Histoires enfantines de l’homme, du chien et du chat

Selon le poète latin Juvénal, les empereurs romains considéraient que, pour faire tenir le peuple tranquille, il suffisait de lui donner « du pain et des jeux » (Panem et circenses). Du pain pour qu’il puisse assouvir sa faim ; des jeux (en l’occurrence des jeux de cirque antiques) pour qu’il puisse occuper son esprit. Les cyniques empereurs n’avaient pas complètement tort : pour des raisons que nous allons voir plus loin, le jeu, dans un sens plus large, constitue effectivement une composante essentielle de l’esprit humain.

L’homme, troisième chimpanzé

L’homme est un primate particulier, proche cousin du chimpanzé (Pan troglodytes) et du bonobo ou chimpanzé nain (Pan paniscus) avec qui il partage près de 98 % de ses gènes. « Troisième chimpanzé », selon la formule du livre de Jared Diamond (1), l’homme se distingue toutefois de ses proches cousins par deux caractéristiques essentielles : un cerveau très puissant et un aspect juvénile.

Il ne sera pas tellement question ici du premier point, qui a fait l’objet de nombreux travaux. On estime à près de cent milliards le nombre de neurones ou cellules nerveuses que contient le cerveau humain et à plusieurs milliers de fois plus le nombre de connexions possibles entre ces neurones. D’où les considérables aptitudes intellectuelles de notre espèce, notamment dans le domaine de la connaissance de son environnement.

Ce n’est pas un hasard si notre espèce s’est d’ailleurs nommée elle-même Homo  sapiens, homme savant. Dans le domaine de la connaissance et, par suite, de l’action sur le monde qui lui est liée, et dans ces domaines seuls (2), l’espèce humaine dépasse clairement toutes les autres espèces animales. Mais il est un deuxième caractère qui nous distingue de nos cousins chimpanzés et sur lequel les travaux ont beaucoup moins insisté : nous sommes une espèce juvénile. On dit en science une espèce « néoténique » (3).

La néoténie, c’est l’aptitude qu’ont certaines espèces animales à se reproduire à l’état larvaire. Un exemple célèbre en est l’axolotl, amphibien qui habite les grottes du Mexique. Il se reproduit sans problème dans ces grottes, mais lorsqu’on le transporte dans des eaux qui contiennent de l’iode, il peut, dans de rares occasions il est vrai, synthétiser une hormone qui lui permet de se transformer en un autre batracien, l’amblystome ou ambystome, sorte de grosse salamandre terrestre.

En d’autres termes, l’axolotl n’est pas une espèce différente de l’amblystome. C’est une larve, un têtard d’amblystome (Ambystoma mexicanum), qui a pu se reproduire à l’état larvaire, sans généralement passer par la forme adulte. C’est ce processus qu’on appelle la néoténie. On trouve des phénomènes de néoténie similaires, mais moins systématiques, chez une espèce voisine, l’amblystome tigré (Ambystoma tigrinum), et les deux espèces ont été longtemps confondues.

La néoténie humaine

Parler de néoténie humaine suggère que l’homme lui-même est une forme larvaire capable de se reproduire, une forme larvaire de primate, mais qui, dans ce cas, n’aboutit jamais à une forme adulte de la même espèce, comme c’est le cas pour l’axolotl et l’amblystome. L’homme serait donc un néoténique exclusif. Cette thèse a été proposée au XIXe siècle par le biologiste néerlandais Louis Bolk (4) (pour davantage de précisions, voir l’article d’Alain Policar (5)) et reprise ensuite par divers éthologistes, comme le célèbre éthologiste anglais Desmond Morris dans son livre Le Singe nu (6).

Des philosophes comme le français Franck Tinland ont aussi repris à leur compte cette thèse. Grâce à la néoténie, Tinland analyse, dans son livre La Différence anthropologique (7), d’où proviennent les racines des cultures si particulières que développe l’espèce humaine. Sur le plan physique, la forme juvénile de l’homme saute aux yeux : « singes nus », à la pilosité très réduite, pourvus de grands yeux et d’une grosse tête, nous avons clairement l’allure de gros fœtus de singes.

Mais la thèse va plus loin: elle attribue un caractère juvénile à notre cerveau. Indépendamment de ses performances intellectuelles, dues au nombre considérable de ses connexions nerveuses, la grande plasticité de notre cerveau et de notre pensée serait due à notre nature néoténique.

C’est ainsi que, contrairement à nos cousins chimpanzés, nous pourrions, grâce à cette plasticité juvénile, nous adapter à tout, effectuer des apprentissages complexes jusque très tard dans notre vie. La capacité de l’espèce humaine à développer le meilleur comme le pire, voire même l’importance des questions morales dans le vécu de notre espèce résulteraient aussi de cette malléabilité juvénile associée à la puissance de notre cerveau (8). Chez la plupart des autres espèces, où, chez l’adulte, les comportements sont, beaucoup plus rigides et stéréotypés, de telles questions se posent moins.

L’importance du jeu

Mais il est un comportement qui caractérise le mieux la juvénilité, c’est le jeu (3). Dans la plupart des espèces de mammifères et d’oiseaux, le jeu est un comportement limité aux jeunes. Par le jeu, les jeunes miment des comportements qui deviennent plus rigides chez l’adulte et ils mettent ainsi au point leur répertoire comportemental de futurs mâles ou de futures femelles. Une fois adultes, le jeu ne leur est, en général, plus nécessaire, et ils cessent de jouer. Ce n’est évidemment pas le cas chez l’homme où le jeu se manifeste de manière considérable tout au long de la vie.

