Alors que les fonds marins représentent 98% du volume des océans, la communauté internationale se divise sur leur exploitation minière.
L’Océan : acteur essentiel de la régulation du climat
Encore trop ignoré du grand public, l’océan profond joue un rôle crucial dans l’atténuation du changement climatique. Par ses échanges permanents avec l’atmosphère, il agit sur la régulation du climat mondial par deux procédés principaux.
D’une part, la circulation océanique contribue à réguler la température de notre planète en conduisant les eaux chaudes des zones tropicales vers les pôles et l’eau froide des pôles vers les profondeurs.
D’autre part, l’océan est le premier puits de carbone de la planète. Il absorbe puis stocke durablement près du quart du dioxyde de carbone (CO2) relâché dans l’atmosphère, mais également la quasi-totalité de la chaleur supplémentaire résultant de l’effet de serre produit par les activités humaines. Au cours des 40 dernières années, l’océan a absorbé près de 93 % de l’excès de chaleur.
La majeure partie du CO2 absorbé étant stockée dans les sédiments du plancher océanique, les fonds marins occupent une place centrale dans ce mécanisme de captation du carbone. Les écosystèmes des grands fonds jouent, eux aussi, un rôle majeur en transformant le méthane présent dans les profondeurs en minéraux, l’empêchant ainsi de remonter à la surface.
Fonds marins : de quoi parle-t-on ?
Les fonds marins sont composés de chaînes montagneuses, de canyons, de pics volcaniques et de vastes plaines abyssales. Ils commencent au-delà de 200 mètres sous la surface et descendraient jusqu’à environ 11 000 mètres de profondeur. La profondeur moyenne de l’Océan atteint près de 4 000 mètres. À titre de comparaison, l’Everest s’élève à 8 848 mètres.
Au-delà de 200 mètres de profondeur, la lumière du soleil disparaît peu à peu pour laisser place à une obscurité totale à partir de 1 000 mètres. À l’obscurité s’ajoute une température faible alliée à une forte pression.
Malgré ces conditions extrêmes peu propices à la vie, nous savons désormais que les abysses hébergent une grande diversité d’espèces, particulièrement fragiles et vulnérables, qui possèdent des propriétés biologiques singulières encore trop peu connues.
Outre une extraordinaire faune et flore, les fonds marins abritent également des gisements de métaux rares, comme le cuivre, le nickel, le cobalt ou le manganèse, qui suscitent un attrait croissant de la communauté internationale.
Chaque État contrôle les fonds marins situés dans ses eaux territoriales et sa zone économique exclusive, soit jusqu’à 200 milles nautiques (370 km) de ses côtes (article 57 de la Convention de Montego Bay, ci-après la « Convention »). Au-delà de cette limite, les fonds marins situés dans la zone internationale appartiennent au patrimoine commun de l’humanité et les activités qui s’y déroulent sont régulées par l’Autorité internationale des fonds marins (AIFM).
Qu’est-ce que l’exploitation minière des fonds marins ?
L’exploitation minière des fonds marins consiste à extraire les minéraux présents dans les gisements des grands fonds marins. Concrètement, l’exploitation requiert l’envoi d’engins collecteurs imposants, à plusieurs kilomètres sous la surface, pour racler les fonds marins et prélever les minéraux convoités afin de les traiter sur la terre ferme.
Dans les eaux internationales, l’AIFM est seule compétente pour autoriser et réguler l’exploitation minière des fonds marins. Créé en 1994, à la suite de la signature de la Convention, cet organisme onusien doit répondre à un double objectif : protéger l’environnement des fonds marins, tout en réglementant l’exploitation de leurs ressources minérales (Beurrier J.-P., 2015) et en garantissant que toute exploitation minière se fera « dans l’intérêt de l’humanité toute entière » (article 140 de la Convention).
La Convention prévoit notamment que les contrats d’exploration et d’exploitation des minéraux des fonds marins peuvent être conclus avec des entreprises minières à la fois publiques et privées à condition qu’elles soient parrainées par un État partie à la Convention.
À ce jour, l’AIFM n’a délivré que 31 permis d’exploration dans les eaux internationales à des États européens, asiatiques ou du Pacifique sud. La France s’est vue attribuée deux contrats d’exploration avec l’Ifremer. L’extraction à une échelle commerciale des minéraux présents dans les fonds marins n’a, en revanche, pas encore commencé.
