Aujourd’hui, les boîtes d’œufs sont étiquetées de façon à informer le consommateur du mode d’élevage des poules pondeuses : 0 = bio, 1 = plein air, 2 = au sol, 3 = en cage. C’est le seul produit animal sur lequel tous les modes d’élevage sont affichés. Mais pour en arriver là, il a fallu batailler. Tout a commencé dans les années 1970 avec un éleveur qui voulait faire différemment et qui a constaté, à son grand malheur, que quelquefois procédure et bon sens ne font pas bon ménage… Sa ruine finira par bénéficier à des millions de poules.
Pierre Rannou est un éleveur de volailles ingénieux et attentif au bien-être de ses animaux qui, dans les années 1960, invente une alternative à l’élevage des poules en batterie. Cette technique est alors en plein essor, malgré qu’elle soit plus que discutable : elle consiste en une succession de cages sur plusieurs niveaux à perte de vue, où des poules affaiblies, mutilées et déplumées se bousculent dans des espaces exigus en surplombant des amas de fientes, voire même au contact de cadavres en décomposition. Il aura 86 ans lorsqu’il trébuchera sur les interprétations obscures de la réglementation européenne, sur les diktats de l’industrie de l’élevage intensif et plus encore, sur le désintérêt des pouvoirs publics.
En lançant son élevage, Pierre Rannou le développe suivant trois critères : la prise en compte des besoins de l’animal et de son instinct, l’indépendance à l’égard des multinationales et le respect du consommateur. L’éleveur construit de ses propres mains trois hangars permettant aux gallinacés d’évoluer librement au sol et de disposer d’une surface d’occupation raisonnable pour pouvoir voler et se mouvoir. Dès lors, il s’octroie le droit – a priori légitime – d’inscrire sur ses boîtes d’œufs : « Ferme de Saint André, 6 œufs frais, Garantie de poules libres en poulaillers clairs, Soleil – Air pur », et d’afficher des pancartes d’information. Cette idée novatrice dans le milieu avicole marque de fait le début de la fin de la ferme de Saint-André et de son exploitant, Pierre Rannou.
Afin de comprendre, il convient avant tout de s’interroger sur la question suivante : comment les mentions initialement appliquées par Pierre Rannou sont-elles passées d’un savoir-faire isolé puis prohibé à une méthode imposée aux producteurs d’œufs ? Pour répondre à cette question, il convient de revenir en réalité sur les deux « affaires Pierre Rannou ». La première, c’est le torpillage de Pierre Rannou et de la ferme de Saint-André. La seconde, c’est l’affaire juridique que la Coalition des consommateurs contre l’élevage en batterie a engagée aux côtés de l’éleveur.
1. Pierre Rannou, acculé pour avoir choisi la qualité
Le 29 octobre 1975, la Communauté économique européenne (CEE) édite une réglementation dont l’interprétation peut s’opposer aux mentions telles que celles éditées par Pierre Rannou, entraînant ce dernier dans un précipice dont il ne pourra jamais s’extirper.
Une interprétation réglementaire restrictive
L’article 18 du règlement CEE n° 2772/75 dispose que ne peuvent figurer « sur les petits emballages [que] le nom de l’entreprise, le numéro du centre d’emballage, la date de l’emballage et éventuellement l’indication du mode conservation« , et l’article 21 :
Les emballages ne peuvent comporter aucune autre mention que celles prévues par le présent règlement.
Le litige est ainsi né des interprétations divergentes de ces deux articles. En effet, à la suite de l’édiction de ce règlement, Pierre Rannou est sommé de toutes parts de retirer les mentions apposées : d’abord par les services vétérinaires, puis par le Service départemental de la répression des fraudes et du Contrôle de la qualité.
Le ministre de la Consommation, Catherine Lalumière, n’hésite pas à affirmer que : « La rédaction de l’article 21 est sans ambiguïté (…) c’est en conséquence du caractère très général de cet article qu’est exclue sur l’emballage des œufs toute autre mention que celles prévues au règlement » (courrier du 7 décembre 1982). Michel Rocard précise quant à lui que « ne peuvent figurer sur les petits emballages que le nom de l’entreprise, le numéro du centre d’emballage, la date de l’emballage et éventuellement l’indication du mode conservation. On peut donc considérer, a contrario, que toute autre mention se trouve proscrite, notamment la mention du mode d’élevage. Pour cette raison, les services vétérinaires français chargés d’assurer l’application de la réglementation communautaire relative à l’étiquetage, ont dû mettre M. Rannou en demeure de se conformer aux dispositions de la réglementation en vigueur » (courrier du 28 avril 1983).
