« La tauromachie est l’art scélérat et vénal de torturer et de mettre à mort des animaux selon des règles, dans la légalité et en public. Elle exalte les plus bas instincts de l’homme, elle traumatise les enfants et les adultes sensibles, elle aggrave l’état des névropathes attirés par ce spectacle, elle dénature les rapports entre l’homme et l’animal, et elle est une fête de la douleur et de la mort. En cela, la tauromachie constitue un défi majeur à la moralité, à l’éducation, à la science et à la culture. »
La tauromachie et la morale
À vrai dire, que pourrait-on ajouter à cette condamnation, prononcée du haut de la tribune, à l’Unesco en 1980, lors de la célébration du deuxième anniversaire de la proclamation de la Déclaration universelle des droits de l’animal ? Peu de choses, et sur ce sujet, tout a été dit, écrit, et répété. Ceux qui sont sensibles à la souffrance animale sont convaincus. Et à l’opposé, il semble impossible de convaincre ceux qu’enthousiasme ce « spectacle ». Pourtant, il est quelques points sur lesquels il paraît bon d’insister.
La tauromachie doit être comprise au sens étymologique du terme, combat contre le taureau. Ce combat et le « spectacle » de ce combat, sont hautement immoraux, car ce « combat » consiste pour les hommes qui le mènent à infliger volontairement et sans aucune nécessité de graves sévices à un être vivant « sensible », et offre aux hommes qui y assistent le plaisir de voir sous leurs yeux torturer, souffrir et mourir un animal. Et il y a bien là acte moralement délictuel, quelle que soit la forme que prend ce combat, dès lors qu’il y a blessure de l’animal infligée volontairement. À côté de la « course de mort », traduction littérale de la corrida de muerte, sont organisées des courses tout aussi cruelles, dont les dénominations fantaisistes sont faites pour abuser le public : les courses dites « à la portugaise », les courses dites « sans mise à mort » sont de celles-là : l’animal est intentionnellement blessé avec des banderilles, et s’il y a mise à mort, elle ne se fait pas en public, mais dans les coulisses.
Une tradition, vraiment ?
Parlons un peu nous aussi de la tradition, dont on nous rebat les oreilles. La corrida de muerte, pratiquée en France annuellement sur 500 taureaux, n’est nullement de tradition française. Elle a été introduite en 1853 : la première s’est déroulée à l’occasion du mariage de Louis-Napoléon Bonaparte avec Eugénie de Montijo. La course de mort est de pure tradition espagnole, comme le démontre d’ailleurs tout son rituel, et tout son vocabulaire.
Revenons au terme « tradition ». La notion d’une tradition est souvent invoquée, pour justifier des pratiques injustifiables, le plus souvent cruelles, dans bien des pays et à bien des sujets. Cela n’a pas manqué, pour faire admettre par le Parlement français, dans la loi du 24 avril 1951, que la tauromachie bénéficie d’une exonération pénale dans le cas d’une tradition locale. Or, outre que les traditions sont nécessairement, et heureusement, appelées à s’éteindre un jour, faute de quoi aucune évolution culturelle ne pourrait survenir, l’argument d’une tradition ne peut moralement servir d’alibi à une cruauté. L’immoralité d’un acte ne saurait être justifiée par le seul fait que cet acte est répété traditionnellement, et depuis longtemps.
En réalité, cette tradition, est contestée même en Espagne, notamment en Catalogne, d’où les corridas ont disparu, semble-t-il définitivement. Cela ne manque pas d’inquiéter ceux qui en vivent, depuis les grands propriétaires terriens du centre du pays, qui possèdent les élevages de taureaux, jusqu’aux gestionnaires des arènes : l’ensemble constitue un véritable lobby tauromachique, jaloux de préserver un commerce juteux à chacun de ses niveaux. Déjà, en mai 1981, devant une contestation croissante, avait été instaurée à Madrid une « Comision Interministerial de Asuntos Taurinos », chargée de la promotion de la corrida : le tourisme est un gros citron juteux qu’il faut presser. Durant la décennie suivante, on a assisté à la multiplication de tentatives pour étendre, et banaliser la corrida de muerte : au Brésil, au Portugal où a été tentée la réintroduction de la mise à mort après 150 ans d’interdiction, en Allemagne, en Italie avec un essai infructueux aux arènes de Vérone. Et en France, avec la multiplication des petites courses bâtardes jusque dans les Côtes-du-Nord, voire même aux arènes de Paris, et surtout avec la scandaleuse ouverture d’écoles de tauromachie, dont l’effet désastreux est d’apprendre la violence aux enfants en la banalisant.
