L’article ci-dessous a été publié dans Le Quotidien du Médecin du 16 septembre 1981. Il est repris ici intégralement, parce que hélas rien n’a changé depuis.
Mon cher confrère,
Vous allez prendre votre fusil, pour un trimestre. Nous avons reçu, vous et moi, la même formation scientifique et humaniste, nous avons nécessairement une mémoire commune, et pourtant un point nous distingue qui paraît futile mais qui me paraît capital : vous chassez et je ne chasse pas.
Je comprends parfaitement combien l’horaire inhabituel, l’effort physique, la marche dans les bois ou dans les champs, la réunion amicale composent le plaisir d’une journée de chasse. Nous pourrions passer ensemble la presque totalité de cette journée-là, éprouvant les mêmes émotions, montrant la même connaissance de la nature. Pourtant vous parleriez de « gibier » alors que je parlerais d’animaux « sauvages et libres ».
Et le moment viendrait qui nous opposerait totalement l’un à l’autre : vous épauleriez votre fusil alors que je saisirais des jumelles. Je ne parviens pas à comprendre que la poudre T, les plombs et la mort soient nécessaires à votre plaisir. Car vous savez bien qu’en dehors de la limitation des effectifs de quelques espèces (discutable d’ailleurs, et due au massacre des prédateurs), la chasse n’est plus désormais qu’une tradition et une distraction, qu’elle n’a plus aucune nécessité alimentaire, qu’elle contribue lourdement à la disparition des espèces, et que la France est déjà devenue un désert où apercevoir de temps en temps un écureuil, un rapace, un lièvre ou une perdrix tient du miracle. Je ne comprends pas que la biologie que nous avons apprise, dont nous avons découvert le miraculeux édifice, ne vous ait pas ouvert les yeux sur l’étroite parenté qui unit notre espèce aux autres espèces animales. Paléontologie, génétique, physiologie, histologie, embryologie, physiologie cellulaire, neurophysiologie, tout pourtant nous confirme que le phénomène de la vie est le même pour toutes les espèces, phénomène prodigieux et admirable, qui n’appartient pas à l’homme et qu’il n’a pas créé. Comment concevoir d’en interrompre le cours, sans aucune nécessité ? Car à la chasse, vous interrompez la Vie. Y pensez-vous ?
Je ne comprends pas qu’étant de ceux à qui ce phénomène a été partiellement révélé, vous ne voyiez pas dans les animaux des êtres vivants, possesseurs de droits naturels. Le « gibier » n’est pas une cible ou un objet ! Cet être possède des organes ; il a des capacités mentales bien plus complexes et élaborées qu’on ne le soupçonne encore ; il est capable d’anxiété et de souffrance. Le cadavre que vous ramassez n’est pas une « chose » : c’est ce qui reste d’une vie que vous, médecin, avez enlevée. Le spectacle de la mort de votre « gibier », les pulsations cardiaques qui s’arrêtent, la respiration qui se suspend, la paupière qui se ferme la tête qui fléchit dans votre main ou qui éclate sous votre talon vous laisse donc indifférent ? Vous battant contre la mort pendant la semaine, vous la donnez le dimanche ? Car en chassant, vous donnez la mort. Y pensez-vous ?
Je ne comprends pas que, luttant ainsi six jours contre la souffrance, soudain le septième jour vous cassiez des os et vous perforiez des tripes, des poumons et des muscles. La souffrance est universelle, et l’homme en a sa part. Elle est inévitable et certainement nécessaire au maintien même de la vie. Mais en dehors de l’action de l’homme, la Vie n’a jamais gâché les vies, les prédateurs ne tuent que les proies indispensables, la souffrance n’est jamais sans utilité, et dans la nature, la violence n’est pas « cruelle ». Or, en chassant, savez-vous que vous faites très cruellement souffrir, et sans aucune autre justification que votre plaisir ?
Et c’est à ceci que je voulais en venir : nous voici sur le plan de la morale et de l’éthique. L’homme n’a aucun droit naturel d’utiliser la biosphère selon sa fantaisie, au gré de son profit et de son divertissement ; en le faisant, il abuse d’un droit qu’il s’est attribué lui-même et qui s’apparente au « droit du plus fort » c’est-à-dire au plus abominable des droits. Les médecins sont parmi les hommes qui doivent, avant les autres, manifester pour la vie le respect qu’elle mérite. La compassion dont nous faisons serment le jour de notre soutenance de thèse ne saurait avoir de limites étroites ; elle aussi doit être universelle, car il n’y a pas de médecine sans humanisme. Je ne chasse pas, mon cher confrère, vous chassez, et je ne vous aurai probablement pas convaincu. Mais je vous en prie, une fois par dimanche, une fois seulement, levez le canon, retirez votre doigt de la détente, et épargnez ainsi une vie, simplement parce que c’est la Vie.
Article publié dans le numéro 98 de la revue Droit Animal, Éthique & Sciences.