Un règlement de compte implacable
Invitations pressantes, assignations, sommations, condamnations, menaces personnelles : tout est mis en œuvre pour que Pierre Rannou retire les mentions « Ferme de Saint-André, 6 œufs frais, Garantie de poules libres en poulaillers clairs, Soleil – Air pur » des ses boîtes d’œufs. Des pétitions de soutien se mettent alors à circuler parmi les consommateurs et des milliers de signatures sont recueillies, des dizaines de lettres parviennent au ministère de l’Agriculture et de la Consommation, des articles et des communiqués de presse sont publiés, la télévision parle de lui – en vain.
Déjà étouffé, Pierre Rannou est définitivement abattu par le jeu des règlements bancaires. D’un côté, les acheteurs de ses œufs bénéficient de règlements à 30, 50 ou 60 jours. De l’autre, Pierre Rannou est quant à lui contraint par sa banque d’effectuer le paiement des aliments des poules à 15 jours d’abord puis séance tenante.
Pierre Rannou, acculé à la faillite, se tourne vers le marché allemand. Mais alors que l’Allemagne lui achète 30 % de sa production, l’Administration française lui en interdit l’exportation… Ce règlement de compte s’est effectué alors même que le marché des œufs de batterie s’écroulait. L’administration avait donc sous les yeux ce qui pouvait marcher et ce qui ne marchait plus. Mais au lieu d’en tirer une leçon, elle est allée jusqu’au bout, obstinée dans l’application rigoureuse et erronée d’un règlement européen. À la fin de l’année 1983, Pierre Rannou est donc contraint de licencier son personnel et de céder son groupe au bénéfice de celui de Bernard Tapie, que la presse encense déjà comme celui qui « vient d’ajouter une nouvelle perle à sa couronne, en rachetant un élevage de 75 000 poules élevées en liberté ».
2. Le rôle central de la Coalition des consommateurs contre l’élevage en batterie des poules
Le combat afférent à l’étiquetage du mode d’élevage des poules pondeuses est entamé dès 1979 par la Ligue française des droits de l’animal (LFDA) et l’Œuvre d’assistance aux bêtes d’abattoirs (OABA). Cette lutte est ensuite reprise par le groupement qu’elles ont fondé en 1981 : la Coalition contre l’élevage en batterie. Son Comité d’honneur s’appuie notamment sur des personnalités comme Françoise Parturier, Marguerite Yourcenar, Alfred Kastler et le Pr Jean-Claude Nouët.
La Coalition contre l’élevage en batterie décide de concentrer sa lutte sur l’élevage des poules pondeuses en batteries de cages, une détention particulièrement contraire aux besoins physiologiques et comportementaux des animaux. Elle demande rapidement à la présidence de la République que l’élevage en batterie soit abandonné puis interdit, parce qu’il s’agit selon elle « d’une légitimation de la torture animale et d’une incitation à la surconsommation et à la pollution médicamenteuse ».
La nécessité de contourner les obstacles par le biais du consommateur
Les revendications concernant l’élevage des poules pondeuses en batterie se sont rapidement retrouvées face aux tenants de l’élevage intensif, des intérêts des banques, de l’industrie agroalimentaire, du syndicalisme dominant, du désintérêt ambigu des pouvoirs publics et, à regret, de certains vétérinaires.
Pourtant, des examens comparatifs fiables montrent des carences vitaminiques très nettes dans les œufs de batterie (alors que la vitamine A, le carotène et la vitamine B12 sont nettement plus élevés dans les œufs de poules élevées en liberté). Des examens biologiques soulignent la présence de résidus médicamenteux dans les œufs de batterie. Des tests de gustation permettent d’identifier les œufs de batterie et les œufs de poules au sol, et indiquent que les différences entre les deux sont dues au mode d’élevage des poules plus qu’à leur alimentation.
À cet égard, le Président d’Honneur de l’Association des maîtres cuisinier de France écrit en ces termes :
« Vous vous élevez, dans le cadre d’une coalition, contre la qualité inférieure des œufs dits « de batterie », comparée à celle des œufs recueillis dans les élevages où les poules pondeuses circulent en liberté. Je partage totalement votre opinion. J’ai remarqué plusieurs qualités qui justifieraient une action de clarification. a) Les œufs de poules en liberté, élevées suivant les méthodes traditionnelles de nos fermes, doivent être la référence qualitative optimale. Cela suppose que l’alimentation des volatiles est composée de graines alimentaires, complétée par les éléments trouvés sur des parcours comprenant sable, terre battue et prairie. b) Les œufs de poules en semi-liberté, en raison d’un peuplement excessif, en enclos, correspondant au parcours précité, dont les volailles reçoivent une alimentation en partie fabriquée qui influe sur le goût de l’œuf. c) Les œufs de poules élevées en batterie, dont la fadeur est la caractéristique principale outre la pauvreté en éléments protéiniques » (correspondance, février 1984).
