Mme X, franco-américaine, est nommée en poste à Paris. Elle s’est soudain trouvée bien seule dans le grand appartement de fonction loué pour elle, en y revenant le soir après sa journée de travail. En passant devant une « animalerie », lui est venue l’idée d’y trouver un compagnon. Son choix s’est fixé sur un chiot blond au museau pointu. Oui, c’est exactement cela qu’il lui fallait, qu’il lui manquait.
« C’est une petite shiba, une race agréable, rare et recherchée, vous serez fière d’elle », flatterie de vendeur qui la décide.
« Comment s’appelle-t-elle ?
– Comme vous voudrez, elle s’habituera vite au nom que vous choisirez. »
Mme X est très occupée, pressée aussi d’emporter sa trouvaille. L’achat est vite conclu. On le complète avec un panier moelleux, une laisse élégante, une provision de croquettes du meilleur choix (pures viandes).
« Pourtant les papiers ne sont pas prêts.
– Ça ne fait rien ! Tant pis. Je ne peux pas attendre.
– Vous pourrez revenir demain, ils seront là, sans faute. »
Une fois de plus, une envie subite, plutôt un caprice, a conduit à agir précipitamment, sans réflexion. Demain arrive, puis après-demain, puis la semaine passe. Mme X pense à autre chose. Au résultat, le chiot se trouve sans propriétaire légal, sans papiers, sans « puçage », sans tatouage. Peu importe à Mme X. D’ailleurs, elle n’a pas le temps, elle est très, très occupée : partie de chez elle dès 8 heures, elle n’y revient pas avant 19 ou 20 heures. Elle n’a pas le temps de s’occuper de son petit animal, mais elle pense faire ce qui lui suffit en emplissant une gamelle de croquettes et une autre d’eau.
La petite chienne sans nom reste seule toute la journée, elle ne fait rien, elle ne joue pas sinon à déchirer un chiffon trouvé quelque part, mange ses croquettes, boit son eau, fait pipi et caca où elle se trouve quand elle en a envie. Et le soir, elle se fait gronder parce qu’elle est sale et qu’elle fait des bêtises. Parfois, rarement, quand sa maîtresse en a le temps, elle sort dans la rue au bout de sa laisse. Elle est morte de peur, terrorisée d’entendre autant de bruit, de découvrir autant d’inconnu, les voitures, les gens, les autres chiens, les odeurs, partout. Elle s’assied, refuse d’avancer. Elle a été achetée à un peu plus de deux mois. Elle en a quatre ou cinq, malingre, triste, elle ne les paraît pas. Elle n’a rien appris ; elle ne connaît rien, même pas sa mère, à qui elle a été enlevée trop tôt, beaucoup trop tôt, dans l’élevage où elle est née, probablement quelque part en Pologne, ou en Roumanie. Sur les conseils de sa gardienne d’immeuble, Mme X la confie à un promeneur. Celui-là est consciencieux et attentif, patient ; elle est caressée, elle est bien avec lui. Un autre jour, c’est un promeneur brusque, il la tire par la laisse, pressé qu’il est de finir la promenade pour recommencer avec un autre client. Dans le quartier chic de Mme X, on connaît bien la petite chienne. Beaucoup s’en apitoient ; certains font une remarque. Mme X s’en lasse. Finalement, un chien ne lui a rien apporté. Ce n’est pas le compagnon espéré. Et un jour, surprise, plus de promenade, plus de promeneur, plus de petite chienne : Mme X s’en est débarrassée. Elle l’a confiée discrètement à sa gardienne d’immeuble, qui est allée l’apporter à un refuge, en disant que c’est un chien trouvé dans la rue.
