Par Tom Bry-Chevalier & Corentin Biteau
L’idée de manger des insectes laisse peu de monde indifférent, en témoignent les réactions dégoûtées lorsqu’on évoque l’entomophagie. Malgré le dégoût qu’ils inspirent, leur consommation semble pourtant faire consensus sur un point : elle serait positive d’un point de vue environnemental, au point que les insectes se voient souvent qualifiés de nourriture du futur. Mais est-ce vraiment le cas ?
Peu ragoûtants, certes, mais peut-être bons pour l’environnement ?
Élever des insectes, mais pour qui ?
Cette idée, bien ancrée dans notre imaginaire collectif notamment depuis la parution d’un rapport de la FAO en 2013, se heurte pourtant à un décalage entre la théorie et la pratique. De surcroît, le sujet de la consommation d’insectes par les humains fait oublier que l’industrie de l’élevage d’insectes naissante se destine bien davantage à l’alimentation animale qu’à l’alimentation humaine.
Le marché des insectes pour la consommation humaine n’attire que 5 % du financement du secteur de l’élevage d’insectes. Selon un rapport de Rabobank, une des analyses les plus complètes à ce jour, « leur part de marché est négligeable et les opportunités, du moins pour l’instant, sont limitées ». Le rapport exclut ensuite explicitement les insectes destinés à la consommation humaine de ses projections industrielles. Ce manque d’opportunité, principalement lié à la faible appétence des consommateurs, résulte en un secteur peu enclin à transformer nos assiettes.
Les insectes comme sources de protéines
Bien que les insectes soient vantés pour leur forte concentration en protéines, ils sont aujourd’hui rarement consommés pour remplacer la viande. Environ 90 % des produits alimentaires à base d’insectes sont des produits tels que des pâtes, des barres protéinées, des insectes entiers ou des biscuits. Si les insectes peuvent être plus performants que certaines sources de protéines, comme le lactosérum (whey), ils ont généralement une empreinte environnementale plus élevée que les protéines d’origine végétale. L’incorporation d’insectes dans des produits d’origine végétale est ainsi susceptible d’accroître leur impact environnemental global.
Impact environnemental de la consommation d’insectes
Qu’en est-il de la comparaison de l’impact environnemental des insectes et de la viande ? Les études sur le sujet sont encore rares, et parfois difficilement comparables car s’inscrivant dans des contextes très différents. Il en ressort toutefois que les insectes ont généralement un impact environnemental plus faible que la viande sur certains aspects comme la consommation d’énergie, l’utilisation des terres ou les émissions de gaz à effet de serre (GES), même si dans certains cas ils peuvent émettre plus que la viande de poulet. En revanche, ils tendent à générer une consommation d’eau bien plus élevée.
Les quelques comparaisons faites dans la littérature entre les insectes et les alternatives végétales à la viande sont assez claires dans leur conclusion : les insectes performent généralement moins bien sur le plan environnemental, qu’il s’agisse de substituts à la viande sophistiqués ou de légumineuses dans une forme plus brute.
Que peut-on conclure ? D’une part, que la tendance n’est pas de faire des insectes une alternative sérieuse à la viande, ce qui est pourtant le cœur du sujet lorsqu’on parle de l’impact de l’agriculture sur l’environnement. D’autre part, que si les insectes performent globalement mieux que la viande dans son ensemble sur le plan environnemental, ils restent une alternative moins désirable qu’une végétalisation de l’alimentation, tout en étant bien moins populaires.
La réalité de l’élevage d’insectes
Un élevage théoriquement plus vertueux
Aujourd’hui, le principal objectif de beaucoup d’entreprises s’étant lancées dans l’élevage d’insectes est de nourrir les animaux d’élevage, essentiellement des poissons élevés en aquaculture et des poulets. Si les problèmes environnementaux liés à l’élevage sont loin de se limiter à la nourriture ingérée par les animaux, celle-ci reste un enjeu central. Et la solution proposée par l’élevage d’insectes semble, au premier regard, aussi ingénieuse que prometteuse.
L’idée est la suivante : les insectes, qui sont très bons pour convertir la nourriture en protéines, sont nourris avec des déchets puis donnés à manger aux animaux d’élevage, moins exigeants que nous. Les excréments des insectes, que l’on nomme « frass », sont ensuite utilisés comme fertilisants. Ce système s’inscrit parfaitement dans le concept d’économie circulaire, et en théorie permettrait à l’élevage d’insectes non seulement de recycler nos déchets, mais aussi de nourrir les animaux d’élevage sans avoir besoin de cultiver des terres pour cela. Ce n’est malheureusement pas ce que l’on observe dans la pratique.
Dans la pratique, des méthodes sous-optimales
S’il est vrai que les insectes disposent d’un taux de conversion de la nourriture en « viande » généralement supérieur aux animaux d’élevage, c’est parce que ce sont des animaux exothermes. Il est donc nécessaire de les élever dans un milieu aux températures élevées. Dans le cas contraire, ils risqueraient de grandir bien plus lentement, voire tout simplement de ne pas survivre. Or, chauffer des millions d’insectes en usine nécessite beaucoup d’énergie. Si cette énergie n’est pas décarbonée, elle peut contribuer significativement aux émissions de GES. De plus, pour que les insectes grandissent correctement, il n’est pas possible de leur donner n’importe quoi à manger. Une alimentation peu nutritive peut aboutir à un haut taux de mortalité ou une croissance plus longue, et donc plus coûteuse.
