Steven pinker, Paris, Les Arènes, 2017.
L’espèce humaine n’a jamais été aussi peu violente. C’est en résumé la thèse du canado-américain Steven Pinker, professeur de psychologie à Harvard, expert en cognition, développée dans son ouvrage La part d’ange en nous (The Better Angels of Our Nature: Why Violence Has Declined). Dans cette ouvrage, Pinker explique qu’à l’échelle de l’humanité, la violence a largement diminué et n’a jamais été aussi faible qu’à notre époque.
Pour démontrer son propos, l’auteur aborde les révolutions pour les droits des femmes, des homosexuels, des enfants, ou encore des Noirs américains. Ces combats aboutis sont d’après lui les preuves du déclin de la violence dans nos sociétés, déclin qui serait dû selon l’auteur à des États plus forts, au développement du commerce et à l’éducation.
Dans son ouvrage, Steven Pinker consacre également une partie au déclin de la cruauté envers les animaux et à une plus grande prise en compte de leurs intérêts. Cette révolution des droits des animaux, à l’instar de celles pour les droits humains, serait révélatrice du déclin de la violence des humains. Il part d’une anecdote qu’il considère probante : alors assistant dans un laboratoire de recherche, il a été amené à faire une expérience particulièrement cruelle sur un rat pour étudier son comportement, qui a résulté en une mort lente et douloureuse pour l’animal. Cela s’est passé dans les années 1970. À l’époque, cette pratique était habituelle. Pinker a été soulagé de constater qu’à peine cinq ans plus tard, ce genre de pratiques n’était plus toléré. Nous proposons un compte-rendu de cette partie.
La cruauté envers les animaux dans l’histoire
Steven Pinker revient d’abord sur l’histoire de la cruauté des humains envers les animaux. Il rappelle que les humains ont commencé à manger de la viande provenant d’animaux chassés à la préhistoire. L’accès à une alimentation riche en protéines est corrélé à une augmentation de la taille du cerveau chez l’humain. La plupart des sociétés humaines accorde une « importance considérable » à la viande, qui détient une place particulière dans l’imaginaire collectif.
Selon la Bible des Hébreux, les animaux ont été créés « pour le plus grand bénéfice des êtres humains » et manger de la viande permet de « calmer la colère divine ». Cette vision de la place des animaux était partagée par une majorité de philosophes de l’Antiquité : pour Aristote, « les plantes sont faites pour les animaux, et les animaux pour l’homme ». Les idées de Platon et Cicéron divergent peu. Après eux, Thomas d’Aquin exprimait des propos similaires. Au XVIe siècle, Descartes considérait les animaux comme des machines incapables de ressentir quoi que ce soit. Pour lui, seuls les humains sont pourvus d’une âme qui héberge une conscience, laquelle leur permet de ressentir de la douleur et des émotions.
Cette vision des animaux qui a prévalu pendant des millénaires a permis des horreurs abominables faites aux animaux : ils étaient disséqués vivants dans les laboratoires, battus et rôtis vivants dans les fermes, massacrés sauvagement pour le spectacle, etc. Des recettes de cuisine du XVIIe siècle pouvaient commencer par : « Prenez un coq roux qui ne soit pas trop vieux et battez-le à mort » ! À ce titre, l’élevage traditionnel, parfois considéré comme un idéal pour les animaux, n’était en fait pas exempt de cruauté : les cages et l’impossibilité de mouvement existaient déjà à cette époque.
La traditionnelle chasse à la baleine, les hameçons et les harpons, les fouets, les mors et les éperons sont d’autres exemples de pratiques attestant des souffrances infligées aux animaux depuis des millénaires.
La lutte contre l’exploitation animale pour des motifs non liés aux animaux
Au cours de l’histoire, il y a toujours eu quelques forces d’opposition à cet asservissement des animaux. Les arguments avancés auparavant n’étaient généralement pas basés sur la souffrance animale.
Dans l’Antiquité et après, les personnes qui refusaient de manger de la viande étaient plutôt motivées par une recherche de pureté. Elles considéraient la viande comme un aliment sale, source de contamination. Pythagore, lui-même végétarien, « croyait à la transmigration des âmes d’un corps à l’autre, y compris ceux des animaux ». Le bouddhisme et le jaïnisme tirent leur philosophie de cette doctrine de la réincarnation, mais y ajoute explicitement des préoccupations pour les animaux.
