Quelle qualité de vie pour les insectes d’élevage?

Un nombre croissant d’études scientifiques reconnaissent qu’il est probable que nombre d’insectes soient sentients. En parallèle, l’élevage d’insectes se développe à grande vitesse et le nombre d’animaux concernés est presque incommensurable. Il est donc justifié de se préoccuper des conditions d’élevage des insectes et de leur bien-être, en leur accordant le bénéfice du doute.

Déclaration sur la sentience et le bien-être des insectes

En novembre 2023, à l’initiative d’Eurogroup for Animals, une « Déclaration sur la sentience et le bien-être des insectes » a été proclamée. Cette Déclaration a recueilli le soutien de 37 signataires éminents, mêlant entomologistes (biologistes spécialistes des insectes), éthologues, vétérinaires, neurobiologistes, chercheurs en sciences du bien-être animal et philosophes. Heather Browning et Jonathan Birch, co-auteurs du rapport de la London School of Economics sur la sentience des crustacés décapodes et des céphalopodes qui a abouti à la reconnaissance juridique de la sentience de ces animaux au Royaume-Uni, l’entomologiste français Antoine Wystrach (chercheur au CNRS), le philosophe Peter Singer, ainsi que les vétérinaires Alain Grépinet et Luc Mounier, et les éthologues Sophie Hild, Jessica Serra et Cédric Sueur, tous les cinq membres de la LFDA, comptent parmi les signataires.

Sentience : capacité à ressentir subjectivement des états mentaux positifs ou négatifs comme la douleur, le plaisir et les émotions

Cette Déclaration énonce trois idées principales :

  1. Il n’y a pas de raison de nier a priori la possibilité que les insectes pourraient être sentients.
  2. Il y a déjà de nombreuses données scientifiques qui indiquent qu’il est assez probable qu’au moins une grande partie des insectes soient en effet sentients. Les auteurs font notamment référence à une revue de la littérature scientifique publiée en 2022, qui a conclu à partir d’environ 350 études qu’il est relativement probable qu’au moins certains groupes d’insectes puissent ressentir la douleur.
  3. Il est d’ores et déjà nécessaire d’agir pour le bien-être des insectes. La Déclaration appelle à prendre au sérieux la nécessité de mettre en œuvre des mesures pour protéger les insectes utilisés par les humains afin de limiter leurs souffrances et assurer leur bien-être autant que possible dans des domaines telles que l’expérimentation animale ou l’élevage. Au nom du principe de précaution, les auteurs mettent en avant l’idée que la persistance d’incertitudes scientifiques quant à la sentience des insectes, qu’ils reconnaissent pleinement, ne devrait pas être utilisée pour rejeter d’emblée les appels à mieux considérer les insectes.

Lire aussi: « Les insectes sont-ils sentients ? », n°116

Un sujet de préoccupation croissante au sein de la communauté scientifique

Sur la base de ce constat, des travaux préliminaires, issus de sources militantes (1, 2, 3, 4, 5, 6, 7) et/ou académiques (notamment la réputée université de Wageningen aux Pays-Bas) (1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11) s’interrogent sur la qualité de vie des insectes d’élevage et cherchent à identifier les facteurs qui affectent leur bien-être et leur mal-être potentiel en captivité. Le sujet est aujourd’hui très sérieusement abordé par une large partie de la communauté scientifique, y compris en France. Ainsi, en mai 2023, l’université de Tours organisait, avec le soutien d’entreprises du domaine, un atelier intitulé « Comment évaluer le bien-être en élevage d’insectes ? » auquel participaient des chercheurs du CNRS, de l’INRAE, de l’ITAVI et du SYSAAF.  En mars 2023, une société savante a même vu le jour pour promouvoir la recherche dans le domaine : l’Insect Welfare Research Society.

Du côté de la communication de l’industrie, certains acteurs tel qu’Innovafeed disent prendre le sujet au sérieux et accepter la nécessité d’accorder le bénéfice du doute aux insectes en matière de sentience. Cependant, on peut faire le constat d’un faible degré d’approfondissement du sujet dans les quelques publications issues de l’industrie. Cela laisse craindre que les préoccupations affichées par une partie des industriels pourraient relever de la simple posture. D’ailleurs, dans une communication de 2019, l’IPIFF (lobby des éleveurs d’insectes européens) parlait d’appliquer le principe des cinq libertés aux insectes d’un côté, tout en soutenant que les insectes ne ressentiraient pas la douleur de l’autre, ce qui, même en 2019, ne reflétait pas fidèlement l’état du débat scientifique à ce sujet.

