Transanimalisme, animaux augmentés, animaux cyborg ?
Les réalités qui renvoient aux notions de transanimalisme, d’animaux augmentés et d’animaux cyborg ont pour points communs les modifications physiologiques et/ou cognitives des animaux non humains.
Même si le transanimalisme est bien moins investi, en tant que courant de pensée, que ne l’est le transhumanisme, il peut être qualifié d’idéologie. En reprenant la logique transhumaniste, il conviendrait donc de dire que le transanimalisme est un courant qui tend à se servir des technosciences pour modifier profondément les animaux. De la même façon que le transhumanisme envisage une évolution posthumaine, le transanimalisme permettrait grâce aux technosciences de briser le « plafond de verre » de parvenir à une postanimalité.
Les animaux cyborgs sont une sous-catégorie des animaux augmentés. Ils qualifient les animaux sur lesquels ont été pratiqués des augmentations mécatroniques, qu’elles soient physiques ou cognitives.L’idée d’animaux augmentés correspond à une caractérisation non idéologique des animaux sur lesquels seraient pratiquées des augmentations physiologiques ou cognitives. Il s’agit alors en effet d’animaux augmentés, c’est-à-dire d’animaux dont les capacités sont quantativement supérieures à ce qu’elles seraient sans interventions technoscientifiques majeures. À noter que l’augmentation n’est pas nécessairement une amélioration (physiologique ou morale), surtout lorsqu’il s’agit d’animaux dont le destin est déterminé par des êtres humains dont le projet consiste à servir leurs propres intérêts.
Augmentation animale et éthique
Plusieurs questions éthiques se posent à l’endroit du transanimalisme conçu comme courant de pensée, et au sujet de l’augmentation animale quand elle est une application invasive des technosciences.
D’abord, il s’agit de considérer l’anthropocentrisme de ces approches et démarches qui peuvent aller à l’encontre de l’intérêt des animaux et à l’encontre des animaux pris individuellement comme patients moraux (1). En effet, comment imposer des modifications physiologiques et cognitives quand elles sont invasives, douloureuses physiquement et moralement, à des êtres vivants qui sont dans l’incapacité de les concevoir, et encore moins de les refuser ? En outre, même lorsque ces modifications sont considérées comme positives et ayant une valeur ajoutée qualitative – on pensera par exemple à la possibilité d’accroître considérablement les capacités cognitives des animaux – est-il légitime de les imposer aux animaux non-humains ? Question particulièrement vive lorsque les modifications ne bénéficient en rien à l'animal en tant que tel, dans sa propre vie. Il est alors victime d'une instrumentalisation externe dont la justification éthique est difficilement concevable.
Viennent ensuite les questions sur le statut ontologique des animaux augmentés : un animal non-humain auquel on associerait des gènes humains, si tant est que ces gènes participent à modifier ses capacités cognitives, serait-il encore un animal appartenant à son espèce ou un animal hybride ?
En complément du statut ontologique, il y a aussi le statut représentatif : augmenter physiquement un animal de rente dans l’unique but d’augmenter la productivité (viande, lait, œuf, etc.), ne revient-il pas à renforcer la représentation de l’animal-machine, en le réduisant à une sous-machine, devenant dans les représentations communes, vaguement organique, accidentellement autonome et surtout foncièrement exploitable ?
À un autre niveau, se posent aussi des questions juridiques (2) : comment qualifier juridiquement des animaux qui seraient mi-animaux, mi-humains ou encore mi- animaux, mi-machines (animaux cyborg), etc. ?
Toutes ces questions mobilisent de nombreuses disciplines (philosophie, zoolinguistique, zoolexicologie, éthologie, éthique animale, droit, etc.). Les réponses qu’il convient de leur apporter s’inscrivent dans un mouvement global de prise en considération des animaux non-humains en tant que patients moraux. Leur problématique, très contestable, est qu’en tant que patients moraux ils n’ont aucun pouvoir leur donnant l’opportunité de concourir à l’amélioration de leur condition, alors même que leur condition est d’être assujetti à une exploitation massive.
Les questions soulevées par l’augmentation animale apportent un éclairage singulier à la considération morale des animaux. C’est un miroir grossissant des pratiques technico-scientifiques à l’endroit des animaux de rente, de laboratoire, voire de « compagnie » (ex : clonage de chiens de compagnie décédés).
Afin de mieux saisir ce qui est en jeu dans une approche transanimaliste, a minima dans l’augmentation animale, il convient d’expliquer à quoi correspond le transhumanisme.