Les premières luttes pour des lois en faveur des animaux au XIXe siècle visaient « plutôt à lutter contre la propension de la cruauté que de simplement protéger ceux qui en [était] les victimes ».
Les philosophes des droits des animaux
Au XVe et XVIe siècles, Léonard de Vinci et Montaigne, pour ne citer qu’eux, ont condamné les mauvais traitements infligés aux animaux lors de la chasse et de l’abattage. Aux siècles suivants, Voltaire et Rousseau en ont fait de même.
Le premier point de bascule se trouve toutefois au XIXe siècle, avec Jérémy Bentham, pour qui l’éthique envers l’animal doit prendre en compte sa capacité à souffrir. C’est à cette époque que les premières lois de protection des animaux voient le jour (la loi Grammont de 1850 en France punit les mauvais traitements sur les animaux domestiques). Des ligues antivivisectionnistes et des sociétés de protection des animaux apparaissent en Europe.
Le second point de bascule se situe au XXe siècle, dans les années 1960-1970. Dans Animal Machines, Ruth Harrison dévoile « le calvaire du bétail dans les élevages industriels », ce que fera en France en 1981 Le Grand Massacre de Jean-Claude Nouët, Alfred Kastler (fondateurs de la LFDA) et le journaliste Michel Damien. En 1975, le philosophe Peter Singer publie La Libération animale, qui est considérée comme « la bible du mouvement des droits des animaux ». Singer considère que la capacité des animaux à souffrir doit nous amener à prendre leurs intérêts en compte. Il s’empare du concept de spécisme, par analogie au racisme ou au sexisme, qui exprime une hiérarchie entre les espèces animales et une supériorité de l’espèce humaine sur toutes les autres. Steven Pinker adhère à la thèse développée par Peter Singer dans The Expanding Circle : l’empathie dont est pourvu l’être humain par sélection naturelle s’est progressivement élargie de ses proches vers le village, la nation, l’espèce, puis l’ensemble des êtres vivants doués de sensibilité.
L’amélioration du sort réservé aux animaux
Ces dernières décennies, l’amélioration de la condition animale dans nos sociétés sert la thèse du déclin de la violence de Steven Pinker. Citons quelques exemples.
D’abord, les animaux de laboratoires, dont les conditions de vie et d’expérimentation se sont grandement améliorées depuis le XXe siècle, avec dans l’Union européenne (UE) une directive relative à la protection des animaux utilisés à des fins scientifiques, mais aussi un recul global des tests sur animaux pour les produits cosmétiques (interdit dans l’UE).
Des sports sanguinaires sont aussi largement remis en cause : des pratiques cruelles comme la chasse à courre ont été interdites dans certains pays, les combats de coqs et la tauromachie dans d’autres. À noter qu’en France, ces pratiques sont toujours autorisées ou exemptées d’interdiction dans certains départements… En matière de condition animale, la France est loin d’être avant-gardiste, mais gardons l’espoir qu’elle suive un jour le même chemin que ses voisins. Quoi qu’il en soit, ces pratiques sont en déclin, avec un âge moyen des pratiquants généralement avancé.
Pour revenir à la chasse, Pinker analyse des statistiques pour les États-Unis : « l’âge moyen des chasseurs ne cesse d’augmenter ». En France, cette tendance est similaire, et le nombre de chasseurs diminue. Dans le même temps, le nombre « d’observateurs de la faune sauvage » augmente aux États-Unis.
Steven Pinker évoque également la certification « aucun animal n’a été maltraité ou blessé durant le tournage d’un film », proposée aux États-Unis par l’American Humane Association. Dans le domaine du divertissement, on peut aussi évoquer les interdictions ou restrictions d’utilisation d’animaux sauvages dans les cirques adoptées dans la plupart des pays européens, ou encore l’interdiction de captivité des cétacés, récemment adoptée au Canada par exemple.
