Le Droit est comme la nature, il a horreur du vide. Un juriste ne saurait être surpris par un élément inconnu, il l’analysera puis le rattachera à un élément connu. Ce réflexe juridique, convergeant avec l’affirmation d’Aristote, se retrouve par la détermination du statut juridique de l’animal cyborg.
Cette activité est un automatisme pour le juriste. Son travail est de rapporter le cas à la norme afin de le faire tomber sous la règle, dans une sorte de « piège logique » (1). L’objectif est de qualifier juridiquement l’élément rencontré en vue de déterminer le régime juridique applicable. La rencontre avec l’inconnu est, pour le praticien du Droit, l’objet d’un rattachement avec ce qui est connu.
Le droit civil est structuré par la summa divisio entre les personnes et les choses. Pour déterminer la catégorie dont relève l’animal, il convient de consulter l’article 515-14 du Code civil qui dispose : « Les animaux sont des êtres vivants doués de sensibilité. Sous réserve des lois qui les protègent, les animaux sont soumis au régime des biens ». Cette soumission nous renseigne sur son statut juridique : négativement, il n’est pas sujet de droit et ne se voit pas reconnaître des droits et obligations puisqu’il ne relève pas de la catégorie des personnes ; positivement, il s’agit d’un bien, c’est à dire une chose qui peut être objet d’appropriation par l’homme.
Si l’animal est un bien, il faut toutefois souligner qu’il occupe une place singulière au sein de ce statut. Il n’est pas n’importe quel bien : c’est le seul bien reconnu comme « être vivant doué de sensibilité ». Alors que son statut juridique actuel suscite encore des interrogations (2), le Droit se fait rattraper par la science et l’animal cyborg.
L'animal cyborg
Ce nom est issu de la contraction anglosaxonne de « cybernetic organism ». Les origines de la cybernétique sont relativement anciennes, mais la paternité de la conception contemporaine revient à Nobert Wiener. En 1948, il publia un ouvrage intitulé : Cybernetics : Or Control and Communication in the Animal and the Machine dans lequel il exposa ses théories concernant les moyens d’acquisition, d’usage, de rétention et de transmission de l’information. Il unifie, par la notion de « cybernétique », l’ensemble de ses recherches liant les domaines de l’automatique, de l’électronique et de l’information à des problématiques relatives au fonctionnement des êtres vivants (3). Les recherches de ce mathématicien américain ont inspiré des auteurs et scénaristes, imaginant l’intégration de ces échanges en un seul être, le cyborg.
Autrefois fiction, la réalité a dépassé l’imaginaire. Cet animal d’un genre nouveau existe déjà comme en a témoigné Dominique Martinez, chercheur CNRS en Neuroinformatique et Neurorobotique au Loria, lors des journées droit et éthique de l’animal (4). En effet, des scientifiques réalisent actuellement des expériences consistant à prendre le contrôle des neurones d’un animal afin de déterminer son comportement. À titre d’exemple, certains tentent de développer des souris capables de détecter la présence d’explosifs.
Aujourd’hui, l’une des acceptions du mot « cyborg » est celle d’un être mi-robot, mi-humain. Il désigne soit un homme pourvu d’éléments mécaniques, soit un robot pourvu d’éléments humains, dans un souci d’amélioration des capacités. Les recherches scientifiques démontrent que les hommes ne sont pas les seuls concernés ; les animaux peuvent également recevoir cette qualification. Il s’agit alors de créatures moitié animales et moitié machines. L’être vivant doué de sensibilité, au sens de notre code civil, peut subir une amélioration de ses capacités par l’ajout d’un élément mécanique ou électronique. Cependant, cet additif ne se limite pas à ces seuls éléments selon Anne-Laure Thessard, doctorante en sciences du langage à Paris-Sorbonne (5) : l’animal cyborg peut également être composé de gênes humains.
Le constat de l’évolution des pratiques scientifiques emporte des interrogations d’ordre juridique. Il convient d’appliquer une norme à ce cas qui, de prime abord, dépasse les différents statuts juridiques instaurés. Ce nouvel être n’est physiquement ni un homme, ni un animal, ni une machine. Il est composé de plusieurs éléments relevant de différents régimes. Toutefois, un seul et unique statut doit lui être conféré.
