Elevage d’insectes: les start-ups face à la morale

L’élevage d’insectes appelle à réfléchir au statut moral des insectes d’une part, et à l’importance morale du nombre d’individus d’autre part. Ces deux problématiques interagissent entre elles. Nous avons vu dans l’article précédent le nombre stupéfiant d’animaux concernés. Cet article propose de donner un aperçu des implications de l’élevage d’insectes sous un angle éthique.

Le développement de l’élevage d’insectes pose des questions morales complexes. Notamment, la petite taille des insectes implique que le nombre d’individus concernés lorsqu’on les élève monte très vite. On estime qu’en 2020, entre 1000 et 1 200 milliards d’insectes d’élevage ont été abattus, ce qui fait d’eux le groupe d’animaux élevés (vertébrés et invertébrés inclus) dont l’on abat le plus grand nombre d’individus chaque année. Les chiffres montent très vite, à la fois en valeur absolue (croissance de la filière), mais également en valeur relative, lorsqu’on rapporte le nombre d’individus sacrifiés à la quantité de nourriture produite, par comparaison aux productions animales classiques.

Lire aussi: « Elever des insectes et des licornes : l’essor d’une filière », n°120

L’élevage d’insectes appelle à réfléchir au statut moral des insectes d’une part, et à l’importance morale de la question du nombre d’individus d’autre part : deux problématiques qui interagissent entre elles. S’ajoute à cela la difficulté de la prise en compte dans la réflexion d’incertitudes empiriques à propos de la sentience et du bien-être des insectes d’élevage, et à l’impact environnemental de cette industrie. Cet article propose de donner un aperçu des implications de l’élevage d’insectes sous un angle éthique.

Sentience : capacité à ressentir subjectivement des états mentaux positifs ou négatifs comme la douleur, le plaisir et les émotions.

Lire aussi: « Les insectes sont-ils sentients ? », n°116

La sentience: plus importante que les capacités cognitives?

Des incertitudes subsistent vis-à-vis de la sentience des insectes appartenant aux espèces utilisées pour l’élevage, notamment concernant les stades de vie précoces. Cependant, le niveau de preuve en faveur de leur possible sentience est déjà très considérable et ne fait qu’augmenter avec le temps. La persistance d’incertitudes nous confronte à un dilemme : doit-on ou non leur accorder le bénéfice du doute ? Heureusement pour les insectes, même certains acteurs majeurs de l’industrie de l’élevage d’insectes, tels que la start-up française Innovafeed, considèrent (au moins sur le papier) qu’il est éthiquement requis de leur accorder le bénéfice du doute.

D’aucuns pourraient être tentés de partir du principe selon lequel les capacités cognitives des insectes, présumées faibles, signifieraient que leurs intérêts n’ont que très peu d’importance morale. Cependant, cette intuition ne résiste pas à un examen critique. Depuis plusieurs décennies déjà, de nombreux philosophes, dont Peter Singer, rappellent que fonder le degré de considération morale des intérêts d’un individu (en particulier en matière de souffrances et de bien-être) sur ses capacités cognitives est moralement problématique. Ce principe fait aujourd’hui l’objet d’un consensus relativement large (chose assez rare en philosophie) au sein des philosophes contemporains. Ainsi, dans la Déclaration de Montréal sur l’exploitation animale, proclamée en 2022 et co-signée par plus de 500 philosophes spécialistes de la philosophie morale et politique et issus d’une quarantaine de pays différents, on peut lire :

« Certaines capacités cognitives sophistiquées donnent certes lieu à des intérêts particuliers, qui peuvent à leur tour justifier des traitements particuliers. Mais les capacités d’un individu à composer des symphonies, à faire des calculs mathématiques avancés ou à se projeter dans un avenir lointain, aussi admirables soient-elles, n’affectent pas la considération due à son intérêt à ressentir du plaisir et à ne pas souffrir. Les intérêts des plus intelligents parmi nous n’importent pas davantage que les intérêts équivalents de ceux qui le sont moins. Soutenir l’inverse reviendrait à hiérarchiser les individus en fonction d’une faculté n’ayant aucune pertinence morale. Une telle attitude capacitiste serait moralement indéfendable. »

De plus, s’il semble raisonnable de penser que l’insecte moyen a des capacités cognitives globalement plus faibles que celles d’un chimpanzé ou d’une orque, les connaissances déjà acquises sur la cognition des insectes (en particulier les études chez les abeilles) montrent déjà que des capacités aussi sophistiquées que la communication d’informations pour localiser des sources de nourriture (danse des abeilles), la compréhension de concepts abstraits basiques et la métacognition peuvent exister chez des insectes.

Métacognition : capacité à réfléchir sur ses propres processus cognitifs (« cognition sur la cognition »). Par exemple, la capacité pour un individu à évaluer le degré de certitude ou d’incertitude vis-à-vis de sa capacité à mémoriser une information est un exemple d’aptitude métacognitive.

