Éthique à la carte ou à éclipse ?
La curiosité scientifique est parfois sanctionnée par une découverte décevante qui enlève son appétit au curieux. Souvent, elle peut punir très injustement l’animal qui en est l’objet et la victime. D’abus ou d’erreurs sont nées les réglementations de la recherche scientifique qui ont tenté et tentent avec plus ou moins de succès d’empêcher les débordements et de limiter les dégâts. Les cadres techniques imposés à l’expérimentateur et les appels à sa responsabilité morale concourent aujourd’hui à préserver l’animal.
En expérimentation, la référence à l’éthique et la conformité aux règles peuvent être inégalement respectées. En effet si d’une façon générale l’animal dit de laboratoire est effectivement devenu l’objet de préoccupations protectrices, il en est un autre qui paraît assez négligé, de ce point de vue : c’est l’animal dit sauvage, vivant à l’état de liberté comme il convient à sa nature. Il est officiellement et très curieusement étiqueté comme n’étant « ni domestique ni tenu en captivité », une étonnante qualification par la négation de deux états imposés par l’homme pour son propre intérêt et profit, et qui lui sont étrangers, ainsi qu’à l’immensité des espèces animales qui peuplent encore librement les terres, les mers et les airs.
Instruments de mesure et survie des individus
Malheureusement pour ces animaux, qui ne sont ni domestiques, ni tenus en captivité, c’est-à-dire que l’homme n’a pas plié ou asservi à son profit et à ses plaisirs, l’homme existe, et dans son besoin insatiable de fourrer partout son nez pour tout savoir et tout comprendre, il s’introduit dans la vie sauvage pour violer et voler ses secrets. Il, plutôt nous, voulons tout connaître d’eux : la longueur, le poids, l’envergure, la reproduction, la croissance, l’alimentation, la vitesse, la vision, l’audition, la communication, la mémoire, les liens affectifs, etc. Tout, à l’infini. Passe encore s’il ne s’agissait qu’observer à distance, discrètement, sans toucher, sans déranger. Mais ce n’est jamais suffisant. Les résultats obtenus ne font pas que répondre à des questions : ils en suscitent de nouvelles, parce que les études déjà conduites sont vite jugées incomplètes, ou obsolètes. S’ajoute la nécessité, ou même l’obligation, de produire des publications, qui fait pression sur les chercheurs.
Les instruments de mesure progressent ; miniaturisés et informatisés, ils permettent des enquêtes plus fines, diverses, et détaillées, auxquelles la curiosité semble ne pas pouvoir résister. Leur petitesse laisse à penser qu’ils n’apporteront pas de perturbation, et n’auront pas de conséquences nocives, dont il est ainsi fait abstraction. Le seuil de l’intervention invasive est alors aisément franchi. Les exemples abondent : balise collée ou portée, collier, brassard, bague, trocart à biopsie, puce implantée, enregistreur minuscule, etc. sont universellement employés, dans l’oubli qu’aucune technique ne peut être absolument et totalement anodine. De plus, aux risques même minimes directement inhérents à la méthode, s’ajoutent souvent des effets « collatéraux », tels ceux d’une anesthésie administrée en plein stress.
Quand on parle de risques et de dommages, il ne s’agit pas seulement de ceux qui sont immédiats (blessure, fracture), mais aussi de conséquences différées, qui surviendront ultérieurement, ou même qui seront découvertes lors de l’exploitation des résultats. Expliquons-nous par un exemple. Un petit passereau américain, la paruline azurée (Setophaga cerulea) fait chaque année l’aller-retour du centre de l’Amérique du Nord à la Cordillère des Andes (cf. Le Monde, 10 mai). Cet exploit aéronautique excite une curiosité admirative ; des spécimens ont été équipés de minuscules géolocalisateurs, pesant moins d’un demi-gramme.
Mais après l’aller-retour nord-sud et sud-nord, il s’est révélé que les oiseaux porteurs de l’appareil sont revenus deux fois moins nombreux que ceux porteurs seulement d’une bague à la patte. Pourquoi ? Aérodynamisme réduit ? Poids de l’appareil non négligeable sur 10 000 km (4 % du poids de l’oiseau) ? La cause n’est pas connue, mais le résultat est là, certain. Un autre exemple, celui des manchots bagués à l’aile, dont la chasse sous-marine se révèle être gênée au point de réduire la quantité de poissons rapportés, qui sera insuffisante pour nourrir les poussins, dont le nombre de survivants sera alors réduit. Et encore un, celui des prélèvements par carottage de la peau de cétacés ou autres, dont la plaie peut être infectée. Dans tous ces cas, la démonstration est faite que l’impact expérimental est loin d’être nul, et que des questions préalables autant d’éthique que de technique doivent être posées.