Enfin, vient le sujet de la viande, que d’aucun pourrait considérer comme annulant tous les efforts réalisés dans l’intérêt des animaux tant le nombre d’animaux de rente élevés dans des conditions déplorables puis abattus est considérable. Pourtant, la consommation de viande de bœufs et de porcs baisse depuis plusieurs années. Malheureusement, pour le poulet, dont la viande est considérée meilleure pour la santé et auquel, en tant que volaille, le consommateur s’identifie moins qu’aux mammifères, sa production et consommation sont en hausse dans la plupart des pays occidentaux. Mais le nombre de végétariens augmente aussi, même s’il reste extrêmement restreint, et certaines personnes se qualifiant de végétariennes « se sont convaincues que le poisson est un légume : elles en consomment […] ». Selon Pinker, de nombreuses personnes se souciant du bien-être des animaux estiment que devenir végétarien n’est pas nécessaire ni utile. Cette tendance est cependant indéniablement un « indicateur symbolique d’une préoccupation plus large pour le sort des animaux ». D’autres indicateurs permettent d’affirmer ce propos : dans un sondage de 2003, 62 % des Américains se déclaraient favorables à « des lois encadrant strictement le traitement des animaux d’élevage ». Dans l’UE, l’eurobaromètre de 2016 a révélé que 94 % des Européens jugent important de protéger le bien-être des animaux d’élevage. Sur le plan législatif, l’UE a adopté plusieurs directives et règlements spécifiques pour les veaux, les cochons ou encore les poulets.
Quel avenir pour les droits des animaux ?
Steven Pinker juge l’analogie entre oppression humaine et oppression animale loin d’être dénuée de tout fondement rationnel, mais pour autant pas exacte. Il doute que les droits des animaux suivent exactement le même chemin que les droits humains. Les obstacles à cela sont multiples. D’abord, la « faim de viande », c’est-à-dire l’appétit des humains pour la viande, quelles que soient les sociétés, ne semble pas prête à s’estomper.
L’auteur avance aussi divers arguments qui nous empêcheraient de considérer tous les animaux sur le même plan : certains seraient vecteurs de maladies, d’autres seraient nécessaire au progrès de la médecine… Accorder les mêmes droits à tous les animaux, sans tenir compte des différents degrés de sensibilité des espèces, pourrait revenir, dans certains cas, à favoriser le bien-être animal au détriment du bien-être humain. De plus, Pinker se questionne sur la sensibilité de toutes les espèces. Les huîtres, les limaces, les termites, les vers de terre sont-ils sensibles ? Appliquer le principe de précaution à ces espèces quant à leur éventuelle sensibilité reviendrait selon lui à sacrifier des activités de loisirs tels que le jardinage, à moins de trouver « une solution à ce casse-tête philosophique ».
L’auteur met ensuite sur le même plan la chasse de l’élan par l’humain et la chasse de l’élan par l’ours. Ce qu’il oublie de préciser, c’est que dans nos sociétés occidentales, des animaux domestiques sont élevés pour nous nourrir, et la chasse devient alors bien souvent un loisir (celui de tuer), quand l’ours chasse lui généralement pour se nourrir. Pinker se questionne sur la possibilité de nourrir toutes les espèces sauvages carnivores avec des protéines végétales, ou de les modifier génétiquement pour qu’elles deviennent herbivores. Ces théories d’intervention dans la nature, qui peuvent paraître absurdes, existent pourtant*. Si l’on considère la « carnivorité » de certaines espèces importantes, l’auteur ne voit pas de problème à ce que l’humain conserve lui aussi sa part de « carnivorité ». Finalement ce qui compte, ce n’est pas de définir un régime alimentaire unique à suivre, mais d’avoir conscience de l’impact positif ou négatif potentiel de ses choix alimentaires pour les animaux et d’agir en conséquence.
Conclusion
Steven Pinker conclut cette partie en indiquant qu’il n’est pas pertinent pour l’instant d’émettre des hypothèses sur le futur lointain de nos sociétés concernant les animaux « car il y a énormément de champs où nous pouvons dès à présent réduire considérablement la souffrance infligée aux animaux ».
Nous recommandons la lecture de cet ouvrage, et a fortiori de cette partie sur le déclin de la cruauté envers les animaux, pour sa richesse documentaire, aussi bien historique, philosophique et statistique, que pour son raisonnement éthique qui pousse nécessairement à la réflexion.
Nikita Bachelard
* Voir par exemple les textes de Brian Tomasik, Steve Sapontzis, David Olivier ou encore Yves Bonnardel.