Dans leurs domaines de compétence respectifs, l’État et le Pays ont récemment pris des mesures pour lutter contre la maltraitance animale en Polynésie française, suivant en cela l’opinion d’une population de plus en plus sensible à la question. Dans ce contexte, comment les autorités – en particulier judiciaires – réagissent-elles face à la mise à mort de chiens aux fins de les consommer, sujet ayant fait l’objet au plan national d’une lettre ouverte adressée le 17 juin 2023 au président de la République par un collectif de députés et d’ONG pour exhorter la France à s’engager au niveau international contre une telle pratique ?
La maltraitance animale : une préoccupation affichée du pays et de l’État
La protection des animaux a une résonance culturelle, économique et écologique particulière en Polynésie française, haut lieu touristique pour des personnes souvent attirées par la recherche d’un rapport unique avec une nature préservée mais fragile.
Le sujet relève aussi bien du domaine de la santé et du bien-être animal, que du champ pénal. Conformément aux principes de répartition des compétences issus de la Loi organique n° 2004-192 du 27 février 2004 portant statut d’autonomie de la Polynésie française, le Pays est en droit d’intervenir dans le premier au titre de sa compétence de droit commun, tandis que le second est attribué à l’État.
Des autorités polynésiennes innovantes en la matière
Les autorités polynésiennes ont pris la mesure du problème en créant en 2022 un portefeuille ministériel de la condition animale, alors confié à la ministre du Travail et des Solidarités Virginie Bruant. Cette spécificité polynésienne est à mettre en avant tandis qu’au niveau national la santé et le bien-être animal sont rattachés au ministère de l’Agriculture et de la Souveraineté alimentaire, et que la création d’un Défenseur des droits des animaux semble actuellement au point mort.
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Dans le nouveau gouvernement au pouvoir depuis mai 2023, ce portefeuille est conservé et confié à la vice-présidente, Eliane Tevahintua, également ministre de l’Environnement. Celle-ci s’était dite touchée par la lettre ouverte adressée pendant la campagne électorale à l’ensemble des partis politiques par l’Alliance pour le Respect et la Protection des Animaux de Polynésie (ARPAP), collectif local d’associations de protection animale.
L’une des premières actions du nouveau président de la Polynésie française Moetai Brotherson en la matière a été la création, en juillet 2023, d’un siège de représentant de la défense de la cause animale au Conseil Économique, Social, Environnemental et Culturel (CESEC) dédié aux associations.
La déclinaison locale de mesures nationales
L’État, qui conserve sa compétence régalienne en matière de justice, de sécurité et d’ordre publics, manifeste également sa volonté d’agir. Il a ainsi été annoncé en mars 2023 la mise en place d’un gendarme référent « maltraitance animale » dans chaque brigade polynésienne, dans la continuité de la création le 1er octobre 2022 à Papeete d’une antenne locale de l’Office Central de Lutte contre les Atteintes à l’Environnement et à la Santé Publique (OCLAESP), qui compte depuis janvier 2023 une division de lutte contre la maltraitance animale.
L’abattage de chiens pour la consommation : une sanction récente des tribunaux
Bien qu’il n’existe pas (encore) en Polynésie française de Pôle Maltraitance animale comme au Parquet général de Toulouse, une vice-procureure, Hélène Geiger, a néanmoins la charge de cette problématique, et il est à relever un durcissement de la position des magistrats, tant du Parquet que du Siège, en la matière.
De manière générale, comme dans de nombreux tribunaux en France, les peines sont de plus en plus conséquentes, suivant en cela l’émotion suscitée dans la population par des affaires particulièrement dramatiques comme celle des deux chiens errants retrouvés avec les yeux crevés en mars dernier. Mais la Cour d’appel de Papeete a aussi mis fin à une jurisprudence particulière relaxant les prévenus qui noyaient ou battaient à mort des chiens pour les consommer ou vendre leur chair.
