Nier l’esprit des animaux pour mieux les utiliser?

Nous aimons les animaux et nous leur attribuons des sentiments et des pensées. Mais dans certaines situations, nous avons tendance à oublier le fait qu’ils sont des individus doués d’émotions et intelligents. Pourquoi faisons-nous cela et que dit la science sur ce phénomène psychologique ?

Canard mécanique de Vaucanson

Durant mes études en éthologie, j’ai dû faire face à certaines réactions négatives lorsque j’expliquais que j’étudiais les animaux d’élevage. Pourquoi étudier les poules me demandait-on ? « Elles sont stupides, ne ressentent rien, cela doit être très ennuyeux comme travail… » Ces commentaires rejoignent l’argumentaire du philosophe Descartes, qui expliquait que les animaux étaient de simples machines sans âme, qui répondaient à des stimuli extérieurs sans raisonnement, ni conscience. Les études scientifiques en éthologie nous montrent que les animaux non humains ont beaucoup plus de capacités cognitives et émotionnelles que nous voulons bien leur attribuer ! Nous savons aujourd’hui que les vertébrés (mammifères, poissons, oiseaux, reptiles et amphibiens) et de nombreux invertébrés (insectes et céphalopodes par exemple) ont des envies, des préférences personnelles et des attentes vis-à-vis de l’avenir, sont capables de raisonnements et d’apprentissages complexes, ont conscience d’eux même et des autres qui les entourent, ressentent des émotions, cherchent le plaisir, peuvent souffrir, etc. Mais les stéréotypes ont la vie dure…  De plus en plus d’études montrent ainsi que la négation ou la réduction des capacités mentales des animaux sont des mécanismes toujours utilisés par de nombreux humains pour légitimer leur maltraitance et leur mise à mort. En voici quelques exemples.

Notre relation conflictuelle avec les animaux de laboratoire

Nous aimons tous les animaux, mais beaucoup d’entre nous utilisent quotidiennement des produits testés sur ces derniers, qui peuvent subir des tests invasifs et qui sont en majorité euthanasiés à la fin des expériences. Des chercheurs en psychologie sociale (Vezirian et al., 2024) ont mené quatre expériences (rassemblant 3 405 participants), pour comprendre nos comportements ambivalents envers les animaux de laboratoire. 

Les participants ont d’abord été invités à remplir un questionnaire en ligne sur leur consommation. Ils devaient indiquer s’ils avaient déjà utilisé une liste de produits (ménagers, médicamenteux et cosmétiques). Ensuite, un message annonçait clairement que les produits sélectionnés étaient testés sur des animaux, pour leur faire prendre conscience du lien entre leur propre comportement de consommation et l’expérimentation animale. Après cela, les participants ont dû évaluer les capacités mentales d’un lapin en photo, présenté dans son environnement naturel ou comme animal de laboratoire. L’analyse des réponses a montré que les lapins de laboratoire sont évalués comme possédant moins de capacités mentales que les lapins présentés dans leur milieu naturel. Remplacer les photos de lapins par des photos de beagles et de hamsters amène aux mêmes résultats. En revanche, ce déni de l’esprit n’a pas été constaté pour les macaques de laboratoire. Cela peut être expliqué par la plus forte proximité phylogénétique (et les similarités plus voyantes) que nous entretenons avec ces animaux. Les auteurs concluent que lorsque l’on rappelle aux humains les impacts négatifs de leurs choix sur le bien-être des animaux, cela interfère directement avec le soin et les bonnes intentions qu’ils manifestent à leur égard. Le fait de catégoriser les animaux de laboratoire comme des animaux ayant moins de capacités cognitives pourrait aider à surmonter ce problème.

Les poissons représentent également 9 % des 2 128 058 animaux utilisés dans la recherche scientifique en France (derniers chiffres de 2022). En s’inspirant des expériences de Milgram sur l’obéissance à l’autorité, Bègue et Vezirian (2021) ont demandé à des participants d’administrer progressivement 12 doses d’un produit létal à un gros poisson robot très réaliste, dans le cadre d’une recherche sur l’apprentissage, ce que la moitié des sujets de l’étude ont fait jusqu’au bout. Les données montrent que les participants ayant un état d’esprit pro-scientifique vont davantage jusqu’au bout de l’expérience et blessent plus gravement le poisson. Dans une conférence, un des scientifiques de l’étude explique que certaines personnes ont arrêté l’expérience car elles avaient l’impression de voir la conscience et les émotions du poisson à travers ses yeux. Ne pas nier les capacités mentales du poisson (au travers de son regard) les auraient ainsi aidées à se rebeller contre l’autorité du scientifique.