Face au vif intérêt que suscitent ces gisements, la situation est-elle en passe de changer ?
L’exploitation minière : un enjeu économique et géopolitique
Longtemps préservés des aspirations commerciales par leur éloignement et le mystère qui les entoure, les fonds marins sont aujourd’hui à l’origine de convoitises nouvelles. Ils sont perçus par certains comme une source durable de métaux, qui permettrait de répondre à l’augmentation de la demande mondiale de minerais.
Le cobalt, le nickel, le cuivre ou le manganèse sont, en effet, considérés indispensables à la fabrication de produits de haute technologie dont les pays développés ne savent plus se passer (smartphones, écrans plats, tablettes, etc.) mais aussi au développement de l’industrie verte dans un contexte de transition énergétique (batteries électriques, cellules photovoltaïques, éoliennes, etc.).
L’importance du nouveau marché économique que représenterait l’exploitation minière des fonds marins est cependant à relativiser. Outre la complexité et le coût des opérations d’extraction, plusieurs entreprises majeures comme Tesla, Ford, Google et Samsung ont d’ores et déjà déclaré qu’elles ne s’approvisionneraient pas en minéraux provenant des grands fonds marins, répondant ainsi à la pression de l’opinion publique.
Au-delà de l’aspect économique, les intérêts géopolitiques liés à ces ressources marines ne sont pas à négliger. Le secteur des métaux est aujourd’hui concentré entre les mains d’un nombre restreint d’acteurs, dont la Chine, qui contrôle déjà en grande partie le marché des terres rares, et possède 5 des 30 permis d’exploration délivrés par l’AIFM.
Lors de la dernière session de négociation de l’AIFM, qui s’est tenue fin juillet à Kingston (Jamaïque), où se trouve le siège de l’Autorité, les pays signataires de la Convention se divisaient essentiellement en deux blocs. D’un côté, la Chine, la Russie et certaines îles du Pacifique (comme Nauru et les îles Cook), fervents partisans d’une exploitation minière à court terme. De l’autre, une coalition grandissante d’États sont favorables à l’adoption d’une pause de précaution, voire d’une interdiction de l’exploitation minière des fonds marins. Vingt-trois États ont, à ce jour, rejoint le moratoire depuis juin 2022.
Les interventions des divers États témoignaient d’une préoccupation différente accordée au respect de l’environnement. Au soutien des seconds, des scientifiques du monde entier alertent sur les dégâts écologiques que causerait l’exploitation minière en eaux profondes. À ce jour, 782 scientifiques et experts politiques spécialisés en la matière dans 44 pays ont signé une déclaration appelant à l’arrêt de tous les efforts d’exploitation minière, et ce jusqu’à ce que les conséquences écologiques soient mieux comprises.
Exploitation minière : quelles conséquences environnementales ?
La communauté scientifique s’accorde à considérer que les conséquences écologiques de l’exploitation minière en eaux profondes pourraient être désastreuses, d’autant que les écosystèmes des fonds marins demeurent peu connus.
L’exploitation minière entraînerait la destruction durable d’écosystèmes vulnérables durant la phase de collecte des minerais (Sarradin et al., 2017). La biodiversité marine serait aussi impactée par la pollution sonore (émissions acoustiques et électromagnétiques, vibrations, bruits, etc.) et lumineuse générées par les infrastructures d’extraction.
La qualité de l’eau, la faune locale et la chaîne alimentaire seraient, quant à elles, touchées par le soulèvement de sédiments et de déchets miniers engendré par les opérations d’extraction.
L’exploitation minière pourrait entraîner la libération du CO2 retenu dans les sols océaniques depuis des millions d’années, perturbant ainsi la fonction de séquestration du CO2 de l’Océan.
La question se pose également de l’impact qu’aurait l’exploitation minière sur la pêche, alors même qu’elle représente la principale source de protéine animale pour près de 3 milliards de personnes (source : ONU).
Le secrétaire général de l’AIFM reconnaît lui-même que d’autres dégâts pourraient aussi être causés par le mauvais fonctionnement du mécanisme de remontée et de transport ou des fuites hydrauliques, par exemple.