Liens entre augmentation animale et augmentation humaine
La question du transhumanisme est vaste et recouvre une histoire culturelle, intellectuelle et scientifique. Le transhumanisme est un mouvement intellectuel qui apparaît dans les années 1980. Le terme « transhumanisme » est une invention de Julian Huxley, le frère de l’écrivain Aldous Huxley. Il invente ce terme en 1957. Julian Huxley emploiera le terme « transhumanisme » pour faire la promotion d’un eugénisme qu’il imagine positif. Le projet transhumaniste, qui prendra une forme philosophique dans les années 1980, consiste à se servir des sciences et des technologies pour augmenter significativement les capacités physiques et cognitives de l’être humain.
On peut dénombrer différents objectifs liés au transhumanisme :
- diminuer la souffrance due aux maladies et au vieillissement ;
- allonger significativement l’espérance de vie ;
- augmenter les capacités physiques et cognitives de l’être humain ;
- mais aussi, pourquoi pas, faire de l’être humain un cyborg.
Rappelons au passage que le terme « cyborg » signifie littéralement « organisme cybernétique » (cybernetic organism). Certains transhumanistes envisagent même la possibilité d’accéder à l’immortalité grâce à la cryogénie ou le mind-upload (téléchargement de l’esprit). Différentes techniques sont envisagées par les transhumanistes pour passer de l’humain au transhumain telles les NBIC (Nanotechnologies, Biotechnologies, Informatique et sciences Cognitives).
En 2003, l’État américain produit un rapport intitulé « L’amélioration des performances humaines grâce à la convergence des technologies NBIC » (3). Ce rapport expose la possibilité inédite qu’offre la convergence des NBIC pour améliorer l’être humain, et faire des sciences un paradigme convergent, permettant également de modifier le système économique et la vie en société. Le rapport NBIC ne se réclame pas du transhumanisme, mais les transhumanistes s’appuient sur les évolutions scientifiques et technologiques pour alimenter leurs projets. L’idéologie transhumaniste est controversée car beaucoup craignent une fusion « humain-machine », qui serait une dégradation et une prise de risque sur les organismes humains, un appauvrissement ontologique. Sans parler des conséquences sociétales en termes d’inégalité (puisqu’on pourrait voir coexister différentes espèces humaines).
L’usage des NBIC peut être étendu aux animaux. Pourtant l’idée d’un transanimalisme à proprement parler n’est pas apparue en même temps que le transhumanisme. Le terme transanimalisme est employé pour décrire les applications des NBIC sur les animaux mais ce n’est pas un terme défendu ni documenté en tant que tel. Il est plutôt fait mention d’animaux augmentés tout comme on peut parler, en dehors de l’idéologie transhumaniste, d’humain augmenté par les technosciences.
Animaux « sous-machines »
Toujours est-il que la question des animaux augmentés n’en est pas à ses balbutiements. Cela fait déjà quelques décennies que certains animaux sont physiquement augmentés dans le but d’accroître leur productivité. Il s’agit bien sûr des animaux d’élevage.
Par exemple, à la fin des années 1970, il a été question, en France (4), à l’INRA notamment, de retirer aux vaches la capacité de satiété afin qu’elles passent le plus de temps possible à manger. Le terme d’augmentation (humaine ou animale) est loin d’être neutre. Tout dépend des procédés et du projet en lien avec ces augmentations. En l’occurrence, avoir le projet de retirer aux vaches la capacité d’éprouver la satiété n’est-ce pas plutôt simplifier, voire dégrader l’existence et les capacités de ces vaches ?
Il est déjà difficile de statuer sur ces questions bioéthiques humaines, et en 2003, le clonage a été qualifié de « crime contre l’espèce humaine » (5). On peut donc aisément imaginer la licence et le flou juridique qui existent au sujet des animaux dont les droits restent encore largement à délimiter, défendre, reconnaître et enfin à appliquer. De fait, le clonage est possible sur les animaux, il est pratiqué dans le cadre de l’élevage intensif par exemple. En l’occurrence, la question de « crime contre les espèces animales » est complètement éludée, dissoute dans les impératifs de productivité, dans une conception de l’animal-machine, voire « sous-machine ».