Les jeux sportifs, comme les jeux olympiques, les matchs de football, de rugby ou de tennis, drainent des foules considérables sur les gradins des stades ou à la télévision. Les jeux de hasard comme le tiercé ou le loto concernent des foules et des sommes astronomiques. Les casinos sont des lieux très fréquentés. Quel journal ne publie pas des mots croisés ou autres jeux cérébraux? Les jeux télévisés ou radiophoniques sont parmi les émissions les plus vues ou les plus écoutées.

Deux des activités humaines considérées comme les plus importantes pour l’humanité même de l’homme, la recherche scientifique, chère à l’Homo sapiens, et l’activité artistique, comportent, toutes les deux, une part ludique très significative. Même l’activité sexuelle de notre espèce, si elle conserve certes, dans sa mécanique finale copulatoire, un rituel comportemental nécessaire à tout processus reproducteur, comporte, dans ses préliminaires, une part ludique de « jeux sexuels » extrêmement variés. Enfin je ne ferai que rappeler ici les dramatiques « jeux de la guerre », pratiqués, au cours de l’histoire, par de nombreux monarques ou dictateurs, avec les conséquences désastreuses que l’on sait.

« J’ai trop aimé la guerre », aurait avoué, à la fin de sa vie, le sanglant Louis XIV. À chaque occasion qui se présente à lui, pour son plaisir mais aussi parfois pour le pire, l’être humain transforme sa vie en un véritable terrain de jeu.

Deux animaux de compagnie juvéniles

Parmi d’innombrables essais de domestication effectués par l’homme au cours de la préhistoire et de l’histoire, probablement sur tous les animaux qui se trouvaient à sa portée, et probablement à plusieurs reprises et dans des endroits différents du monde, seules quelques espèces animales se sont révélées susceptibles d’une utile domestication.

Parmi celles-ci seules deux, le chien (9) et le chat (10) sont devenues de vraies espèces de compagnie, partageant avec l’homme sa vie et son habitat. Le fait que le chien et le chat soient des prédateurs comme l’homme a pu jouer un rôle, ainsi que le remarque Pierre Jouventin dans son superbe livre Trois prédateurs dans un salon (11). Pour le chien, qui a été domestiqué bien avant le chat, on a d’ailleurs souvent souligné la convergence entre les modes de chasse des troupes de loups, les ancêtres des chiens, et les premières troupes de primates humains.

Mais il est surtout remarquable que le chien comme le chat présentent aussi des traits néoténiques. La grosse tête et les oreilles pendantes de certaines races de chiens sont des traits juvéniles de canidés. Le ronronnement du chat est un trait de félidé bébé. Le chien est capable de suivre attentivement la direction du regard de l’homme en le fixant « dans les yeux », ce qui, chez beaucoup de mammifères, est aussi un comportement juvénile. Mais plus encore que tous ces caractères, la capacité du chien et du chat à jouer toute leur vie les rapprochent singulièrement de ce grand joueur qu’est, comme nous l’avons vu plus haut, l’être humain.

Voici donc une vue de la néoténie qui jette une lumière nouvelle sur les rapports millénaires de l’homme, du chien et du chat. Il faudrait peut-être ajouter à ces rapports l’intense besoin d’affection qui pourrait être le lot d’individus néoténiques, donc juvéniles, mais, sur ce point, les données manquent. Des études dans ce domaine mal connu permettraient peut-être de montrer pourquoi l’attachement, dont font preuve certains êtres humains pour leurs animaux de compagnie, peut être si fort.

Même si la légèreté comportementale d’individus juvéniles fait que d’autres humains peuvent se comporter avec une négligence criminelle quand ils abandonnent leurs compagnons animaux à la veille des vacances. La néoténie humaine reste aussi associée, hélas, à la barbarie et à la cruauté de notre espèce.

Georges Chapouthier

  1. Diamond J. Le Troisième Chimpanzé. Essai sur l’évolution et l’avenir de l’animal humain. Gallimard: Paris, 2000.
  2. Chapouthier G. « L’exemple du monde vivant et la relativité de l’excellence ». L’Archicube (Revue de l’Association des anciens élèves, Élèves et amis de L’École normale supérieure), 2013 ; 14:13-16 https://docs.google.com/file/d/0BzkZWFQyBTLtb1VaZU RpRktsbmM/edit?pli=1.
  3. Chapouthier G, Policar A. « La néoténie humaine, une idée à relancer ». Pour la Science 2015; 452:14 -15.
  4. Bolk L. La Genèse de l’homme. Vol. 18. Arguments: Paris, 1960.
  5. Policar A., « Bolk Louis, 1866-1930 » in Taguieff P .-A. (dir.), Dictionnaire historique et critique du racisme, PUF, Paris, 2013, p. 224-227.
  6. Morris D. Le Singe nu. Grasset: Paris, 1967.
  7. Tinland F. La Différence anthropologique; essai sur les rapports de la nature et de l’artifice. Aubier-Montaigne: Paris, 1977.
  8. Chapouthier G. Kant et le chimpanzé – Essai sur l’être humain, la morale et l’art. Belin Pour la Science: Paris, 2009.
  9. Guillo D. Des chiens et des Humains. Le Pommier: Paris, 2009.
  10. Moutou F. Pourquoi  le  chat  ronronne-t-il? Le Pommier: Paris, 2004.
  11. Jouventin P. Trois Prédateurs dans un salon : Une histoire du chat, du chien et de l’homme. Belin : Paris, 2014.

Article publié dans le numéro 87 de la revue Droit Animal, Ethique et Sciences.

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