Voilà qui est acquis : nous sommes arrivés à un stade de dégradation de la Nature si prononcé qu’il force enfin à ouvrir les yeux. Ce ne sont plus seulement les espèces « phare » qui font la une de la presse. Ce ne sont plus seulement les gorilles, les chimpanzés, les éléphants, les rhinocéros, les cétacés qui fixent l’attention. Ce sont aujourd’hui les oiseaux, ceux des champs et des forêts, les insectes, la petite faune dont on parle. Et l’on ne parle plus des menaces pesant sur leurs espèces, mais l’on constate l’effondrement des populations.
Constat d’une catastrophe écologique
Le Muséum national d’Histoire naturelle et le Centre national de recherche scientifiques ont qualifié ces phénomènes de « disparition massive » proches de la « catastrophe écologique ». Ce constat est également fait dans le reste de l’Europe, notamment en Allemagne et en Grande-Bretagne. Durant la dernière décennie, les oiseaux ont perdu entre 1/3 et la moitié de leurs effectifs, et les insectes volants ont décliné de 75 % à 80 %. Il en est de même partout dans le monde. Les mers, les terres et les airs sont dépeuplés.
Les cris d’alarme n’ont pourtant pas cessé d’être lancés, depuis un demi-siècle. Des conventions internationales ont été signées, des engagements ont été pris. Mais les menaces comme les recommandations n’ont pas été prises au sérieux, les mesures nécessaires n’ont pas été prises, les décideurs et les politiques ont montré et démontré leur désintérêt de la question.
Quoi ? Comment ?
Il faudrait se préoccuper de la raréfaction des insectes et freiner l’arrosage général à coups d’insecticides ?
Il faudrait modérer la surfertilisation des sols, renoncer à l’agrochimie ?
Il faudrait mettre en balance le rendement agricole artificiel et l’empoisonnement chronique des terres et des eaux ?
Il faudrait abandonner l’économie basée sur la rentabilité à court terme des investissements ?
Dérive sémantique
La philosophie de la « protection de la Nature » est fondée sur la nécessité de maintenir la diversité des formes de vie, animales comme végétales, sur la nécessité de préserver leur coexistence, afin de ne pas ébranler l’équilibre général qui règle le maintien de la vie sur Terre, sur le rejet de l’asservissement totalitaire de la Nature par l’espèce humaine. Assimiler, comprendre cette philosophie et accepter que l’homme y adapte sa conduite demande réflexions et connaissances hors de portée des politiques, généralement mal informés des sciences de la vie. Il a été plus simple d’asservir la notion de l’intérêt général de la Nature, et de le recentrer sur l’intérêt primordial de l’homme. De là vient la notion de « protection de l’environnement », une dérive sémantique apparemment anodine, mais aux effets désastreux, ainsi que le montre le constat de ses résultats. En France, il est aisé d’en trouver les preuves :
- dans la liste des intitulés des ministères successifs qui en ont été chargés,
- dans la rédaction et les termes des textes réglementaires.
Le premier ministère a été instauré en 1971 : le ministre portait le titre de ministre délégué chargé de la Protection de la Nature et de l’Environnement, modifié en ministre de la Protection de la Nature et de l’Environnement de 1972 à 1974. La coexistence des deux domaines, nature et environnement était alors constatée : l’un n’est pas l’autre.
- La protection de la Nature présente un caractère global qui regroupe les écosystèmes (l’air, l’eau, les terres…), les espèces vivantes (végétales et animales, dont l’espèce humaine). Elle a un caractère métaphysique correspondant au besoin humain de vivre en harmonie avec tous les éléments composant les milieux « naturels ».
- La protection de l’environnement possède un caractère fortement anthropocentrique : la politique « environnementale » qui en résultera sera nécessairement et principalement dépendante des intérêts de l’homme.
Engagés dans cette voie, les ministères se sont succédé, peu embarrassés de renforcer et d’afficher cet anthropocentrisme. Depuis 1974, près de 25 dénominations ministérielles se sont succédé, et leurs attributions ont varié, vrai ministre titulaire, ministre délégué, secrétaire d’État, dans des ministères à plein titre ou rattachés à un autre comme celui de la Qualité de la vie (1974 à 1977) ou celui de la Culture (1977 à 1978). Certain ministre a été même « délégué » à l’Environnement au sein du ministère de l’Équipement, du Logement, de l’Aménagement du territoire et des Transports (de 1986 à 1988) : c’est dire que la « nature » était bien loin des préoccupations majeures de ses services !
« Gestion des ressources naturelles » et « développement durable »
Avec la prise de conscience du caractère limité des ressources naturelles, la politique environnementale se concentrera rapidement sur l’objectif d’un « développement durable », consistant à gérer les ressources de la planète afin que les générations présentes et futures puissent continuer à les exploiter. Cet objectif a été consacré sur le plan communautaire par le traité de Maastricht.
Élevé au niveau d’objectif économique, le « développement durable » est entré dans la dénomination ministérielle en 2002 (ministère de l’Écologie et du Développement durable) et y est resté jusqu’en 2014, associé selon les années à l’Énergie et à l’Aménagement du territoire (2007 à 2009), aux Transports et aux Logements (2012), à l’Énergie (2014 à 2017). Le dernier titulaire et ministre d’État, ministre de la Transition écologique et solidaire : l’intitulé témoigne incontestablement des préoccupations majeures du gouvernement : énergie et solidarité sociale.
Mais où sont les insectes là-dedans ? Et les oiseaux ? Et tout le reste de la Nature ?
