En juillet dernier, l’organisation non gouvernementale de cybermilitantisme Avaaz a rendu public un rapport sur le commerce d’ivoire réalisé en collaboration avec l’ONG américaine Elephant Action League et l’université d’Oxford. Le but de ce rapport est de montrer les lacunes de la réglementation européenne sur le commerce d’ivoire. Le Royaume-Uni, qui s’apprête à sortir de l’Union européenne (UE), a d’ailleurs décidé que la loi européenne n’allait pas assez loin, et un nouveau projet de loi plus strict est en cours de discussion au parlement. De son côté, la Fondation Droit Animal, Éthique et Sciences (LFDA) demande l’interdiction totale du commerce d’ivoire depuis de nombreuses années.
La législation sur le commerce d’ivoire
En 1989, la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction (CITES) a interdit le commerce international d’ivoire : les effectifs des éléphants ont immédiatement progressé. Mais en 1997 plusieurs États d’Afrique australe ont obtenu l’autorisation de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) et de la CITES de commercialiser les stocks qu’ils détenaient. Le braconnage a immédiatement repris. En 2016, l’UICN a pris une résolution appelant à la fermeture des marchés nationaux. La CITES a fait de même en 2017. En 2018, Hong Kong, le plus important marché d’ivoire au monde, a voté l’interdiction progressive du commerce d’ivoire, de même que la Chine, et les États-Unis ont très durement restreint ce commerce d’ivoire.
Cependant, dans l’UE, le commerce intracommunautaire est toujours autorisé. L’ivoire travaillé peut être commercialisé légalement sans restriction s’il date d’avant 1947 (appelé « ivoire ancien »). Les produits en ivoire datés d’après 1990 (date d’entrée de l’éléphant dans l’annexe 1 de la CITES, annexe listant les espèces les plus menacées d’extinction) ne peuvent pas être commercialisés. Les produits datés entre 1947 et 1990 peuvent être commercialisés s’ils sont accompagnés d’un certificat intracommunautaire délivré par les autorités nationales compétentes.
La France a de son côté décidé d’aller plus loin. En 2017, la ministre de l’Environnement de l’époque a pris un arrêté rendant obligatoire l’obtention d’un certificat pour les pièces en ivoire ancien de plus de 200 grammes. Elle a également décidé d’interdire le commerce non pas pour les produits dont l’ivoire est daté d’avant 1990 mais d’avant 1975 (date d’entrée en vigueur de la CITES). L’ivoire brut peut également être commercialisé dans le marché intérieur de l’UE mais la Commission a demandé l’année dernière aux États membres d’arrêter d’exporter des défenses d’éléphants et d’après elle, les États membres respectent cette consigne.
Une étude pointe du doigt des mesures insuffisantes
Pour prouver que ces mesures sont insuffisantes, Avaaz a décidé de réaliser une étude. L’ONG a acheté 109 pièces d’ivoire travaillé dans 10 pays européens différents, chez des marchands d’antiquités et des vendeurs privés, sur internet et dans des magasins. Toutes les pièces achetées étaient vendues soit comme des produits en ivoire ancien, soit l’âge de l’ivoire n’était pas mentionné du tout. Une fois achetées, les pièces en ivoire travaillé ont été envoyées au laboratoire de datation au radiocarbone de l’université d’Oxford afin de déterminer l’âge de l’ivoire.
La datation au radiocarbone (ou carbone 14) est une technique nucléaire. Grâce à la détection du radionucléide dans les matières organiques issu des essais atomiques dans l’atmosphère largement pratiqués entre 1945 et 1965, et en tenant compte de la décroissance de la radioactivité du carbone avec le temps, cette méthode permet de déterminer avec plus ou moins de précision la date de formation d’une matière issue d’un organisme vivant végétal ou animal comme l’ivoire. Avant 1950, il n’est pas possible de déterminer avec précision la date de formation de l’ivoire sur l’éléphant. En revanche, à partir du milieu des années 1950, la datation est plus précise.
Dans la mesure du possible, les dates fournies comme résultats proviennent d’échantillons de l’ivoire le plus récemment formé sur la défense d’un éléphant, celui de la base de la défense : comme la défense ne cesse de pousser, cette partie donnera une date la plus proche de la mort de l’éléphant. Dans tous les cas, les dates indiquées sont considérées comme la date la plus ancienne à laquelle a pu mourir l’éléphant. Parfois, la date réelle de mort de l’animal est survenue plusieurs années voire dizaines d’années plus tard, en sorte que l’ivoire est plus récent, au point qu’il n’aurait pas dû être commercialisé.
sur les 109 pièces achetées par l'ONG, seules 28 pièces (26 %), sont faites d’ivoire ancien.Les résultats sont sans appel : sur les 109 pièces achetées, seules 28 pièces (26 %), sont faites d’ivoire ancien, qui peut être commercialisé sans restriction. Pour le reste, 55 % proviennent d’ivoire daté entre 1947 et 1990, qui était donc vendu illégalement puisque sans certificat, et 19 % proviennent d’ivoire daté après 1990, et qui n’aurait donc pas dû être vendu car son commerce est illégal. En France, sur les 13 produits achetés, 11 ont un âge radiocarbone qui ne correspond pas à celui de l’ivoire d’avant 1947, ce sont donc des pièces vendues illégalement. Certaines pièces dont l’âge radiocarbone est évalué à après 1975 sont même illégales et n’auraient pas dû être vendues du tout.