Notre relation conflictuelle avec les animaux d’élevage et les poissons

La question de nos assiettes suscite également des tensions psychologiques, comme le montrent les réguliers débats enflammés sur la viande, le végétarisme ou l’antispécisme. La viande occupe une place très importante dans de nombreux foyers. Notre espèce en consomme de plus en plus, si bien que ce sujet est devenu un enjeu majeur en termes de santé publique et d’écologie (Godfray et al., 2018). Nous pensons généralement rarement à l’origine de la viande et à ce que vivent les individus exploités avant d’arriver sur notre table. Même s’il est bien connu que notre âge, notre genre, notre culture, notre régime alimentaire, notre personnalité ou encore notre religion influencent notre rapport aux animaux (Higgs et al., 2020). Ainsi, nous mettons en place des stratégies visant à éviter les informations susceptibles de remettre en cause leur consommation. Par exemple, Leach et ses collaborateurs (2022) ont observé que les personnes qui sont plus attachées à la consommation de viande sont plus motivées pour éviter des informations sur la sensibilité des animaux d’élevage, montrent moins d’intérêt pour des articles sur leur intelligence et ferment plus rapidement des fenêtres pop-up sur Internet contenant des informations sur leurs comportements et leur intelligence.

Lire aussi: « Le bien-être animal: de la science au droit » par des experts internationaux, éditions L’Harmattan

Comme pour les animaux de laboratoire, nous aurions tendance à minimiser la vie mentale des animaux que nous mangeons, pour apaiser notre dissonance cognitive (Bastian et al., 2012). La dissonance cognitive désigne une tension ressentie lorsque nos croyances (« je ne veux pas faire souffrir les animaux ») et nos comportements (« je mange des animaux ») divergent. Nous sommes alors motivés à abaisser cette tension en modifiant nos croyances (« les animaux ne souffrent pas ») ou nos actions (manger végétal) pour qu’elles convergent dans le même sens. Une récente étude montre également que la prise de conscience des problèmes de bien-être retrouvés chez les vaches laitières dans l’industrie suscite de la culpabilité et une réduction de l’esprit perçu des animaux (Ioannidou et al., 2024). La condition « élevage conventionnel » (intensif) suscite plus de culpabilité et plus de négation des capacités mentales des vaches que la condition « élevage biologique ».

Plus intéressant encore, ce biais cognitif ne s’applique pas qu’aux animaux d’élevage, mais peut aussi s’appliquer à des animaux exotiques que nous ne mangeons pas habituellement. Bratanova et al., en 2011, montrent que le simple fait de classer un animal dans la catégorie « nourriture » amorce la négation de sa sensibilité. Pour ce faire, les scientifiques ont demandé à des participants de lire un texte sur un kangourou, en manipulant le fait qu’il soit considéré comme de la nourriture (viande chassée par l’humain ou kangourou mort tombé des arbres) ou comme un animal sauvage (vivant ou mort accidentelle). Les scientifiques ont ensuite demandé aux personnes d’évaluer à quel point le kangourou souffrirait s’il était blessé. Les kangourous classés comme nourriture se sont vu attribuer de plus faibles capacités à souffrir. Il serait ainsi possible d’aimer les animaux et de manger de la viande, puisque les animaux classés comme aliments sont souvent considérés comme moins sensibles à la douleur et moins intelligents.

Les poissons souffrent encore davantage de ces fausses croyances à leur égard et sont jugés comme ayant moins de capacités mentales que les autres animaux (Bastian et al., 2012 ; Higgs et al., 2020). Une étude (Miralles et al., 2019) montre par exemple que notre niveau d’empathie envers les poissons est faible. Nous sommes plus touchés par les souffrances d’un mammifère (dû à nos similarités) que par celles d’un poisson ou d’une crevette. Si bien que même certains scientifiques (par exemple Key, 2016) argumentent, malgré un fort niveau de preuves (Brown, 2015), que les poissons seraient insensibles à la douleur. Nos croyances spécistes, qui hiérarchisent les poissons comme inférieurs aux mammifères, s’entremêlent avec notre plus forte sensibilité biologique envers les animaux qui nous ressemblent. Si bien que les poissons sont les grands oubliés de la cause animale et ont un plus faible niveau de protection que les autres animaux (Brown, 2015).