Une campagne en réaction à un commerce juteux
Ces tentatives d’extension n’ont d’autre motif que vénal. La presque totalité des sommes recueillies, en France en tout cas, par les corridas à l’espagnole, est dirigée vers l’Espagne. Les taureaux sont achetés à des élevages espagnols ; les acteurs, matadors – traduction littérale de tueurs – et acolytes, sont espagnols ; et les sociétés qui gèrent les arènes et qui récoltent les recettes dues aux locations des places, sont la plupart des sociétés espagnoles. Dans un rapport qu’elle avait publié sur la tauromachie en 1980, la Ligue française des Droits de l’Animal avait estimé cette véritable fuite de devises à l’étranger à 50 ou 60 millions de francs par an, soit actuellement l’équivalent de 25 millions d’euros.
C’est la connaissance de ces motifs commerciaux qui peut dicter une des réponses à donner : Puisqu’il s’agit d’une entreprise de show-business, insensible à l’argumentation morale de ceux qui respectent l’animal, il appartient à ces derniers de taper sur le point sensible, le portefeuille, en détournant le public des arènes, public fait principalement de touristes, mal informés des réalités. Pour réagir contre la création de l’école de Nîmes, une grande campagne avait été lancée par la LFDA, avec l’aide d’associations correspondantes belge, suisse, britannique, italienne, néerlandaise, avec une très large diffusion de l’affiche « Nîmes, ville de sang » créé et offerte à la LFDA par la décoratrice Mireille Soubielle ; le résultat avait été assez inespéré, la fréquentation touristique au moment de la feria de Nîmes avait chuté de 25 à 30 %.
Une autre action a été lancée par la LFDA en 2003, et répétée dans les années suivantes jusqu’en 2010. Elle a consisté à concevoir un dépliant apparemment favorable à la corrida, mais qui en réalité la dénonce en montrant la série des cruautés successives illustrées par Élisabeth Hardouin-Fugier. Ce tract a été distribué à des dizaines de milliers d’exemplaires grâce à la collaboration d’autres organisations françaises : chacune disposait d’un lot de tracts à son nom. [Mise-à-jour 2019: le dépliant "Découvrez la corrida" a été réédité et peut être commandé ici]. Il faut vider les arènes dès l’été prochain.
Il va bien falloir forcer le lobby tauromachique à plier les genoux. Il ne faudrait pas oublier que le code pénal reconnaît la course de taureau comme caractérisée par des mauvais traitements, des sévices graves et des actes de cruauté. Ce n’est que par tolérance que le code pénal mentionne que les auteurs de ces actes, les toreros, leurs équipes et les organisateurs des corridas, ne sont pas passibles des peines prévues par le code, et ce à la condition d’une tradition locale ininterrompue. Cette tolérance est d’ailleurs très contestable, tant sur le plan moral que sur le plan juridique : en France, tous doivent, par principe constitutionnel, être assujettis à la même règle.
Et l’Église, notamment l’église catholique ? Elle est, semble-t-il assez partagée… D’un côté, certains prêtres, voire certains évêques, ont pris des positions publiques inadmissibles, mêlant leur goût personnel à leur mission pastorale, pour tenter de justifier la cruauté à l’égard d’une créature, et ceci sans prendre garde à l’opinion de la large majorité de chrétiens dont ils ont la charge. D’un autre côté, des voix se font entendre. Le pape Jean-Paul II avait annoncé qu’il n’assisterait pas à une corrida, lors de son passage en Espagne. Dans une correspondance que nous avait fait adresser le cardinal Lustiger par l’un de ses collaborateurs, évêque, il est écrit : « Il est bien certain que l’évolution des esprits et les progrès de la sensibilité à l’égard des animaux et de leurs souffrances conduisent à porter sur ces spectacles, un jugement conforme à celui qui s’est exprimé à la tribune de l’Unesco. » Voilà qui est clair, et qui nous ramène à notre point de départ : « La tauromachie est l’art scélérat et vénal de torturer et de mettre à mort des animaux selon des règles, dans la légalité et en public… » Scélérat signifie qui a le caractère d’un crime, et vénal, qui se fait pour de l’argent. C’est clair et net. Point final.
Jean-Claude Nouët
Article publié dans le numéro 97 de la revue Droit Animal, Éthique & Sciences.