Pour vérifier si l’exploitation minière entraînerait des dommages irrémédiables et disproportionnés, les scientifiques estiment qu’une décennie de recherche serait a minima nécessaire. L’exploitation et l’exploration minière des fonds marins ne devraient pas intervenir avant que « des évaluations d’impact rigoureuses et transparentes aient été menées, les risques environnementaux, sociaux, culturels et économiques de l’exploitation minière des grands fonds marins aient été exhaustivement compris, et la protection efficace du milieu marin soit garantie », a indiqué l’UICN lors du Congrès mondial de la Nature à Marseille (2020).
À l’heure de l’effondrement de la biodiversité et de l’urgence climatique, est-il vraiment opportun d’aller dévaster les abysses pour en extraire des métaux, aussi stratégiques soient-ils ?
La France, leader en faveur d’une interdiction d’exploitation
Alors que la France semblait il y a peu tentée par l’exploitation minière des océans, notre pays a surpris la communauté internationale en changeant (radicalement) de position au cours des derniers mois.
Lors de la conférence des Nations unies sur les océans qui s’est tenue à Lisbonne en juin 2022, le président Emmanuel Macron a d’abord défendu l’élaboration d’un « cadre légal pour mettre un coup d’arrêt à l’exploitation minière des fonds en haute mer et ne pas autoriser de nouvelles activités qui mettraient en danger les écosystèmes océaniques ».
Quelques mois plus tard, une proposition de résolution transpartisane visant à « soutenir, dans le cadre d’un moratoire, l’interdiction de l’exploitation minière des fonds marins en haute mer tant qu’il n’aura pas été démontré par des groupes scientifiques indépendants et de manière certaine que cette activité extractive peut être entreprise sans dégrader les écosystèmes marins et sans perte de la biodiversité marine » était déposée à l’Assemblée nationale.
Parachevant la position française, le président de la République française a officiellement déclaré que « la France [soutenait] l’interdiction de toute exploitation des grands fonds marins » [PDF], au cours de son intervention à la COP27 de Charm el-Cheikh (Égypte).
En juillet 2023, Hervé Berville, secrétaire d’État chargé de la mer, a réaffirmé la position de la France lors de la dernière assemblée générale de l’AIFM, en déclarant que « cette décision est assumée, définitive et s’appuie sur les nombreux travaux scientifiques dont les conclusions sont claires : nous ne pouvons pas (et nous ne devons pas) nous lancer dans une activité industrielle nouvelle alors que nous ne sommes pas encore capables d’en mesurer les conséquences et donc de prendre le risque de dommages irréversibles pour nos écosystèmes marins ».
Deuxième puissance maritime au monde, la France prend la responsabilité qui lui incombe de surveiller, protéger et valoriser ce patrimoine unique.
Vers une protection renforcée de l’Océan ?
Aujourd’hui, nous connaissons mieux la surface de la Lune que celle des fonds marins. Seuls 10 % de la topographie marine aurait été recensée et moins de 1 % aurait fait l’objet de recherche et d’exploration. L’étude des fonds marins est impérative.
La mise en place d’aires marines protégées (AMP) est, elle aussi, essentielle pour préserver des écosystèmes remarquables, comme ceux des canyons ou des monts sous-marins, qui assurent des fonctions importantes en interaction avec les écosystèmes de surface.
L’adoption, en juin 2023, du traité pour la protection de la haute mer (BBNJ) montre la voie. Ce traité, négocié depuis plus de 15 ans, prévoit la protection d’au moins 30 % des océans d’ici 2023, permettant notamment la création d’AMP en haute mer.
Le 20 septembre 2023, en marge de l’Assemblée générale des Nations unies s’ouvrait la période de signature du traité. Plus de 70 États, dont la France, ont signé ce texte en l’espace de quarante-huit heures, témoignant de leur volonté de voir le traité aboutir. La phase de ratification par les parlements nationaux est désormais ouverte pour une durée de deux ans (article 53 de la Constitution française). Le traité entrera en vigueur – et deviendra ainsi juridiquement contraignant – une fois qu’il aura été ratifié par au moins 60 États. À l’Assemblée nationale, certains parlementaires travaillent déjà pour que cette ratification intervienne d’ici la fin de l’année. Une ambition qui devrait être partagée par le gouvernement, qui accueillera la prochaine conférence des Nations unies sur les océans à Nice, en 2025.
Leslie Valloir