Malgré tout, de hauts fonctionnaires n’hésitent pas à répondre que « les études comparées d’œufs produits en batterie et d’œufs produits traditionnellement (…) ne laissaient apparaître aucune différence significative » (correspondance du Directeur de la qualité au ministère de l’Agriculture) ou encore que « la qualité hygiénique et sanitaire des œufs obtenus dans les élevages industriels est supérieure à celle des œufs produits dans les élevages classiques » (correspondance du Chef du Service vétérinaire de la santé et de la protection animales).
Ayant conscience des difficultés à faire passer de telles revendications, Jean-Claude Nouët a alors « une providentielle illumination » pour contourner ces obstacles. Il s’agit dès lors de mettre en lumière les avantages dont l’Homme peut bénéficier d’un élevage en plein air, en soulignant les qualités gustatives, vitaminiques, hygiéniques et sanitaires de ses œufs. Jean-Claude Nouët convainc donc la Coalition d’agir non plus au nom des conditions de vie infligées aux poules mais au nom du droit des consommateurs à l’information. C’est dans ce contexte qu’en 1982, la Coalition contre l’élevage en batterie devient la Coalition des consommateurs contre l’élevage en batterie (CEB).
Son objet est sans équivoque :
Assurer une meilleure protection et une meilleure information des consommateurs, notamment quant aux conditions d’élevage et lutter contre l’élevage en batterie et concentrationnaire ainsi que contre toutes autres formes d’élevages où les nécessités physiologiques et éthologiques des espèces concernées ne sont pas respectées.
D’emblée, la Coalition est puissante en nombre d’adhérents (près de 300 000) puisqu’elle additionne les adhérents des associations de protection animale et des associations de consommateurs.
Des actions portées à bout de pattes
Le 4 octobre 1982, la CEB et Pierre Rannou déposent devant le tribunal administratif de Rennes deux recours en annulation dirigés contre les décisions des Services départementaux, vétérinaires, et de la répression des fraudes interdisant les mentions « Ferme de Saint-André, 6 œufs frais, Garantie de poules libres en poulaillers clairs, Soleil – Air pur ». Maître Jean-Michel Roche, avocat mandaté par la Coalition, soutient que non seulement l’interprétation du règlement communautaire n’est pas correcte mais qu’en plus, elle est discriminatoire.
En effet, l’article 21 du règlement dispose que les emballages ne doivent porter « aucune mention autre que celles prévues par le présent règlement ». Or, il ne peut s’agir que de mentions concernant spécifiquement les œufs et leurs caractéristiques mais en aucun cas le mode d’élevage des poules pondeuses. Ce règlement ne saurait donc apporter une interdiction dans un domaine qui n’est pas le sien. Au contraire même, puisque ce règlement précise qu’il ne préjuge pas d’autres dispositions, notamment celles visant à protéger la santé des personnes et des animaux.
En outre, ces dispositions introduisent une discrimination flagrante entre consommateurs et éleveurs des différents pays de la communauté. Au Royaume-Uni, en Allemagne fédérale ou encore aux Pays-Bas, le marché offre des marques d’œufs dont les boîtes indiquent clairement le mode d’élevage des poules.
Par un jugement en date du 23 juin 1983, le tribunal administratif de Rennes rejette la requête de la CEB et de Pierre Rannou au motif que l’Administration n’a pas fait une application inexacte du règlement. Cette décision confirme alors que les emballages d’œufs ne sauraient comporter des indications supplémentaires relatives aux conditions d’élevage des poules pondeuses. C’est contre cette décision que la Coalition et Pierre Rannou interjettent appel au Conseil d’État.
Parallèlement à ce recours, la CEB engage des actions en publicité mensongères à l’encontre des producteurs d’œufs dont les emballages laissent penser qu’il s’agit d’une production fermière, alors qu’il s’agit d’une production intensive, avec des poules maintenues en batterie concentrationnaire. La Coalition invite donc les consommateurs à suivre une tactique ingénieuse : (i) examiner avec soin les emballages d’œufs chez le commerçant ; (ii) acheter toute boîte dont le texte ou l’image indiquent ou laissent imaginer qu’il s’agit d’un élevage fermier ou traditionnel et (iii) envoyer la boîte d’œufs (vide !) à la Coalition, accompagnée d’une lettre signée du consommateur qui se revendique trompé.