Encadrement juridique
Certes, le code rural dans ses prescriptions applicables aux « utilisations d’animaux vivants à des fins scientifiques » n’ignore pas les animaux « d’espèces non domestiques non tenus en captivité ». L’article R.214-92 déclare :
Les animaux d’espèces non domestiques non tenus en captivité ne sont pas utilisés dans des procédures expérimentales. Des dérogations ne peuvent être accordées par les ministres chargés de l’environnement et de la recherche que s’il est démontré scientifiquement que l’objectif de la procédure expérimentale ne peut être atteint en utilisant un animal élevé en vue d’une utilisation dans des procédures expérimentales.
Article R.214-92 du code rural et de la pêche maritime
On ne voit pas bien les limites de cette condition dérogatoire : faut-il comprendre que l’on doive préalablement capturer des animaux dans la nature pour les élever et pour ensuite les utiliser expérimentalement ? Cela n’aurait aucun sens, si l’objet de l’étude porte sur la physiologie ou le comportement de l’individu vivant à l’état sauvage. Cela a d’autant moins de sens que les expérimentations sur l’animal « sauvage » ont le caractère commun d’être principalement entreprises afin d’approfondir les connaissances sur son espèce, son effectif, sa reproduction, son dynamisme, dans l’optique d’une politique de préservation de la nature et d’une production de statistiques étalées dans le temps. Cela nécessite des captures multiples. Autrement dit, dans la pratique, il ne semble pas exister d’obstacle réel à l’utilisation des animaux « d’espèces non domestiques non tenus en captivité » en dépit de la première ligne de l’article R.214-92.
Éthique et intérêt scientifique
Alors, jusqu’à quel point est-il justifié de risquer provoquer la mort d’animaux avec une technique expérimentale utilisée dans le dessein de préserver leur espèce en espérant la connaître mieux ? Certes, ces travaux de recherche doivent préalablement avoir reçu une « autorisation de projet » délivrée par le « comité d’éthique » de l’établissement responsable. Mais le filtre de ces comités d’éthique est-il aussi rigoureux que ceux qui ont à juger de l’opportunité de tel projet impliquant un animal dit de laboratoire ? En effet, des recherches conduites sur l’animal sauvage et des « retours sur expériences » qui devraient les suivre, on tire la leçon qu’elles sont rarement anodines, et l’impression que l’animal « sauvage » ne compte pas à titre individuel, qu’il n’a pas d’existence « personnelle », qu’il n’est qu’un spécimen de l’espèce. On en tire le sentiment d’une indifférence éthique à son égard, très certainement liée à la carence grave et illogique de notre droit, qui reconnaît que l’animal domestique, apprivoisé ou tenu en captivité est un être sensible, apte à ressentir douleur, souffrance et angoisse, mais qui refuse de reconnaître cette sensibilité à l’animal sauvage vivant à l’état de liberté. Nous en arrivons à conclure qu’il est aujourd’hui éthiquement et scientifiquement insoutenable que le droit continue de refuser à un animal sauvage vivant à l’état de liberté la qualification d’être sensibleC’est là une incohérence particulièrement criante quand est pris l’exemple de deux animaux de la même espèce, l’un captif doté officiellement de sensibilité, et l’autre libre réduit à la condition de chose, res nullius ou res communis. Seul compte alors l’effectif numérique de l’espèce, une entité passablement abstraite qui n’est pas ressentie comme étant la somme d’individus êtres vivants.
Nous en arrivons à conclure qu’il est aujourd’hui éthiquement et scientifiquement insoutenable que le droit continue de refuser à un animal sauvage vivant à l’état de liberté la qualification d’être sensible, dès lors que les connaissances scientifiques ont établi qu’il est apte à ressentir douleur, souffrance et angoisse. Une brèche a été ouverte dans ce mur d’obstination incompréhensible avec l’inscription des céphalopodes dans la liste des animaux protégés dans le cadre de l’utilisation des animaux à des fins scientifiques. D’autres animaux méritent cette considération. Rien ne justifie que la sensibilité d’un animal lui soit déniée au motif qu’il appartient à une espèce sauvage et de mœurs libres, dès lors que cette sensibilité est scientifiquement reconnue. Le simple bon sens l’exige.
Jean-Claude Nouët
Article publié dans le numéro 94 de la revue Droit Animal, Éthique & Sciences.