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Les problématiques affectant la qualité de vie des insectes d’élevage

À ce stade, les discussions sont encore assez théoriques du fait du manque d’études. Mais plusieurs problématiques ont d’ores et déjà été identifiées. Les enjeux sont finalement assez similaires aux problématiques habituelles de l’élevage intensif d’autres animaux. En voici un aperçu (basé sur les sources citées précédemment) :

  • Surdensité : s’il existe des raisons de soupçonner que les insectes, notamment les formes larvaires, pourraient mieux tolérer les fortes densités que la plupart des animaux d’élevage, des travaux montrent également que la surdensité peut augmenter les taux de mortalité, le cannibalisme, les blessures, ainsi que le taux d’incidence des maladies. Or, les producteurs ont une incitation économique à pratiquer des densités élevées pour réaliser des économies d’échelles.
  •  Impossibilité de voler : les insectes ailés, comme les mouches soldat noire et les locustes, lorsqu’ils sont élevés jusqu’à leur stade adulte, sont souvent maintenus dans des espaces très restreints. Cela limite sévèrement, voire totalement, leur possibilité de voler. Rappelons à cet égard que les espèces de locustes que l’on élève effectuent en milieu naturel des migrations en vol de plusieurs centaines de kilomètre.
  • Paramètres d’ambiance : les insectes d’élevage sont souvent maintenus dans des conditions de température, de lumière et d’humidité très contrôlées. La gestion des paramètres d’ambiance est pour le moment uniquement pensée selon le prisme de la maximisation des performances zootechniques et de la minimisation des coûts de production. Or, si les paramètres d’ambiance optimaux pour le bien-être et pour les performances zootechniques convergent probablement en partie, il n’est pas impossible que les seuils optimaux pour le bien-être ne soient pas les mêmes que les seuils optimaux du point de vue zootechnique et/ou économique. Des problématiques similaires sont déjà connues chez d’autres espèces notamment les saumons où des travaux montrent que le maintien de paramètres d’ambiance favorisant une croissance excessivement rapides génère des problèmes de santé (anomalies cardiaques et squelettiques, etc.). Autre enjeu, de nombreux élevages d’insectes maintiennent leurs pensionnaires dans le noir complet pour faire des économies d’énergie, alors que l’on ignore à ce stade l’impact de cette pratique sur la qualité de vie des insectes. Des mortalités de masse peuvent également survenir en cas de simple erreur humaine ou de dysfonctionnement des équipements de maintien des paramètres d’ambiance.
  • Alimentation : comme pour les paramètres d’ambiance, des éléments scientifiques commencent à pointer l’existence d’un dilemme contradictoire entre les objectifs de réduction des impacts écologiques et de minimisation des coûts de production, et l’objectif de préservation du bien-être des insectes élevés en ce qui concerne la composition de l’aliment donné aux insectes d’élevage. Dans une société qui considère déjà peu le bien-être des animaux vertébrés d’élevage, on peut craindre que le bien-être des insectes d’élevage perde systématiquement les arbitrages face aux autres objectifs considérés dans ce domaine. Les carences en chitine favorisant le cannibalisme, les maladies résultant de l’utilisation de biodéchets moisis, et des taux de mortalité accrus (tolérés car moins économiquement impactant que le coût de l’aliment) sont des déclinaisons de cette problématique.
  • Absence d’enrichissement : le milieu de vie des insectes d’élevage est généralement dépourvu d’enrichissement. Or, les connaissances acquises par les sciences du bien-être animal chez d’autres espèces depuis des décennies permettent aujourd’hui de soupçonner que l’hypothèse par défaut est qu’un environnement nu est très probablement une source de mal-être, a minima passé le stade larvaire.
  • Gestion de l’eau : les techniques d’abreuvement des insectes peuvent être complexes. De nombreux insectes meurent noyés dans les mini-flaques qui peuvent apparaître dans les environnements d’élevage très humides. Les morts par déshydratation ou liées à la consommation d’une eau impropre seraient aussi des problèmes fréquents en élevage d’insectes.
  • Génétique potentiellement défavorable : les efforts de sélection génétique sont à peine naissants dans la filière insecte. Le SYSAAF gère actuellement deux programmes de recherche dans ce domaine. Si l’on ne dispose pas encore vraiment de recul, on peut craindre que la sélection génétique orientée sur des critères telles que la vitesse de croissance et l’amélioration de l’efficacité alimentaire pourrait à terme aboutir à des problèmes de mal-être tels que ceux désormais bien connus chez les poulets de chair.
  • Transport : beaucoup d’élevage d’insectes incubent et abattent les insectes au même endroit, sans transport. Cependant, les insectes vendus vivants (notamment pour l’alimentation des reptiles de compagnie et des volailles) peuvent eux subir des transports. Peu d’informations sont disponibles sur les pratiques, mais il est probable que les densités et le maintien des paramètres d’ambiance ne soient pas optimaux pendant les transports, notamment au vu des taux de mortalité élevés parfois constatés. C’est en particulier le cas pour les nombreux insectes qui sont transportés dans de simples colis par La Poste plutôt que dans des camions spécialisés.
  • Jeûne pré-abattage : les insectes d’élevage sont souvent soumis à un jeûne préalable à l’abattage afin que les restes d’aliment qu’ils ont ingéré ne contaminent pas le produit final. Or, la nécessité de faire jeûner les insectes à des fins sanitaires ne fait pas l’objet d’un consensus. En plus du risque de provoquer une sensation de faim intense, l’on sait d’ores et déjà que chez certaines espèces, un jeûne trop long augmente l’incidence du cannibalisme.
  • Abattage : une diversité de méthodes d’abattage sont utilisées pour abattre les insectes d’élevage. Le broyage vivant et la réfrigération semblent être les deux méthodes les plus communes, mais la lyophilisation, l’exposition à la chaleur via des fours, de la vapeur ou l’ébouillantage, ainsi que l’asphyxie à vide et le gazage au CO2 sont également utilisées. De nombreux insectes sont également destinés à être consommés vivants par d’autres animaux : leur mort n’est alors pas forcément instantanée. Bien que l’on manque encore d’information à propos des implications de ces procédés, certains chercheurs appellent déjà à privilégier le recours aux méthodes d’abattage qui seraient les plus susceptibles d’être instantanées et indolores (notamment le broyage correctement exécuté).
  • Manque de connaissances : sur tous ces sujets, un constat transversal est le fait que les connaissances disponibles sont très déficitaires. Notamment, la médecine vétérinaire ne s’est pas vraiment intéressée aux insectes jusqu’à aujourd’hui.