Lire aussi : « Sondage : les Européens sont sensibles au bien-être des poissons issus de la pisciculture » – revue n° 122

Que pensent les enfants de l’esprit des animaux ?

Lorsque l’on demande à des adultes de choisir entre sauver la vie d’humains ou celle de chiens et de cochons, les adultes privilégient davantage les humains aux autres animaux, préférant par exemple sauver un seul être humain plutôt que 100 chiens ou cochons (Wilks et al., 2020). Cette préférence est plus faible chez les enfants, qui semblent accorder plus d’importance à la vie des autres animaux que les adultes. Par exemple, alors que 71 % des enfants préfèrent sauver 100 chiens plutôt qu’un humain, 61 % des adultes donnent la priorité à un seul humain plutôt qu’à la vie de 100 chiens. Et si 85 % des adultes préfèrent sauver un humain par rapport à un chien, seuls 35 % des enfants préfèrent sauver l’humain plutôt que le chien, beaucoup n’arrivant pas à se décider. Dix-huit pourcents des enfants sauvent la vie d’un cochon au détriment de celle d’un l’humain, contre seulement 3 % d’adultes. L’idée selon laquelle les humains sont supérieurs aux autres animaux se construirait socialement au fur et à mesure que les enfants grandissent.

Il a également été observé que les enfants ont tendance à avoir des opinions plus fortes sur le fait qu’il est mal de maltraiter et de tuer les animaux, même ceux destinés à l’alimentation (Kozachenko et al., 2024). Cependant, comme les adultes, ils ont des croyances différentes sur l’esprit des animaux. Une enquête menée auprès de plus de 1 217 enfants de 6 à 13 ans au Royaume-Uni indique que les enfants considèrent les chiens comme les animaux les plus intelligents et sensibles (après les humains), en classant les vaches, les poissons rouges et les grenouilles en bas de la liste (Hawkins et al., 2016). Le fait de vivre avec un animal de compagnie influencerait positivement les croyances des enfants sur l’esprit des animaux.

Lire aussi: « Enquête sur le niveau de connaissance des enfants sur les animaux »

Pour conclure, le statut des animaux change en fonction de nos cultures ; par exemple, les chiens sont considérés comme de la nourriture dans certains pays asiatiques et pas en Europe. Les normes culinaires évoluent aussi au fil des époques, s’il paraît absurde pour beaucoup d’Européens d’aujourd’hui de manger des baleines (ou même des chevaux), ça ne l’était pas à d’autres époques. Les animaux que nous mangeons et que nous utilisons ne sont pas moins intelligents par nature. Les études scientifiques montrent par exemple que les poules savent compter et rougissent d’émotion (Rugani et al., 2009 ; Soulet et al., 2024), que les rats font preuve d’empathie et aident leurs congénères (Schweinfurth et al., 2020), que les poissons ont une très bonne mémoire et ont des chagrins d’amour (Brown, 2015 ; Laubu et al., 2019), etc. Nous changerions ainsi notre perception de leur esprit, pour la faire correspondre à nos modes de consommation. Le bon goût de la viande et les promesses de nouvelles avancées scientifiques seraient plus saillantes que les capacités mentales des animaux. Ainsi, minimiser les capacités mentales des animaux nous permettrait alors de rationaliser et de minimiser la perception des dommages qu’ils subissent et de réduire un inconfort personnel associé à un conflit moral. Cependant les choses évoluent positivement pour les animaux, par exemple, de plus en plus de scientifiques (comme Jane Goodall) nomment les animaux qu’ils étudient en mettant en avant leur individualité et les considèrent davantage comme des partenaires de recherche intelligents dont il faut garantir le bien-être, plutôt que comme de simples « éprouvettes à fourrure sans cervelle ». Une étude (Cohen Ben-Arye & Halali, 2024) a également montré que nommer les animaux d’élevage (ici un veau fugueur) augmenterait notre compassion et nos comportements prosociaux envers eux. De quoi donner des idées aux organisations de protection animale dans leurs prochaines campagnes de sensibilisation.

Delphine Debieu (Instagram: @ethologuedesdinos)

Avec les remerciements de l’autrice à Plotine Jardat (vétérinaire et docteure en éthologie équine) et Marie Petithory (comportementaliste canin).

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