Il ne s’agit pas d’affirmer que les manipulations génétiques, ici de clonage, posent des questions qui se confondent absolument avec les questions qu’elles posent aux êtres humains. D’ailleurs, la qualification de « crime contre l’espèce humaine » est elle-même sujette à controverse. Néanmoins, là où l’indignité aboutit à son expression extrême, qualifiée en termes juridiques de « crime contre l’espèce humaine » (qui reprend bien évidemment la qualification de « crime contre l’humanité »), « l'espèce » qui renvoie à une catégorisation biologique animale, n’empêche pas la disparition de cette problématique à l’égard des animaux. Au contraire, le clonage des animaux d’élevage est très « ordinaire ». En outre, la notion générique et abstraite « d'animal » est ici rendue à son ultime abstraction. Même en tant que concept l'animal « s'évanouit dans la nature », pourrait-on dire. Ce qui est qualifié de « crime contre l'espèce humaine » est vis-à-vis des autres espèces animales un non-événement. Au contraire, le clonage devient un outil foncièrement utilitariste de multiplication du « même », dans l'unique objectif de consommation de produits d'origine animale.
Cette profonde distorsion correspond bien à la représentation d'un animal « sous-machine ». Entre la conception d’un « animal-machine » et la création d’animaux « sous-machine » se produit une déperdition forte de considération et probablement de bien-être des animaux concernés.
Dans le cas d’une conception reposant sur l’idée de « l’animal-machine », les animaux sont réduits à l’état de purs mécanismes biologiques autonomes mais non-sentients. Dans le cas des animaux d’élevages augmentés contemporains, dont la fonction est réduite à un productivisme effréné, bien que la sentience animale soit scientifiquement documentée et reconnue, la fonction mécaniste est étirée jusqu’à rendre, sous certains rapports, les animaux « non fonctionnels ».
Par exemple, les vaches blanc-bleu belges ont des problèmes morphologiques de vêlage, imposant le recours à une césarienne, sans laquelle la vache et le veau ont une forte probabilité de mourir. L’excès de musculature imposée par les manipulations génétiques, dont l’objectif consiste à obtenir le plus de viande animale au centimètre carré, pose également des problèmes d’articulations épuisées par le poids de la chair, de mobilité douloureuse et handicapante pour ces animaux. Les pratiques artisanales de sélections de caractéristiques génétiques existent depuis des siècles. Pourtant, la manipulation génétique permet de parvenir plus rapidement, et très précisément à des modifications morphologiques invasives, voire douloureuses (6) qui entravent la fonctionnalité naturelle et autonome de certaines espèces d’animaux. Ce qui est impropre au statut, déjà dégradant, d’une machine et fait régresser ces animaux à un statut de « sous-machine ».
De nombreux exemples d’animaux augmentés, que ce soit physiquement ou cognitivement peuvent être analysés sous le prisme de la « sous-machine » dont l’autonomie est entravée, voire fortement compromise. On pensera par exemple aux animaux hybrides telles les « chimères porcs humains » qui sont pour l’instant créés sous la forme d’embryon, dans le but à terme de cultiver des organes et tissus humains (peau, foie, cœur, etc.). On pensera également aux cafards cyborgs dotés d’un circuit intégré à leur cerveau qui permet de les téléguider grâce à un Smartphone (le cafard et l’application étant disponibles pour 75 dollars). Pratiquement, même si la commercialisation n’a pas lieu, le même processus est testé sur des rats.
Animaux cognitivement surefficients
Il existe également une problématique inverse de surefficience cognitive induite par des procédés technoscientifiques, qui amènent à se poser la question de l’uplifting (7) (élévation).
En 2014, au MIT (8), des souris ont reçu un gène d’origine humaine associé au langage : le gène codant la protéine Foxp2. Si ces souris n’ont pas appris à parler, leur capacité à parcourir un labyrinthe a été nettement améliorée par l’augmentation des capacités de la mémoire procédurale et de la mémoire déclarative.
En 2013, à l’université de Rochester (9), Steven Goldman a dirigé un projet de recherche sur les souris, auxquelles avaient été injectées des cellules gliales humaines. Les cellules gliales jouent un rôle primordial dans les connexions neuronales. En un certain temps, les cellules des souris ont été complètement remplacées par les cellules gliales humaines et les capacités cognitives de ces souris ont été multipliées par quatre.
Que conclure de ces deux expériences ? Ces souris sont-elles encore des souris ? La question reste ouverte. En outre, cette question est à double tranchant. Elle permet de montrer que les animaux ayant significativement augmenté leurs capacités cognitives sont plus proches de l’être humain que des animaux de leur espèce, cela pourrait éventuellement être positif pour ces animaux augmentés (bien que cette perspective soit peu probable, étant entendu que ces augmentations sont pratiquées dans l’unique but de servir les êtres humains). Par ailleurs, on pourrait redouter une surdévalorisation des animaux lambda, considérés « moins intelligents » que les animaux cognitivement augmentés.