Lire aussi: « Qu’est-ce que la conscience? », n°94

Une vie ≠ une vie?

S’il semble relativement clair, selon les principes admis par beaucoup d’éthiciens, que les intérêts des insectes (pourvu qu’ils soient sentients) à ne pas souffrir et à atteindre le bien-être ont le même poids moral que les intérêts équivalents d’autres animaux sentients, les questions relatives au poids moral du sacrifice de la vie d’un insecte par rapport au sacrifice de la vie d’autres types d’animaux sont éthiquement plus complexes. Est-il moralement plus grave de tuer un anchois du Pérou (poisson le plus pêché au monde, principalement pour nourrir les poissons d’élevage) ou une mouche soldat noire ? Et si oui, pourquoi ?

Des travaux de recherche (1, 2, 3) sont actuellement menés en philosophie pour identifier des critères qui pourraient être mobilisés dans le cadre de la réflexion sur la valeur morale du sacrifice de la vie d’animaux appartenant à des espèces différentes. L’idée est que, indépendamment de l’appartenance d’espèce en tant que telle (critère jugé non moralement pertinent par beaucoup de philosophes), certaines caractéristiques typiquement associées aux différentes espèces pourraient faire varier l’ampleur des torts que subissent les individus lorsqu’ils sont mis à mort contre leur volonté. Parmi d’autres, l’on peut notamment mentionner les trois critères suivants :

  • L’espérance de vie potentielle : de la même manière que beaucoup de personnes ont l’intuition morale selon laquelle tuer un enfant serait plus grave que de tuer une personne très âgée à qui il ne reste que peu de temps à vivre, la question de l’espérance de vie des différentes espèces considérées et de leur âge au moment de la mise à mort pourrait revêtir une importance morale. Tuer un individu appartenant à une espèce dont l’espérance de vie est très courte pourrait être moins grave que de tuer un individu appartenant à une espèce dont l’espérance de vie est très longue.
  • La qualité de vie potentielle : il est envisageable que la qualité de vie d’un individu moyen soit différente en fonction de l’espèce à laquelle il appartient. La quantité de souffrances et de bien-être « contenue » dans la vie moyenne d’un insecte d’élevage n’est probablement pas exactement la même que la quantité de souffrances et de bien-être « contenue » dans la vie d’un anchois péruvien moyen. Toutes choses égales par ailleurs, on pourrait considérer que tuer un individu dont la qualité de vie attendue est très bonne lui causerait un tort plus important que si le même traitement était infligé à un individu dont la qualité de vie attendue est plutôt mauvaise. Cependant, l’opérationnalisation des méthodes de comparaison de la qualité de vie potentielle des animaux en fonction de leur espèce pose des questions scientifiques et éthiques difficiles (1, 2).
  • La capacité à se projeter dans l’avenir : bien que le niveau des capacités cognitives des individus soit un critère majoritairement rejeté par les éthiciens contemporains pour évaluer spécifiquement le poids moral de l’intérêt à ne pas souffrir et à atteindre le bien-être, certains philosophes considèrent que certaines capacités cognitives auraient une importance morale en ce qui concerne spécifiquement le poids moral de l’intérêt à vivre. L’idée est que, toutes choses égales par ailleurs, si un individu A a la capacité à se projeter dans l’avenir et qu’un individu B en est dépourvu, la mise à mort pourrait causer davantage de torts à l’individu A qu’à l’individu B. En effet, la mort priverait l’individu A de son intérêt à réaliser les projets qu’il a pour lui-même pour son propre avenir alors que ce tort ne pourrait pas être causé à l’individu B. Cette position a d’ailleurs historiquement été soutenue par Peter Singer dans La Libération Animale*.

*Peter Singer écrit : « Le mal que représente la douleur est en lui-même indépendant des autres caractéristiques de l’être qui la ressent ; la valeur de la vie, elle, est affectée par ces autres caractéristiques. Pour ne citer qu’une seule raison de cette différence, si nous ôtons la vie à un être qui entretient des espoirs d’avenir, qui fait des projets et qui travaille à les faire aboutir, nous le privons de l’accomplissement de tous ces efforts : si nous ôtons la vie à un être dont la capacité mentale est en dessous du niveau nécessaire pour se concevoir comme individu doté d’un avenir – et donc a fortiori incapable de faire des projets – cet acte ne peut pas entraîner cette sorte de perte. »

Des éléments (notamment soupçonnés sur la base de caractéristiques neurologiques) laissent penser qu’il pourrait exister des différences entre espèces quant à la perception subjective de la vitesse d’écoulement du temps. Certains proposent l’idée qu’une même minute de vie, qu’elle soit colorée de souffrances ou de plaisirs, pourrait avoir un poids moral plus important si elle est vécue par un individu appartenant à une espèce qui perçoit subjectivement l’écoulement du temps de manière très lente, par rapport à celle vécue par un individu appartenant à une espèce qui perçoit subjectivement l’écoulement du temps de manière très rapide.