3. Une victoire au long cours
Il aura fallu 9 ans pour obtenir satisfaction et voir le règlement précédent modifié. Il aura fallu saisir les tribunaux administratifs, le Conseil d’État, le Conseil de l’Europe et la Commission des Communautés européennes. Il aura fallu agiter les associations de consommateurs, écrire aux ministères et à la présidence de la République. Enfin, il aura fallu se battre contre les lenteurs de l’Administration, contre la surdité de ceux qui ne veulent pas écouter des demandes pourtant légitimes et contre l’aveuglement de ceux qui ne veulent pas voir que l’avenir de l’élevage intensif est voué à l’échec.
Le Règlement du 12 juillet 1985 : la « méthode Pierre Rannou » enfin autorisée
Le 19 juin 1984, avant même que l’arrêt du Conseil d’État concernant « l’affaire Rannou » ne soit intervenu, le Règlement des Communautés européennes autorise enfin la mention du mode d’élevage des poules sur les petits emballages. Ces indications ne restent toutefois admises qu’à la condition de ne pas être préjudiciables à la fluidité du marché communautaire et qu’il n’y ait aucune difficulté sérieuse en matière de contrôle de l’application de ces mentions.
Le règlement du 12 juillet 1985 autorise désormais la mention du mode d’élevage des poules.C’est seulement après deux années d’une procédure initiée en 1983 que la CEB et Pierre Rannou obtiennent satisfaction. Le règlement du 12 juillet 1985 autorise désormais la mention du mode d’élevage des poules. Cette indication se limite toutefois aux quatre expressions suivantes : « œufs de poules élevées en plein air, système extensif » ; « œufs de poules élevées en plein air » ; « œufs de poules élevées au sol » ou « œufs de poules élevées en volière ».
Par soumission aux lobbies de l’industrie agroalimentaire et des milieux politiques, la mention « œuf de poules élevées en cage » n’est pas proposée, alors que ces élevages n’ont pas disparu. Les boîtes d’œufs de poules élevées en cage sont donc, en 1985, les seules à ne porter aucune indication. C’est donc au consommateur d’avoir la présence d’esprit d’assimiler l’absence de mention à l’élevage en batterie.
En étant informé du mode d’élevage des poules, le consommateur peut désormais choisir librement ses œufs. Il peut donc favoriser un mode de production plus respectueux de sa santé et du bien-être animal. Le règlement met en lumière le caractère déterminant des conditions d’élevage des poules et prend en compte littéralement la sensibilité et le ressenti de l’animal. Un tel écrit peut donc potentiellement « faire jurisprudence » et s’appliquer à l’avenir aux autres espèces d’animaux de consommation, comme les porcs et les bovins.
Le règlement du 19 juillet 1999 : la « méthode Pierre Rannou » désormais imposée
Près de 20 ans après le début d’un combat acharné, la directive du 19 juillet 1999 rend désormais obligatoire l’indication du mode d’élevage sur les emballages pour assurer au consommateur le choix entre les différentes catégories d’œufs en toute connaissance du mode d’élevage (directive 1999/74/CE).
Depuis le 1er janvier 2012, la détention de poules dans des cages « non aménagées » est interdite et sanctionnée par une contravention de 4e classe et la suppression des aides publiques éventuellement accordées (arrêté du 1er février 2002 pris en application de la directive 1999/74/CE, art. R 215-4 I du code rural et de la pêche maritime). La commercialisation d’œufs de poules élevées dans de telles cages est susceptible de constituer une infraction pour tromperie (art. L 213-1 du code de la consommation).
La réglementation va encore plus loin en rendant désormais obligatoire la mention « œufs de poules élevées en cage » dans l’étiquetage des œufs de table. Cette mention ne fait évidemment référence qu’aux cages dites « aménagées », les autres catégories d’œufs étant vouées à la casse ou à l’industrie non alimentaire (règlement CE n° 589/2008 et règlement CE n° 1234/2007).
Conclusion
L’arme du droit du consommateur a donc été judicieusement choisie par les principaux artisans de cette victoire qui ont réussi, en partant du droit à l’information du consommateur, à aboutir à la protection de la poule. Aujourd’hui, une évolution des mentalités s’observe chez le consommateur qui se dirige de plus en plus vers des œufs de poules élevées en liberté et qui se dit favorable à l’interdiction des élevages en batterie. Les grandes enseignes de supermarchés se sont d’ailleurs engagées à supprimer totalement les œufs de poules élevées en cage d’ici 2025.
Bien que des obstacles persistent en terme de prix, de leurres marketing ou de manque d’information, il est aujourd’hui possible, grâce au combat vicennal de la CEB, de l’OABA, de la LFDA et de Pierre Rannou, de faire une omelette sans casser des poules.
Diane Ricaud, Jean-Claude Nouët
Article publié dans le numéro 94 de la revue Droit Animal, Éthique & Sciences.
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