Rappelons toujours que les animaux augmentés au moins physiquement et les animaux cyborgs, bien qu’ils soient cachés aux yeux de tous, existent déjà et que leur condition est, souvent difficile, voire insoutenable.
Contradictions et responsabilité humaine
D’une façon ou d’une autre et bien que ces textes « anciens » soient peu repris dans l’enseignement philosophique contemporain, la question du statut des animaux, de la responsabilité des humains à l’égard des animaux non-humains, la réflexion végétarienne et végétalienne au sein de sociétés humaines organisées de telle sorte que l’exploitation animale n’est pas une nécessité de survie, ont parcouru l’histoire de la philosophie et ce dès l’antiquité. Même si les questions d’éthique animale ne sont donc pas foncièrement contemporaines, la société commence à peine à se saisir des questions du bien-être animal, de la sentience animale. Pourtant, il est déjà temps de voir plus loin et de se pencher sur les questions éthiques que soulève l’augmentation animale – qui n’a rien à voir avec la science-fiction étant donné que certains de ces animaux sont consommés ordinairement.
Étant donné que la contradiction entre le fait que l’éthologie animale ne permet plus de nier la sentience des animaux (qu’il s’agisse de la sensibilité ou de l’intelligence des animaux), de la reléguer à de l’anthropomorphisme déplacé, et que par ailleurs l’exploitation des animaux est conçue à une échelle industrielle (également problématique en termes écologiques), et à des impératifs scientifiques, l’acceptation de la patientivité morale des animaux semble « impensable ». D’où, parfois, les crispations fortes, et probablement inédites, entre partisans d’un mieux-être des animaux, voire de l’abolitionnisme, et les tenants d’une « naturalité » de l’exploitation animale par les humains.
Pourtant, que ces postures soient qualifiées d’idéologiques ou non, les connaissances scientifiques sur les animaux non-humains ne permettent plus de maintenir une posture superficielle, donnant lieu à la continuation en pratique de contradictions manifestes. Ces contradictions mettant en cause la responsabilité humaine vis-à-vis des autres êtres vivants, elles invitent également à reconsidérer la conception de ce qu’est l’humanisme, conçu comme valeur de respect, de défense, de protection et d’émancipation des êtres vivants, sentients manifestant une volonté de vivre et de jouir de leur autonomie. Des questions en cascade abondent, et qui sont de plus en plus dérangeantes pour nous, les humains, d’autant plus quand on constate la déperdition qualitative du traitement des animaux comme « sous-machines ».
- En éthique, un patient moral désigne un être digne de considération éthique, auquel on reconnaît la capacité de souffrir, mais à qui on n’impute pas la responsabilité de ses actes – contrairement aux agents moraux.
- Cf. Le statut juridique de l’animal cyborg, rev. Droit animal Éthique et Sciences, n° 92, fév. 2017.
- Roco Mihail C., Bainbridge William Sims, Nanotechnology, Biotechnology, Information technology and Cognitive science : Converging Technologies for Improving. Human Performance, éd. Kluwer Academic Publishers, 2003.
- Cf. Documentaire « Animal machine », auteur-réalisateur Bernard Bloch, Production, Les productions de l’œil sauvage, CNRS images, 2015.
- Descamps Philippe, Un crime contre l'espèce humaine ? Enfants clonés, enfants damnés, éd. Les empêcheurs de tourner en rond, 2004.
- Cf. Documentaire « Animal machine », auteur-réalisateur Bernard Bloch, Production, Les productions de l’œil sauvage, CNRS images, 2015.
- Terme inventé par l’auteur de science-fiction SF David Brin dans le cadre de sa trilogie The uplift war (1987) consacrée aux animaux cognitivement augmentés. Uplifting signifiant littéralement « élévation ».
- Humanized Foxp2 accelerates learning by enhancing transitions from declarative to procedural performance, rev. PNAS, vol. 111 no. 39, Sept. 2014.
- A Competitive Advantage by Neonatally Engrafted Human Glial Progenitors Yields Mice Whose Brains Are Chimeric for Human Glia, rev. Journal of Neuroscience, Vol. 34, Issue 48, Nov. 2014.
Article publié dans le numéro 93 de la revue Droit Animal, Éthique & Sciences.