Lire aussi: « Les insectes : nourriture du futur ou projet sans lendemain ? », N°120

Conclusion

Les préoccupations pour la condition des insectes d’élevage peuvent faire sourire. Pourtant, si l’on approche le sujet avec sérieux, il n’y a aucune raison pour considérer que ce sujet n’en est pas un. Le nombre colossal d’individus déjà élevés, et le nombre incommensurable d’individus qui pourraient être concernés par l’élevage dans un avenir proche du fait de la croissance de la filière sont des arguments très forts appelant à considérer ce sujet avec le sérieux qu’il mérite.

Il peut être légitime de s’inquiéter du risque que le mouvement de défense des animaux dans son ensemble soit décrédibilisé aux yeux du public et des décideurs s’il affiche ouvertement des préoccupations pour les intérêts des insectes.  Les réactions qu’avaient suscité l’affaire du moustique d’Aymeric Caron peuvent nourrir des craintes. Pour autant, s’il est important d’être pragmatique et de tenir compte des réalités politiques, ne rien faire serait probablement une erreur. En effet, réussir à faire comprendre à une partie du public qu’il s’agit d’un sujet sérieux, obtenir des financements pour la recherche sur la sentience et la qualité de vie des insectes d’élevage et, à terme, favoriser le développement de meilleures pratiques, voire même obtenir un cadre réglementaire européen limitant les abus, restent des objectifs politiques réalistes à moyen et long termes.

Gautier Riberolles

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