Est-il vrai que l’on nourrit les insectes de déchets ? Si c’est parfois le cas, la majorité des producteurs ne le font pas. Les plus grandes fermes d’insectes, telles que celles de InnovaFeed et Ÿnsect, utilisent principalement des sous-produits agricoles à base de céréales, et non des déchets. Si les drêches de brasseries sont rarement consommées par les humains, on ne peut pas en dire de même pour les animaux d’élevage. Les insectes utilisent donc des ressources déjà valorisées aujourd’hui. Plusieurs exploitations utilisent aussi directement des aliments de haute qualité, propres à la consommation humaine.
Une question légitime est de se demander pourquoi les entreprises ne pratiquent pas la circularité qu’elles promeuvent ? Les raisons sont nombreuses :
- Divers secteurs, comme la production de biogaz, utilisent déjà certains déchets organiques, ce qui limite leur disponibilité pour l’alimentation des insectes.
- Au niveau réglementaire, l’UE et le Royaume-Uni, par exemple, interdisent l’utilisation de déchets alimentaires contenant des produits animaux pour l’alimentation animale en raison des risques de contamination.
- La collecte de déchets alimentaires dispersés sur de nombreux sites nécessite des investissements importants dans l’infrastructure de collecte.
- La composition fluctuante des déchets complique leur utilisation, en particulier lorsque les producteurs de bétail exigent un contenu nutritionnel stable.
Dans la pratique, aucun insecte ou presque n’est nourri avec une alimentation qui n’aurait pu directement servir à nourrir des animaux d’élevage, voire des humains. Or, nourrir des insectes avec du blé avant de les donner à manger à des poulets est intrinsèquement moins efficace que de directement nourrir les poulets avec du blé. En conséquence, de nombreuses études suggèrent que les insectes tendent à avoir un impact environnemental supérieur à celui des aliments conventionnellement utilisés dans l’alimentation animale, et notamment celle à base de soja. Pour l’aquaculture, où on utilise davantage de la farine de poisson, une étude récente conclut que les insectes ont un impact « énorme » dans des domaines tels que le réchauffement climatique, la consommation d’énergie, la consommation d’eau ou l’eutrophisation.
Les chiens rêvent-ils de croquettes éclectiques ?
Le sujet de l’impact environnemental des animaux de compagnie surgit parfois dans le débat public. La littérature scientifique sur le sujet est encore très maigre, mais certaines études suggèrent que l’impact sur l’environnement de nos compagnons à quatre pattes est loin d’être négligeable, en grande partie à cause de leur alimentation carnée. Alors que près de la moitié du marché actuel de l’élevage d’insectes est consacrée à la nourriture pour animaux de compagnie, des croquettes composées en partie d’insectes pourraient-elles constituer une solution pertinente ?
Évaluer l’impact environnemental de la nourriture pour animaux de compagnie est une question épineuse car celle-ci est généralement produite à partir de sous-produits de la viande, tels que les viscères, les têtes, les pattes, ou les os. Si ces morceaux peuvent représenter une masse importante de la carcasse, leur valeur commerciale est très faible. L’allocation de l’impact environnemental des différents morceaux d’une carcasse se fait généralement en fonction de leur valeur économique. Pour simplifier, si un morceau correspond à lui seul à 20 % de la valeur économique de la carcasse, alors on va lui attribuer 20 % de l’impact environnemental, même s’il ne représente que 5 % du poids total. Selon cette méthode, l’impact environnemental de la nourriture pour animaux de compagnie est relativement faible, et une des rares études sur le sujet estime ainsi que la nourriture pour animaux de compagnie à base d’insectes émet deux à dix fois plus d’émissions de GES.
Tant que nous continuerons à envoyer à l’abattoir un nombre conséquent d’animaux, les sous-produits qui en résultent permettront de nourrir les animaux de compagnie avec une empreinte environnementale bien plus faible que ce que pourrait proposer une nourriture à base d’insectes. La question pourrait se poser différemment dans un monde où nous consommerions beaucoup moins de viande. Dans ce cas de figure, il est probable qu’une alimentation végétale (qui semble pouvoir être adaptée à des chats ou des chiens si elle est complémentée) soit toujours moins polluante qu’une alternative à base d’insectes pour les raisons évoquées précédemment.
Conclusion
Notre imaginaire collectif sur l’élevage d’insectes est fondamentalement erroné. D’une part, nous nous figurons que les insectes remplaceront la viande dans nos assiettes, alors que l’élevage d’insectes destiné à l’alimentation humaine est une part infime et peu considérée du secteur. Loin d’être un substitut à la viande, les insectes sont davantage à considérer comme une nouvelle forme de nourriture pour les animaux d’élevage, ainsi qu’un ingrédient premium pour animaux de compagnie.
Ce changement de perspective doit également nous amener à porter un regard nouveau sur la bonne réputation des insectes en ce qui concerne l’impact environnemental. En tant que substitut à la viande, les insectes sont plus performants sur certains aspects mais ont de plus larges impacts sur d’autres, tout en étant globalement inférieurs aux alternatives végétales. En tant que nourriture pour les animaux d’élevage, en dehors de pratiques optimales économiquement coûteuses et pour l’instant très difficiles à répliquer à grande échelle, les insectes ont plutôt tendance à avoir un impact plus élevé que les aliments conventionnellement utilisés. En tant que nourriture pour animaux de compagnie, il est peu probable sur le court et moyen terme que les insectes puissent faire mieux que ce que l’on trouve aujourd’hui, les coproduits utilisés dans la nourriture pour chiens et chats ayant un impact environnemental bien plus faible que les alternatives à base d’insectes.
Alors que le discours des entreprises du secteur est en décalage avec la réalité scientifique, il est à craindre que l’élevage d’insectes ne serve d’outil de greenwashing, soutenant la surconsommation de viande actuelle alors même qu’il annonce la remettre en cause.
Tom Bry-Chevalier & Corentin Biteau