Le code de l’environnement lui-même est le reflet de la contradiction entre les intérêts (économiques) de l’homme, et les intérêts (vitaux) de la Nature. Il développe longuement les listes des espèces animales et végétales dont la survie doit être protégée, mais d’emblée, dans ses articles L110-1, L110-1-1 et L110-1-2, il consacre et organise le développement durable, en qui il voit le moyen de faire durer l’exploitation des ressources naturelles par les générations à venir. Mais à quelque rythme qu’elle soit réduite, l’exploitation ne pourra pas durer au-delà de ce que la Terre pourra fournir ! Le durable est une illusion ! À moins que l’on considère qu’un développement durable peut ne pas dépendre d’un développement économique, et que la course au développement économique peut se solder par une stagnation voire une récession, en raison de l’exploitation des ressources, de la dégradation des milieux et de leur pollution.
Disparition des espèces et « environnement sain »
La preuve ?
Les statistiques affolantes de dégradation des effectifs des espèces animales portant sur la dernière décennie, et la politique de développement durable est officiellement mise en œuvre depuis 2002. Et les insectes volants ont aux 3/4 disparu. Chacun peut le constater : il est possible de rouler 500 km en voiture et de nuit, sans qu’un seul insecte s’écrase sur le pare-brise, alors qu’il fallait parfois jouer du chiffon tous les 100 km…
La disparition des insectes peut paraître anodine, mais elle est d’une extrême gravité : les insectes volants sont en quelque sorte le plancton des airs, et comme le plancton marin, ils sont à la base de la pyramide de la nourriture des espèces.
Revenons au code de l’environnement, et voyons son article L110-2 : « Les lois et règlements organisent le droit de chacun à un environnement sain et contribuent à assurer un équilibre harmonieux entre les zones urbaines et les zones rurales. » Le principe général portant sur la qualité de l’« environnement » est immédiatement réduit à un rôle régulateur de la société humaine. Si les droits fondamentaux de l’homme comprennent un droit à l’environnement sain, il conviendrait de préciser qu’il ne s’agit que de l’environnement humain, à l’exclusion de l’ensemble de la nature environnante. Pourtant le droit à un « environnement sain » ne doit pas être réservé à l’homme : il doit concerner les autres espèces vivantes, dont la préservation est liée à la qualité de leur propre environnement. Les animaux, sauvages comme domestiques, ont également un droit à un environnement conforme à leurs besoins. C’est ce qu’implique la Convention de Berne de 1979 sur la conservation de la vie sauvage et du milieu naturel de l’Europe, et ce qu’exprime le code rural, qui édicte que l’animal doit bénéficier de conditions de détention « compatibles avec les impératifs biologiques de son espèce ». C’est le constat indiscutable de l’existence d’un droit des animaux à un environnement sain.
Le pollueur payeur
L’environnement sain implique en outre qu’il ne soit pas victime de pollutions, notamment chimiques, qu’elles soient volontaires (emploi de fertilisants et de pesticides) ou accidentelles. Dans l’impossibilité, ou la volonté, d’empêcher leur survenue ou d’arrêter de les provoquer, il a été choisi de faire réparer leurs dommages : a été posé le principe du pollueur-payeur, règle de droit instaurée par la loi du 2 février 1992, suivant laquelle les frais résultant des mesures de prévention, de réduction et de réparation des dommages doivent incomber à celui qui en porte la responsabilité. Mais l’efficacité de cette mesure dépend des conséquences techniques, financières, voire pénales, qui devraient être suffisamment dissuasives pour que le pollueur n’ait pas la tentation de préférer le paiement punitif d’une pollution aux dépenses nécessitées par sa prévention. Dans les faits, le principe du pollueur payeur a le défaut constitutif majeur de justifier que les nuisances sont inévitables, et qu’elles sont achetables. C’est au résultat la possibilité de faire porter les coûts et les conséquences à la société, le pollueur étant tenté de récupérer à la vente les coûts de la prévention ou de la réparation des dommages. Et en plus de forcer la société à subir les dégâts. En somme, le principe du pollueur-payeur revient à créer et à monnayer un droit de polluer. Or polluer n’est pas un droit. Souiller le ciel, empester l’air, empoisonner les rivières et la mer ne sont pas des droits. Passer des accords à ce sujet, c’est méconnaître le droit. En aucun cas, même, et surtout, en payant personne ne peut se voir reconnaître le droit de disposer de l’air et de l’eau.
La pollution est une défaite du progrès. Marchander avec elle en lui faisant payer la permission de se poursuivre, c’est entrer dans une psychose de défaite.
C’est le principe même de la souillure qui est inadmissible. Parce qu’elle constitue une faute écologique, c’est la souillure elle-même qui doit être interdite. Les faits de « dommage écologique » doivent être très sévèrement punis au plan pénal, et très lourdement sanctionnés au plan civil. Ce sont des mesures qu’a demandées la Fondation Droit Animal, Éthique et Sciences dès sa création initiale en 1977. La Déclaration universelle proclamée en 1978 indique précisément, à son article 8-2 : « Le massacre des animaux sauvages, la pollution et la destruction des biotopes sont des biocides », c’est-à-dire des crimes contre la Vie. Ce concept de crime généralisé est actuellement repris sous la dénomination « écocide », défini comme un acte de destruction ou d’endommagement important d’un écosystème lié à un facteur anthropique tel que marée noire, déforestation. Il ne semble malheureusement pas viser avec précision le massacre de la faune sauvage, au contraire du « biocide » de 1978. Mais au moins, l’un rejoint l’autre dans la préoccupation de préserver la NATURE, sans s’arrêter à l'ENVIRONNEMENT anthropocentrique.
Car, oui, véritablement, s’occuper de préserver l’environnement, la solidarité sociale, l’aménagement du territoire, le développement durable, ce n’est pas protéger la nature, et respecter la planète Terre.
Article publié dans le numéro 97 de la revue Droit Animal, Éthique & Sciences.