L’impossible rattachement de l’animal cyborg au statut de personne
Depuis la loi du 16 février 2015, le statut juridique de l’animal a évolué. Cette modification législative ne satisfait pas l’ensemble de la doctrine, certains espéraient la création d’un nouveau statut juridique ou d’une personnalité juridique ad hoc. Proposition formulée notamment par Jean-Pierre Marguénaud, l’objectif était de faire figurer cet être au nom des personnes juridiques (6). Le but serait de répondre à des besoins juridiques, de considération purement techniques selon lui, mais n’emportant aucune identification de l’animal à l’être humain (7). La personnification permettrait d’expliquer et de compléter efficacement la protection de l’animal contre les actes inutilement douloureux exercés par son propriétaire. De plus, selon ce même auteur, elle appliquerait une leçon de droit civil selon laquelle chacun doit assumer la responsabilité de ses actes volontaires, notamment l’accueil d’un animal. La technique de la personnification est donc essentiellement envisagée comme source de responsabilisation pour l’homme (8).
Appliquer cette réflexion à l’animal cyborg pourrait être pertinent. Cet être n’est pas naturel, il est le fruit des mains de l’homme. Le créateur doit mesurer son acte et en assumer la responsabilité. Par ce raisonnement, personnifier l’animal cyborg aurait le mérite de rendre l’homme conscient de ses actes. Cet être d’un genre nouveau serait juridiquement protégé contre les mauvais traitements, contre une certaine forme de barbarie.
Bien que ce remède relève pour certains de l’utopie, la piste de la personnification trouve un écho particulier avec l’animal cyborg. Son caractère artificiel ainsi que sa composition pourraient justifier le recours à cette technique.
L’être doué de vie peut être confectionné d’une partie animale et d’une partie humaine. Cependant, il ne peut relever de deux statuts différents, il ne doit en avoir qu’un. L’analogie avec la question du statut juridique de l’homme cyborg est instructive dans la détermination du statut exclusif.
Xavier Labbée a étudié cette question en se concentrant sur l’essence de la personne. Selon lui, celle-ci est formée d’un corps et d’une âme. Toutefois, ces deux éléments ne sont pas équivalents, le corps n’est qu’une chose au service de la personne. L’âme, la qualité immatérielle et désincarnée de la personne, est l’élément principal. Tout accessoire possible et imaginable ne resterait qu’accessoire. Ce dernier n’aura le statut juridique de personne qu’aussi longtemps que dure le rapport d’affectation, en application de la règle selon laquelle « l’accessoire suit le principal ». Cette maxime, bien connue des juristes, vient du latin « accessorium sequiture principale » qui est une formule simplifiée de « accessorium sequitur naturam rei principalis ». Elle signifie que l’accessoire suit la nature de la chose principale. L’élément déterminant est donc ce qui constitue le principal, l’âme pour une personne.
Dans cette logique, une prothèse sera ainsi qualifiée de personne, « par nature » ou « par destination » selon qu’elle est intégrée au corps de l’individu ou affectée à son service (9). Au même titre, l’être humain qui reçoit un organe animal demeure une personne. Cette incorporation animale ne modifie pas son statut juridique (10). L’élément incorporé au corps demeure un bien tant qu’il n’est pas associé à la personne physique. Le gène reste ainsi un bien lorsqu’il est détaché mais n’a plus d’autonomie juridique dès qu’il est introduit dans le génome. Il n’est plus isolable du corps dans lequel il a été introduit (11).
Ce raisonnement est riche d’enseignement. Peu importe le statut juridique des éléments, l’ensemble relèvera du statut juridique du principal. Par application à l’animal cyborg composé de gêne humain, le principal est l’animal et l’accessoire le gêne. Cet animal cyborg ne peut relever du statut juridique de personne.
La réponse au statut juridique de l’animal cyborg réside dans la maxime « accessorium sequitur naturam rei principalis ». L’ajout d’un élément humain à l’animal ne modifie pas son statut juridique, il n’est pas une personne, il reste un bien. On peut cependant s’interroger sur la nature même du bien puisque l’animal n’est pas un bien comme les autres.
Le rattachement de l’animal cyborg au statut d’un bien spécial
L’animal cyborg est composé d’un élément humain, mécanique ou électronique. Par exemple, il peut s’agir d’un sac à dos microélectronique, de microélectrodes reliés sur le cerveau et d’un petit circuit imprimé sur le dos ou encore d’implants neuraux. Le statut juridique de cet ajout ne fait aucun doute, il relève du statut des biens. L’addition se compose par conséquent de deux termes identiques, le statut juridique de l’animal cyborg résulte a priori de la somme de deux composant relevant des biens. Recourir à la règle selon laquelle « l’accessoire suit le principal » n’a pas de sens à ce stade de la réflexion. Il importe peu de déterminer quel est le statut juridique du principal puisqu’il est le même que celui de l’accessoire.
