La limule, ce « crabe fer à cheval » comme le dénomme les Anglais, est un invertébré, un arthropode marin d’une cinquantaine de centimètres appartenant au subphylum des chélicérates comme les tiques, les araignées et les scorpions. Cet animal, dont H.R. Giger s’est inspiré pour donner naissance à la créature des films Alien dans les années 1970, est né, a vécu et a traversé les vagues successives d’extinction massives d’espèces.
Qualifiée par certains de « fossile vivant » en raison de son aspect et son histoire, la limule a en effet survécu à 17 aires glaciaires et aux extinctions massives d’espèces, faisant partie des 1 à 10 % des espèces toujours vivantes depuis leur apparition sur Terre. Les travaux de David Rudkin du Musée Royal de l’Ontario et de Graham Young du Musée du Manitoba en 2008 (1) ont montré que l’apparition des limules date d’il y a 445 millions d’années, à la fin de l’Ordovicien, période du Paléozoïque s’échelonnant de – 485 à – 443 millions d’années. Dans l’histoire de la Terre, l’Ordovicien est connu comme la période au cours de laquelle la biodiversité marine a le plus augmenté. Cette grande biodiversification nommée « radiation évolutive ordovicienne » est fortement corrélée aux changements climatiques survenus à cette époque. En effet, au cours de ces 42 millions d’années, la concentration de CO2 a diminué de moitié grâce notamment à la photosynthèse. La température des océans, initialement de 45° C, s’est abaissée, la biodiversité a quadruplé, notamment par la multiplication du nombre d’espèces et de leurs ordres, familles et genres. C’est alors qu’a vu le jour la limule. Aussitôt apparue, la voici déjà confrontée vers – 438 millions d’année à la 1ère extinction massive, probablement du fait d’une importante glaciation, qui emportera avec elle 85 % de la vie marine. Ni cette 1ère vague d’extinction, ni la dernière, qui a pourtant emporté les dinosaures il y a 65 millions d‘année, n’auront atteint la limule.
Quinze millions de générations d’animaux plus tard, ces invertébrés de la classe des mérostomes dont ils sont aujourd’hui les derniers représentants s’apprêtent à entrer, comme l’intégralité des êtres vivants, dans leur 6e extinction massive : celle de l’Holocène, c’est-à-dire celle que nous vivons actuellement du fait du changement climatique induit par les activités anthropiques et leurs impacts directs sur la biodiversité. La famille Limulidae en sortira-t-elle cette fois encore et au complet ? Rien n’est moins sûr, surtout que la limule a déjà frôlé l’extinction en 1960, victime de son utilisation comme engrais agricole. Depuis 1970, elle est cette fois victime d’une nouvelle découverte, celle des pouvoirs « magiques » de son sang bleu ! Ce n’est pas la couleur bleue qui lui donne ses propriétés extraordinaires. En effet, cette couleur est commune à bon nombre d’autres invertébrés, insectes et crustacés notamment et est directement liée à la présence d’hémocyanine, ce transporteur d’O2 équivalent de l’hémoglobine des mammifères. L’hémocyanine contient dans sa molécule un atome de cuivre qui confère au sang cette couleur bleue, alors qu’un atome de fer donne sa couleur rouge à la molécule d’hémoglobine. Le sang de la limule est magique, puisqu’il détecte et neutralise de nombreuses maladies bactériennes. La limule est dépourvue de système immunitaire, mais elle dispose d’un type de cellule, l’amebocyte, qui assure sa défense contre les infections. Le lysat d’amebocyte de limule (nommée LAL), en présence d’endotoxines bactériennes (substances toxiques biologiques libérées lors de la lyse et multiplication) et même à des seuils très faibles (une part pour mille milliards), va coaguler, et former une sorte de gel qui neutralise les bactéries Gama négatifs. Alors que 2 jours sont nécessaires à la détection de bactéries indésirables chez les mammifères, 45 min sont suffisantes chez la limule. Cette propriété étant découverte, l’animal a très vite été convoité par les firmes pharmaceutiques qui utilisent depuis ce lysat d’amebocyte pour vérifier et garantir la qualité sanitaire des équipements médicaux, des vaccins, des médicaments, des produits injectables… permettant ainsi de tester entre autres salmonelles, vibrion cholérique, Escherichia coli, bacille de la tuberculose, etc. Le prix du litre de sang de limule peut atteindre 12 000 €. Les besoins étant importants, la limule ne se reproduisant qu’une fois par an au moment de la pleine lune de fin mai-début juin, certains animaux sont fécondés artificiellement. Il n’empêche que les tentatives de synthèse de ce LAL et les tentatives de reproduction des animaux ne suffisent pas à répondre à la demande des firmes pharmaceutiques. De ce fait, chaque année, quelques 250 000 limules sont capturées à l’occasion de leur unique sortie terrestre. Trente pourcent du sang de l’animal, soit 150 à 250 ml, est prélevé directement au sein de l’organe cardiaque. Les limules qui survivent sont ensuite relâchées.
La limule, ce « fossile vivant » qui a traversé les temps géologiques et les crises d’extinction massive, cette créature qui semble venue d’un autre monde, cet animal au sang magique, consommé en Asie, utilisé comme appât, étudié jadis en expérimentation animale pour sa sensibilité à la lumière, est aujourd’hui menacée, et proche de la « vulnérabilité » d’après l’IUCN (4). Alors même que la sixième vague d’extinction massive ne semble, malheureusement, n’en être qu’à ses débuts, les populations de limules ont chuté de 75 % durant ces dix dernières années. Espérons que la limule, ayant survécu à tout, ne disparaitra pas du fait des activités de l’Homme, qui lui fait partie des espèces animales les plus récemment apparues.
Florian Sigronde Boubel
(1) Rudkin DM, Young GA & Nowlan GS. (2008). The oldest horseshoe crab: a new Xiphosurid from Late Ordovician Konservat‐Lagerstätten Deposits, Manitoba, Canada. Palaeontology, 51(1), 1-9.
Article publié dans le numéro 90 de la revue Droit Animal, Éthique & Sciences.