égo de Guy et Donald sont touchés et Sam, n’étant considéré que comme un objet de 10 000 $, est renvoyé dans un hangar pour servir de reproducteur et de cobaye pour tester de nouveaux médicaments. Cette personne non humaine qui se pensait pourtant humaine est laissée par les siens et surtout réduite au simple statut d’outil remplaçable et jetable : « – Comment quiconque pourrait-il être propriétaire de Sam ? Ce serait comme de l’esclavage… Est-ce qu’on n’a pas aboli l’esclavage ? – C’est un animal. – Non, c’est presque une personne et tu le sais aussi bien que moi… Il parle, il pense, il nous aime… » (p. 164). L’auteur du livre relate bien les sentiments de Sam lorsqu’il se retrouve « enfermé dans une cage, sans ses jouets, sans sa couverture… Il devait être terrifié. Désorienté. Désespéré… Comme un enfant qui, enlevé de sa famille, se retrouverait dans une cellule de prison, dans un pays étranger où on ne parlerait pas sa langue et où il ne pourrait que pleurer et pleurer encore jusqu’à s’étouffer » (p. 188).

Le destin de Sam, le chimpanzé, est scellé, tout comme celui de tous les animaux utilisés dans la recherche expérimentale, considérés simplement comme des objets. T.C. Boyle aborde avec justesse le sujet de la recherche sur les grands singes et les problématiques de l’époque. Bien que la recherche animale sur les grands singes ait cessé depuis, notre société occidentale, fondée sur une ontologie naturaliste, continue de considérer les animaux, quelles que soient leurs capacités cognitives et émotionnelles, comme de simples cobayes. Les dilemmes éthiques soulevés dans Parle-moi se sont aujourd’hui transposés aux autres animaux utilisés dans la recherche. Les progrès dans notre compréhension de l’intelligence animale et les conflits éthiques actuels entourant l’expérimentation animale nous indiquent qu’il est temps de changer de paradigme et de revoir notre relation avec les autres animaux.

En France, 4 000 macaques sont tués chaque année en expérimentation animale, tandis que ce chiffre atteint 70 000 aux États-Unis. À travers son livre, T.C. Boyle nous invite à reconsidérer notre perception des autres animaux. Il est temps de les reconnaître comme des individus dotés d’intentions et de sentiments, plutôt que de les considérer comme de simples marchandises.

Cédric Sueur

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