Au-delà de la question de la comparaison entre espèces, on peut également poser la question du stade de vie. En effet, il existe une diversité de pratiques au sein des élevages d’insectes. Dans certains cas, les individus sont abattus au stade adulte, et dans d’autres cas, ils sont abattus au stade larvaire. Les différences potentielles de sentience entre les stades de vie, ou encore les différences entre stades de vie quant à la probabilité d’avoir une bonne qualité de vie en élevage ont des implications morales qui pourraient inciter à préférer d’abattre les individus à un certain stade de vie plutôt qu’un autre.

Le problème de la substitution: mettre en équation la valeur des vies?

L’élevage d’insectes se développe actuellement sur la base de la promesse de fournir des protéines alternatives, présentées (à tort ou à raison ?) comme plus écologiques et vouées à se substituer à d’autres sources protéiques. L’objectif affiché est de proposer les protéines d’insectes comme un substitut aux farines de poissons pêchés pour l’alimentation animale en aquaculture, aux protéines de soja ayant contribué à la déforestation pour l’alimentation des animaux d’élevage et in fine, à la viande et aux poissons pour la consommation humaine directe.

Cette ambition de servir de substitut pose des questions morales. Pour appréhender le problème, il faut coupler la réflexion sur le statut moral des insectes à la réflexion sur la valeur morale du nombre d’individus. L’on peut ainsi être amené à se demander si, pour nourrir des poissons carnivores d’élevage, il est moralement plus grave de tuer 285 mouches soldat noire ou un seul anchois du Pérou, qui représentent tous deux 20 grammes de biomasse ? Ou encore, pour produire une quantité équivalente de nourriture, mieux vaut-il tuer une seule vache ou 900 000 grillons ?

Les éléments de réflexion évoqués plus hauts peuvent aider à sous-peser le poids moral du sacrifice de différents animaux selon les caractéristiques associées à leur espèce. Mais pour répondre aux questions morales posées par la substitution, il ne suffit malheureusement pas de se contenter de dire que tuer une vache est probablement plus grave que de tuer un grillon. Il faudrait idéalement être capable d’attribuer une valeur morale quantifiée à la vie d’animaux de différentes espèces, exprimée dans une même unité abstraite.

C’est à cette condition seulement que l’on pourrait finir par être capable de proposer une évaluation pour juger combien de « vies de grillon » équivalent moralement à la vie d’une vache. De l’issue de ce jugement dépendrait l’acceptabilité morale de la substitution. La substitution serait éthiquement acceptable si et seulement si la valeur morale de la vie de l’animal destiné à être substitué par des insectes dépassait la valeur morale cumulée de la vie des nombreux insectes requis par la substitution. Par exemple, si l’on considère que la vie d’une vache est moralement équivalente à la vie de 10 000 grillons, la substitution de l’abattage d’une vache par l’abattage de 900 000 grillons serait éthiquement inacceptable. En revanche, si l’on considérait que la vie d’une vache est moralement équivalente à la vie de 3 millions de grillons, la substitution de l’abattage d’une vache par l’abattage de 900 000 grillons serait éthiquement justifiée. Ce genre de calculs peut laisser perplexe, et l’on peut s’interroger sur l’éthique de leur méthodologie, mais il semble difficile d’y échapper pour penser la question de la substitution.

La complexité des effets indirects

Et le casse-tête ne fait que s’amplifier si l’on essaie également de prendre en compte la question des effets indirects (notamment en matière d’impacts environnementaux) des divers modes de production candidats à la substitution.

Certains promoteurs de l’élevage d’insectes mettent ainsi en avant l’idée que le nombre d’insectes sauvages tués par les procédés agricoles (insecticides, laboure, moisson, etc.) pour produire 1 kg de protéines végétales pourrait être équivalent au nombre d’individus tués pour produire 1 kg d’insectes d’élevage. Cette affirmation est cependant difficile à vérifier du fait de l’absence d’étude sérieuse sur le sujet. Dans les faits, il est probable que le bilan réel soit très variable selon la composition de l’aliment donné aux insectes élevés, laquelle varie d’un site à l’autre.

Conclusion

L’élevage d’insectes est généralement uniquement abordé sous l’angle de la question des impacts environnementaux. Pourtant, si cet enjeu importe évidemment, ce prisme est insuffisant pour penser les questions d’éthiques posées par le développement de leur élevage. Pour qui se préoccupe sincèrement des intérêts des animaux, il est indispensable de dépasser l’envie d’éviter tout débat car « ce ne sont que des insectes ». Dès lors que l’on approche la réflexion de bonne foi et avec une certaine rigueur philosophique, l’on est nécessairement confronté à des questions morales bien plus complexes que l’on pourrait l’imaginer de prime abord.

Gautier Riberolles

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