Par la faute de décisions désastreuses et d’intérêts politiques sordides, le massacre des éléphants n’a pas pu être jugulé : l’éléphant d’Afrique est arrivé aujourd’hui au bord de l’extinction de son espèce, avec 200 000 ou 300 000 individus, alors qu’il s’en comptait 20 000 000 au milieu du XIXe siècle. En 1997 et 2000, son déclassement en Annexe II de la Convention de Washington, applicable à quelques pays du sud de l’Afrique, a relancé un braconnage criminel généralisé au continent, organisé au profit des pays de l’Extrême-Orient, notamment le Chine et l’Indonésie. L’ultime espoir d’une stabilisation est peut-être la récente décision de la Chine de mettre fin à l’importation et au travail de l’ivoire.
Par la faute de l’ensemble des nations, qui n’ont apporté aucune aide aux pays Africains – où vivaient les deux espèces de rhinocéros – pour les aider à empêcher leur disparition, leur massacre s’est poursuivi jusqu’à faire disparaître totalement l’une des deux, et conduire l’autre au seuil de son extinction. Il est bien beau de clamer la nécessité de la protection des espèces animales en danger, mais ce danger existe principalement dans les pays en voie de développement dans lesquels l’accroissement considérable des populations humaines entraîne celui des besoins, donc des ressources, et notamment l’accroissement des territoires agricoles, c’est-à-dire la diminution proportionnelle des espaces naturels. Puisqu’il est impossible, et insensé, de demander à ces États de prendre en charge à la fois leur propre développement et la préservation de la nature, c’était donc aux États nantis d’assurer le financement et d’apporter le soutien scientifique nécessaire : la préservation des espèces ne peut être réalisée que par la coopération financière des États. Rien n’a été fait. Et en ce qui concerne les rhinos, on voit aujourd’hui le résultat. Le massacre a été général. Mais pourquoi et pour qui ? Pour les pays d’Extrême-Orient, encore une fois. L’éléphant a quasi disparu pour l’ivoire de ses défenses, utilisé depuis l’antiquité pour la confection d’objets précieux (souvent religieux…), et dans les derniers temps comme symbole de l’opulence des nouveaux riches de Chine. La vie des rhinocéros leur a été enlevée pour leur corne, dont la forme phallique et la taille exemplaire font croire qu’elle est un puissant aphrodisiaque. Une illusion, puisque la corne du rhino est un fagot de poils serrés et agglomérés. Elle n’est que kératine. Les mâles asiatiques en mal de libido pourraient plus aisément, moins coûteusement et pour le même résultat nul, se ronger jusqu’au sang les ongles des mains et des pieds.
Mais comme toutes les croyances, celle-ci a la vie dure. En se raréfiant, la kératine de rhinocéros a vu son prix doubler celui de l’or. Et tout est bon, y compris en allant tuer au fusil un jeune rhino de quatre ans en plein zoo de Thoiry, en mars dernier, pour lui couper la corne à la tronçonneuse. Et en allant rafler les cornes de rhino dans les musées, les salles de vente aux enchères ou chez les collectionneurs. C’est là que quelque astucieux a trouvé la parade : au Muséum national d’Histoire naturelle de Paris, les cornes des empaillés ont été remplacées en 2012 par des moulages en résine. Le consommateur éventuel de résine réduite en poudre vendue pour corne de rhino ne verra aucune différence : le tout est d’y croire… La solution résine est évidemment inadéquate pour les animaux des zoos, qui ne peuvent compter que sur une surveillance accrue des établissements.
Mais l’espèce éléphant est peut-être en train de bénéficier d’une rapide adaptation darwinienne à la situation. Dans certains territoires du continent africain, de plus en plus d’éléphants naissent, destinés à porter des défenses courtes, voire à ne pas porter de défenses, comme déjà actuellement plus de 95 % des femelles. Cette particularité est due à la pression sélective du braconnage intensif, qui s’est attaqué principalement aux animaux porteurs de grandes et spectaculaires défenses. Ces derniers étant éliminés du pool des reproducteurs, le caractère héréditaire « grandes défenses » disparaît progressivement. Et à l’opposé, les animaux héréditairement porteurs de défenses courtes ou dépourvus de défenses sont épargnés par les braconniers. Au résultat, les caractères spécifiques à l’espèce sont modifiés : l’éléphant du futur, s’il survit, ne portera probablement plus de défenses. Il est vraisemblable que les défenses n’ont pas été qu’ornementales, ou signes visibles de qualités génétiques bénéfiques, et qu’elles ont une utilité concrète renforçant la puissance de celui qui en est porteur. On peut se demander quelles pourraient être les conséquences de leur disparition ? Probablement aucune, puisque l’ensemble de la population serait affecté. Le caractère « petites défenses » (ou absence de défenses) s’étant étendu largement, la concurrence liée à l’importance des défenses disparaîtra : le choix des géniteurs se fera sur un ou d’autres critères. L’éléphant est doté de capacités physiologiques, mentales, neurosensorielles très performantes et très élaborées, qui le conduiront nécessairement à privilégier telle ou telle de ces capacités pour assurer au mieux la pérennité de l’espèce dans l’environnement actuel.
Pour le moment, considérons comme symbolique de la fin d’une ère pour l’espèce, la mise à mort en mars dernier de l’un des plus vieux et des plus grands éléphants survivants, tué par une flèche empoisonnée tirée par un braconnier dans un parc du sud du Kenya. Il était porteur de défenses pesant chacune plus de 50 kg. Il ne reste plus en Afrique que 25 éléphants dotés de défenses de cette taille.
Et pour conclure, constatons une fois encore que les animaux et leurs espèces ne cessent de payer de leurs souffrances et de leurs vies les défauts et les vices de la nôtre.
Jean-Claude Nouët
Sources : Sciences et Avenir, 7/03/2017 ; Le Monde, 9/03/2017 ; Magazine du Monde 18 mars ; Le temps, 28/11/2016
Article publié dans le numéro 94 de la revue Droit Animal, Éthique & Sciences.