Retour sur des décisions de relaxe surprenantes
Même à s’en tenir à une analyse purement juridique, les motivations des magistrats étaient contestables. Dans un premier arrêt du 19 février 1998, la Cour se référait à la « tradition ancestrale de la Polynésie » selon laquelle « dans la société maohi ancienne le chien constituait l’apport carné essentiel » pour justifier la relaxe du prévenu, poursuivi pour sévices graves et actes de cruauté pour avoir organisé dans l’abattoir qu’il dirigeait la noyade de chiens en vue de leur consommation. Sans même se lancer dans des considérations sur le bien-fondé culturel d’une supposée tradition polynésienne de consommation de viande de chien, cette motivation se heurtait à l’évidence à un principe fondamental, qui est celui de l’interprétation stricte de la loi pénale : l’exonération de responsabilité pénale pour les « courses de taureaux » et les « combats de coqs » de article 521-1 du Code pénal ne saurait être étendue à d’autres cas que ceux expressément visés.
Dans un second arrêt du 14 octobre 1999, la Cour retenait la nécessité d’agir pour exclure tous sévices graves ou actes de cruauté – sans pour autant retenir une autre qualification – de la part d’un agriculteur de Tahiti, s’agissant là encore de noyades de chiens en vue de leur consommation. Les faits avaient été commis antérieurement à la loi n°99-5 du 6 janvier 1999 qui a supprimé la notion d’absence de nécessité des éléments constitutifs de l’infraction (cf. article de Suzanne Antoine, La loi n°99-5 du 6 janvier 1999 et la protection animale, Recueil Dalloz 1999, p. 167). Les magistrats retenaient une conception utilitariste de la nécessité, en relevant qu’« aucun élément de la procédure n’établit que [X] ait procédé à l’abattage de chiens à d’autres fins que son alimentation et qu’à cette occasion, il ait eu recours à une autre technique d’abattage que la mort par noyade » qui « a des effets plus immédiats que la saignée des animaux pratiquée, en métropole, dans les campagnes ».
Depuis la loi précitée de 1999, seul un état de nécessité au sens de l’article 122-7 du Code pénal pourrait désormais théoriquement être invoqué comme cause d’exonération de responsabilité pour cette infraction. Il serait toutefois hasardeux, voire insultant pour les Polynésiens, d’ériger en principe qu’aujourd’hui, en Polynésie française, tuer un chien pour sa consommation répond à la définition pénale d’un « acte nécessaire à la sauvegarde de la personne ou du bien », « face à un danger actuel ou imminent qui menace elle-même, autrui ou un bien ».
Cette jurisprudence s’inscrivait semble-t-il dans un contexte plus général de légitimation de l’abattage de chiens vu comme le moyen d’éradiquer le problème de l’errance animale, particulièrement important en Polynésie française. En effet les mêmes magistrats avaient, dans un arrêt du 5 octobre 2000, relaxé de la contravention d’atteinte volontaire à la vie d’un animal deux personnes poursuivies pour l’empoisonnement des chiens de leur voisin par dépôt d’aliments empoisonnés sur leur terrain, en retenant une motivation qui ne laisse aucun doute sur leur vision du traitement de la problématique de la divagation des animaux domestiques : tout en relevant que les prévenus « reconnaissent avoir disposé sur leur terrain des aliments empoisonnés en vue de l’élimination des animaux errants », la Cour retenait tout à la fois le défaut de preuve d’un lien de causalité, l’absence d’élément intentionnel, la faute de la victime et l’état de nécessité.