De nombreux scientifiques et ONG alertent les autorités depuis des années sur la faille de la législation européenne : étant donné qu’il est compliqué de dater précisément l’âge de l’ivoire et que l’ivoire ancien peut être commercialisé sans certificat, de nombreux produits faits à partir d’ivoire de 1948 à nos jours peuvent être vendus illégalement. Or, les spécialistes considèrent que le commerce d’ivoire européen exacerbe le braconnage des éléphants d’Afrique. Le braconnage en vue du commerce d’ivoire est la première cause de l’extinction de cette espèce.
Bientôt une interdiction totale du commerce d’ivoire en Europe ?
La Commission européenne est actuellement en train d’évaluer l’efficacité des mesures mises en place sur le commerce d’ivoire dans l’UE au regard du braconnage et de la survie de l’espèce éléphant d’Afrique. Elle a effectué une consultation publique en décembre dernier à laquelle la LFDA a répondu pour inciter la Commission à prendre la seule mesure qui serait réellement efficace pour freiner le braconnage : interdire le commerce d’ivoire, peu importe son âge, et qu’il soit travaillé ou brut. La Commission devrait annoncer les conclusions de son évaluation et des recommandations dans un rapport sur le commerce de la faune sauvage en octobre.
Le rapport d’Avaaz, Elephant Action League et l’université d’Oxford préconise une interdiction du commerce d’ivoire, avec seulement quelques exceptions :
- Les produits dont l’ivoire ancien (avant 1947) correspond à moins de 10 % du volume total ;
- les instruments de musique fabriqués avant 1975 et qui contiennent moins de 20 % d’ivoire ;
- les objets rares ou important de 100 ans et plus devront être analysés par des institutions spécialistes avant de recevoir un permis dérogatoire ;
- des exceptions spécifiques pour les portraits miniatures peints sur des minces couches en ivoire et pour des activités commerciales entre musées accrédités.
Le Parlement européen s’est prononcé pour une interdiction totale en 2016, et certains États membres, comme la France, poussent pour plus de restrictions.
Le gouvernement du Royaume-Uni a quant à lui proposé un projet de loi national pour restreindre de manière drastique le commerce d’ivoire. Le texte présenté en avril dernier suit en partie les préconisations précédemment citées : interdiction du commerce (achat, vente et location) d’ivoire, avec pour exceptions les produits dont l’ivoire ancien (avant 1947) correspond à moins de 10 % du volume total, les instruments de musique fabriqués avant 1975 et qui contiennent moins de 20% d’ivoire, les portraits miniatures de 100 ans et plus, les produits à haute valeur artistique de 100 ans et plus, et les activités commerciales entre musées accrédités. Le projet de loi a d’ores et déjà été voté par la Chambre des communes, l’équivalent de notre Assemblée nationale. La Chambre des Lords (chambre haute) devrait se prononcer courant septembre.
Le combat de longue haleine de la LFDA
La LFDA a commencé son combat contre le commerce d’ivoire peu après sa création. Dès 1978, informée par la Direction nationale des enquêtes douanières de l’afflux soudain et important d’ivoire brut importé en France depuis la Centrafrique et du nombre important de défenses courtes d’individus très jeunes, la LFDA ouvre une enquête et découvre que des points d’eau ont été empoisonnés par 20 tonnes de pesticides, « détournées » d’un envoi de DDT de Belgique au Zaïre, empoisonnant de 7 000 à 9 000 éléphants. Elle informe alors le sénateur belge Roland Gillet et l’assiste dans ses démarches, qui aboutissent à une réglementation sévère de l’importation des animaux exotiques en Belgique. En 1987, la LFDA publie un article dans la revue Air France Atlas distribuée dans tous les vols, incitant à n’importer en France ni animaux sauvages exotiques, ni produits d’animaux, incluant l’ivoire.
En 2000, la LFDA lance, avec le Rassemblement des opposants à la chasse (ROC) et la Fondation 30 Millions d’Amis, une pétition mondiale visant au reclassement de l’éléphant en annexe I de la CITES et à l’interdiction du commerce international de l’ivoire. En effet, le classement de l’éléphant en annexe I et donc l’interdiction du commerce d’ivoire avait stoppé net la demande en ivoire et avec elle les braconnages. Mais en 1997, année du déclassement de l’éléphant en annexe II obtenu à l’initiative de la Grande-Bretagne soutenant les pays sud-africains anglophones, le commerce d’ivoire ancien a à nouveau été autorisé, et le braconnage est reparti de plus belle…
En 2001, notre Fondation lance un appel aux citoyens japonais résidant en France pour dénoncer la responsabilité du Japon et des citoyens japonais dans le trafic de l’ivoire. En 2002, les signatures de la pétition sont remises au ministre de l’Écologie avant la Conférence des Parties de la CITES, conférence pendant laquelle les États parties décident des classements des espèces dans les différentes annexes.
Depuis les années 1980 jusqu’à maintenant, la LFDA n’a cessé de faire paraître des articles pour alerter sur le fléau qu’est le commerce d’ivoire pour les éléphants d’Afrique. Nous continuerons à marteler, tant que cela sera nécessaire, que les éléphants ne peuvent pas être protégés tant que le commerce d’ivoire n’est pas interdit. Nous espérons obtenir cette interdiction avant l’extinction de l’espèce… Rappelons qu’à la fin du XIXe siècle, la population de l’éléphant d’Afrique totalisait 20 000 000 d’individus, et qu’il en reste 300 000. Tout le reste a été massacré.
Department for Environment, Food and Rural Affairs, “The Ivory Bill : A Huge Tusk”, 23 août.
Article publié dans le numéro 99 de la revue Droit Animal, Éthique & Sciences.