L’École nationale de médecine vétérinaire de Sidi Thabet en Tunisie, qui a fêté récemment son quarantième anniversaire, a tenu les 23 et 24 mars son premier congrès, en présence de personnalités nationales et étrangères.
Programme très dense et très riche portant aussi bien sur la formation des vétérinaires que sur la sécurité sanitaire des aliments, la pathologie et la chirurgie du cheval, le concept d’une seule santé et… le bien-être animal. Plus d’un quart du temps et des conférences a été consacré au bien-être animal, de quoi interpeller l’observateur étranger qui pourrait spontanément considérer que les Tunisiens ont bien d’autres priorités à traiter avant le bien-être animal.
Les conférences en amphithéâtre, dont le modérateur était le Pr Ouajdi Souilem, physiologiste, vice-recteur de l’université de Tunis, ont fait intervenir des spécialistes italiens, français et tunisiens d’horizons variés : des vétérinaires, un médecin, une zoologiste, un sociologue… On y a traité aussi bien du bien-être animal tel que perçu aujourd’hui en Europe que des représentations de l’animal, des chiens errants – problème grave et polémique de santé publique au Maghreb – ou de l’évaluation du bien-être de la vache laitière. Le défi de l’évaluation objective du bien-être animal, toutes espèces confondues, a bien entendu été discuté. La réglementation européenne relative à l’expérimentation animale y a été présentée. Le Pr Souilem s’est interrogé sur l’approche à adopter en Tunisie. Une conférence, volontairement prononcée en arabe (avec traduction écrite en français) a personnellement attiré mon attention.
Elle émanait du Pr Ahmed Dhieb, médecin orthopédiste, universitaire, partisan de l’arabisation de l’enseignement médical, promoteur de l’arabisation dans le monde arabe, auteur d’une cinquantaine d’ouvrages mettant en valeur l’apport de la médecine arabo-islamique et à l’origine, parmi de multiples actions et engagements, du Musée national de la médecine. Il a livré de façon émouvante sa perception érudite et passionnée de l’histoire de la relation animal-homme en partant de quelques récits mythiques ou religieux : le Sphinx d’Égypte, l’épopée de Gilgamesh et l’évocation d’Enkidu, les croyances religieuses concernant Abraham, l’usage d’infusion de chiots à Carthage, le prophète et sa chamelle Qaswaa… Il revendique la primauté de la littérature sur « L’Animal » par les Arabes, il évoque même le végétarisme du poète arabe Al Ma’arri, il revendique enfin et avec raison me semble-t-il l’invention de la médecine vétérinaire par les Arabes.
Il a parlé avec force à l’auditoire des tourments endurés en silence par les animaux depuis des centaines de millions d’années, du refus par l’homme de son animalité et de son idéologie de domination du monde animal ainsi approprié en esclavage. Il a rappelé l’extermination d’espèces par l’homme, la volonté de suprématie de l’homme. Il pose le problème de l’expérimentation animale, il appelle à l’éthique dans la recherche et l’expérimentation. En musulman à l’évidence pieux, il a très franchement évoqué sans détour la question de la souffrance de l’animal abattu entre le passage du couteau et la mort réelle. Il dit sans détour que cela devrait poser de nombreuses questions. Et il s’interroge pour finir de savoir qui est le plus à même de penser au bien-être animal : les Occidentaux qui s’en font le chantre dans le monde ou bien les musulmans héritiers d’une grande civilisation ? Il conclut alors en interrogeant : « Aux âmes humaines bien nées, n’est-il pas temps de penser à tout cela ? »
Cette conférence m’est apparue comme le ferment d’une grande réflexion en perspective dans le monde arabo-musulman.
Les conditions étaient dès lors réunies pour la tenue quelques heures plus tard d’une table ronde animée – très animée même – par les étudiants de l’École, toujours sous la présidence du Pr Souilem. Ont été débattus des sujets portant sur les pratiques d’élevage, la gestion des chiens errants, la faune sauvage et les animaux en captivité, le transport et l’abattage, l’euthanasie des chiens… Le débat s’est enflammé quand il s’est agi de placer le cursus entre respect et protection de l’animal d’une part, protection de la santé publique d’autre part.
Félicitations à l’École de Sidi Thabet pour avoir osé aborder sans tabou, dans un tout premier congrès, des questions délicates et difficiles qui remettent en cause la place de l’homme dans l’écosystème et notamment sa relation avec les animaux.
Article publié dans le numéro 93 de la revue Droit Animal, Éthique & Sciences.