Des abandons de plus en plus abondants
Un abandon de plus, sur le total de cent mille, qui se maintient année après année, en dépit des campagnes conduites par les associations vouées aux animaux de compagnie. Elles ont un prix exorbitant. Ces campagnes d’affichages, de messages télévisés semblent bien n’avoir aucun effet ; bien pis, le nombre d’abandons semble avoir explosé cette année, comme s’en plaignent les associations, en appelant aux adoptions. Il paraît légitime de douter de l’efficacité voire de l’utilité de ces campagnes. Le problème des abandons serait-il mal traité ? Recueillir des animaux abandonnés, les prendre en charge, les proposer à l’adoption, n’est-ce pas, au fond, écoper un bateau qui fuit sans chercher à boucher le trou dans la coque ? Car les abandons semblent tous avoir une même origine : l’erreur que constitue la trop facile l’acquisition, reconnue trop tard comme une erreur, une charge, un désagrément. Notre conviction est, dans nombre de problèmes liés à l’animal (et d’ailleurs dans nombre de difficultés de tous ordres, au point que c’en est une règle générale) qu’il faut remonter et identifier les causes, et non pas s’arrêter à corriger les effets. Les latins l’ont dit il y a vingt-cinq siècles : sublata causa, tollitur effectus. La cause supprimée, l’effet s’efface. C’est la sagesse même.
Revenons aux abandons de chiens. La cause initiale est la facilité, la légèreté qui préside aux acquisitions. L’animal de compagnie est très souvent acheté comme un objet, parfois comme un jouet, en méconnaissance totale de sa nature, de son comportement, de ses besoins sociaux, physiologiques, de son caractère. C’est le marché du chien qu’il faut réformer, réglementer intelligemment. Actuellement, n’importe qui peut acheter n’importe quel chien. Les quelques règles administratives et sanitaires qui régissent ce marché n’ont aucune incidence sur la relation intime qui doit s’établir entre le chien et son acheteur devenu son « maître », lequel doit devenir le « compagnon » du chien, comme le chien est compagnon de l’homme. La responsabilisation préalable du maître doit être imposée et doit conditionner l’achat. Cela se pratique dans divers pays, dont un tout proche, la Confédération helvétique, dont la réglementation en vigueur pourrait nous inspirer. Dans la confédération helvétique, des ordonnances impose à tout acheteur d'un chien de suivre une formation théorique et pratique. Des ordonnances de 2008, puis de 2011 ont été édictées, comprenant des obligations strictes allant notamment jusqu’à imposer à tout acheteur d’un chien de suivre une formation théorique et pratique. Les textes ont été amendés l’an dernier, des règles simples ont été prises, sur des principes de base qui ne sont que de bon sens. Par exemple, toute vente de chien doit indiquer la provenance, le pays d’élevage de l’animal. Par exemple, si l’obligation des formations est supprimée, il est fortement conseillé de les suivre volontairement, surtout à ceux qui achètent un chien pour la première fois, précaution dont il serait tenu compte en cas d’accident ultérieur. Ou encore, il est souligné que, pour une personne vivant seule, exercer une profession à temps plein est incompatible avec la possession d’un chien. Par exemple encore, des fascicules d’information sont largement diffusés ; ils apportent des renseignements précis et chiffrés sur le coût d’un animal : nourriture, accessoires, assurance, frais vétérinaires courants, assurance civile, ils insistent sur le comportement, les moyens de communication du chien, sur l’éducation qui doit lui être donnée.
Cette mission d’information du public, des futurs acheteurs et même des propriétaires de chiens pourrait être assurée par les associations de protection animale vouées aux animaux de compagnie. Elles disposent de très gros moyens financiers. Elles disposent également de moyens d’information et de pression sur le politique, afin d’obtenir une nouvelle réglementation. Le résultat ne serait certainement pas long à apparaître ; nombre d’achats seraient évités, nombre d’erreurs pourraient être corrigées, l’animal serait mieux compris comme être vivant à part entière et non comme objet, le bien-être animal serait mieux assuré, et très probablement le nombre des abandons chuterait. Il faut attaquer la cause, et ne pas se satisfaire d’éponger les conséquences. Le parallèle avec la sécurité routière peut être évoqué : le nombre des accidents a diminué dès qu’ont été instaurés les contrôles d’alcoolémie et les limitations de vitesse.
Article publié dans le numéro 99 de la revue Droit Animal, Éthique & Sciences.