Ainsi, selon eux, le lien de causalité entre le dépôt d’aliments empoisonnés aux fins d’éliminer les chiens et chats errants et le décès des chiens du voisin n’était pas établi « faute d’autopsie des bêtes décédées ». L’intention des prévenus de donner la mort était exclue au motif qu’« ils n’ont pas voulu ni prévu la mort des animaux domestiques de leurs voisins ». La victime était considérée comme fautive car « ces animaux étant censés être enfermés et empêchés d’aller manger à droite ou à gauche, leur décès – si mort par empoisonnement il y a – résulte de ce que leur maître les a laissés divaguer ». Enfin il était affirmé que les prévenus avaient agi par nécessité du moment qu’ils établissaient que « chiens, chats, coqs et autres poulets pullulent à l’état sauvage dans les environs immédiats de leur domicile, que ces animaux constituent une source de nuisance considérable en raison du bruit, des odeurs, des déprédations voire des agressions auxquelles ils se livrent, et qu’ainsi ils n’ont pas d’autres ressources que de tenter d’éliminer une partie de cette faune en disposant chez eux des aliments empoisonnés ».
Une justice actuelle plus dure, en phase avec l’opinion publique
Aujourd’hui les consciences ont évolué et le Parquet de Tahiti affiche une tolérance zéro en matière de maltraitance animale. Le durcissement de la justice se manifeste notamment par des condamnations de maîtres laissant leurs chiens attachés sans eau ni nourriture régulière, comme celle prononcée par un jugement du Tribunal de police de Papeete du 6 avril 2023 retenant pour de tels faits la qualification de mauvais traitements.
Dans ce contexte, la jurisprudence précitée relative à la consommation de viande de chien paraît bien avoir changé. En témoignent deux affaires particulièrement médiatisées : le 15 janvier 2015, le Tribunal correctionnel de Papeete a condamné pour sévices graves et actes de cruauté à 15 000 FCP d’amende et une interdiction à vie de détenir un animal le propriétaire d’une chienne qu’il avait égorgée pour la manger ; le 29 août 2019, le tribunal a retenu la même qualification et prononcé une peine de 3 mois d’emprisonnement avec sursis mise à l’épreuve et 5 ans d’interdiction de détenir un chien vis-à-vis de deux hommes qui avaient tué à coup de couteau et mangé un chien errant et qui s’étaient pris en photo sur Facebook devant le cadavre du chien pendu et dépecé.
Une problématique beaucoup plus vaste
Les poursuites et sanctions judiciaires ne sont évidemment pas le seul moyen de lutter contre la maltraitance animale et le sujet, en Polynésie française, doit être appréhendé autour de la problématique plus générale de l’errance animale : des associations de protection animale estiment potentiellement à 500 000 le nombre de chiens vivant en Polynésie française – pour une population de 278 786 habitants au 31 août 2022 selon l’ Institut de la statistique de la Polynésie Française –, dont une majorité laissée en état de divagation, ce qui génère des dangers pour les animaux et des problèmes d’ordre sanitaire, environnemental, économique et en terme de sécurité publique pour la population.
Les autorités s’orientent aujourd’hui vers des solutions à la fois bien plus efficaces et beaucoup moins choquantes que l’abattage des animaux. À l’approche de l’accueil des épreuves de surf des JO 2024, des réflexions sont en cours pour lancer à une vaste échelle des campagnes d’information et de sensibilisation de la population au bien-être animal comme l’organisent déjà certaines communes, mais aussi pour mettre en place des actions de stérilisation, dont il est à espérer pour le futur qu’elles ne reposeront pas sur les seules épaules des associations et qu’elles suivront une méthodologie stricte. Les discussions portent également sur la création d’un lieu d’accueil pour les animaux abandonnés, la seule structure s’en rapprochant sur l’ensemble du territoire de la Polynésie française étant à ce jour le chenil créé en 2019 à Bora Bora, qui est limité à 8 chiens.
Un traitement éthique de ce problème repose nécessairement sur un travail commun du Pays et de l’État, en partenariat avec l’Ordre des vétérinaires et les associations locales et nationales, voire des organisations internationales, afin que des projets d’ampleur puissent enfin être mis en œuvre, à l’instar de celui de la stérilisation massive dans les principales îles de la Polynésie française.
Laure Bélanger