Toutefois, affirmer que l’animal cyborg relève simplement du statut juridique des biens reviendrait à occulter l’évolution de son statut. L’état de nos connaissances scientifiques ne permet plus une résurgence du concept d’animal-machine, l’appréhendant uniquement en tant que valeur économique et patrimoniale. La morale a évolué, la société tend à assurer le respect de la vie animale (12).
Déterminer l’élément principal de l’animal, par comparaison à l’âme d’une personne, n’est pas aisé. La solution de facilité serait d’affirmer l’existence d’une âme animale (13), mais il convient de constater que certains courants philosophiques ou religieux ne s’accommodent pas de cette notion.
En tout état de cause, le législateur contemporain s’abstient de consacrer cette piste, sans pour autant déconsidérer l’animal. La loi du 16 février 2015 a modifié le statut juridique des animaux ; ils sont à présent « des êtres vivants doués de sensibilité ». L’élément singulier de ce bien est sa capacité à réagir à des excitations internes ou externes. L’analyse du statut juridique de l’animal cyborg doit prendre en compte sa sensibilité, élément principal de son statut juridique.
Les termes de l’addition sont connus, l’élément accessoire est un bien et l’élément principal un bien spécial. Le résultat de cette association aboutit au statut de bien spécial, d’être vivant doué de sensibilité mais soumis au régime juridique des biens. Dans cette logique, le fait que l’animal soit qualifié de cyborg n’emporte aucune modification de son statut juridique. Ainsi, ce bien spécial ne se voit pas dénaturé, même s’il est composé d’élément mécanique ou électronique.
Cette solution a l’avantage de maintenir la distinction classique entre les personnes et les biens. Attribuer le statut juridique de bien vivant doué de sensibilité conforte la position de Rémy Libchaber qui se positionne contre une troisième catégorie d’intervenants en droit civil, à savoir une catégorie intermédiaire qui trouverait sa place entre les personnes et les choses. Selon lui, cette création serait superflue puisque la distinction des personnes et des choses structure tout l’espace (14).
Affirmer que l’animal cyborg relève du statut juridique des biens en tant que bien spécial permet de satisfaire un besoin juridique, mais plusieurs interrogations demeurent. La position législative actuelle est de reconnaitre la sensibilité de l’animal, mais cette préoccupation est-elle prise en compte par les scientifiques lorsqu’ils créent un animal cyborg ? En effet, cet être vivant devient cyborg de la seule volonté de son concepteur. Contrairement à l’humain, sa volonté ne peut pas être prise en compte puisqu’il ne peut pas l’exprimer. La conversion, qu’elle soit bénéfique ou néfaste, est imposée à l’être sensible. Implanter des paires de micro-électrodes dans différentes parties du cerveau d’une souris et accrocher un micro-stimulateur sans fil sur son dos s’inscrit-il dans une démarche de reconnaissance de la sensibilité animale ? Conférer à l’animal cyborg le statut de bien vivant doué de sensibilité n’est-il pas paradoxal, de surcroît lors d’expériences qui aboutissent à annihiler sa sensibilité ? Par extension, puisque la détermination du statut dépend directement du statut de l’animal, la détermination de son statut devrait-elle être recherchée et définie par la nature de cet être ou de cet objet (15) ? En droit positif, le statut de bien vivant doué de sensibilité de l’animal cyborg s’impose en l’absence d’un idéal.
- MÜLLER Friedrich. Discours de la méthode juridique, trad. fr. JOUANJAN Olivier, Paris, P.U.F., 1996, p. 214.
- WIENER Norbert. Cybernetics: Or Control and Communication in the Animal and the Machine, Paris, (Hermann & Cie) et Camb. Mass. (MIT Press), 1948, 2e ed. 1961.
- CEERE, Centre européen d’études et de recherche en éthique. Journée droit et éthique de l’animal, 21 et 22 octobre 2016, Strasbourg.
- Ibid.
- MARGUÉNAUD Jean-Pierre. La personnalité juridique des animaux, D. 1998. 205.
- Id. L’animal en droit privé, PUF, 1992.
- Ibid.
- LABBÉ Xavier. L’homme augmenté, D. 2012. 2323.
- DELAGE Pierre-Jérôme. La condition animale : essai juridique sur les justes places de l’homme et de l’animal, Thèse de doctorat : Droit. Limoges : 2013.
- Ibid.
- ANTOINE Suzanne. Le régime juridique de l’animal, Ministère de la Justice, 10 mai 2005.
- Notamment évoqué par Allain BOUGRAIN- DUBOURG. Dictionnaire passionnée des animaux, Delachaux et Niestlé, 7 mars 2013.
- LIBCHABER Rémy. Perspectives sur la situation juridique de l’animal, RTD civ. 2001. 239.
- ANTOINE Suzanne. op. cit.