En 2017, suite aux recours introduits par Tapiola (association finlandaise de défense de l’environnement), la Cour administrative suprême de Finlande a décidé de surseoir à statuer sur deux décisions de l’Office finlandais de la faune sauvage qui autorisaient l’abattage de plusieurs loups. Pour l’aider à se prononcer, la Cour procède donc à un renvoi préjudiciel* auprès de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE). En effet, la Cour finlandaise s’interroge sur l’interprétation de l’article 16, paragraphe 1 de la directive « Habitats » qui prévoit les conditions selon lesquelles un État membre peut déroger à la protection des espèces dites « d’intérêt communautaire ».
Rappelons que la directive « Habitats » a pour objet d’assurer la biodiversité à la fois par la conservation des habitats naturels, mais aussi des espèces de la faune et de la flore sauvages sur le territoire européen, telles que l’espèce Canis lupus (loup). Dès lors, les États membres prennent les mesures nationales nécessaires pour maintenir ou rétablir un état de conservation favorable.
Le 10 octobre 2019, dans son arrêt Tapiola (3), la CJUE applique pour la première fois le principe de précaution dans le cadre de la protection des espèces. Cette décision est une avancée prometteuse qui pourrait avoir un impact à venir quant à la protection de nos espèces sur le territoire français.
Le principe de précaution, point central de l’arrêt
En l’espèce, l’Office finlandais a motivé ses décisions en vertu des dispositions prévues par la directive « Habitats » et de son plan national de gestion des loups.
Selon l’Office, les abattages devaient limiter les dommages causés sur les chiens par les loups et atténuer l’inquiétude des populations locales. En effet, dans certaines circonstances, la chasse illégale est tolérée dans les mentalités finlandaises. La dérogation de protection serait donc une gestion légale d’une population ciblée de loups en vue de prévenir le braconnage.
À cet égard, la CJUE émet de sérieux doutes et invoque le principe de précaution qui devient alors la pierre angulaire de cet arrêt. Plus précisément, le principe de précaution, défini dans l’article 191, paragraphe 2 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), exige d’un État membre de ne pas autoriser une dérogation dans le cas où les connaissances scientifiques disponibles laissent subsister une incertitude quant à sa nuisance sur l’état de conservation des loups.
La CJUE a donc considéré que les motivations avancées par l’Office finlandais dans ses autorisations ne sont pas étayées de manière claire et précise et qu’aucune donnée scientifique rigoureuse n’a été présentée par la Finlande.
L’application du principe de précaution au profit de la protection des espèces
L’article 16, paragraphe 1 de la directive « Habitats » prévoit deux conditions obligatoires et préalables pour toute dérogation, suivies de cinq objectifs qui justifient la demande de dérogation. Parmi ces objectifs figure la prévention des dommages importants notamment à l’élevage comme le rapporte l’Office finlandais.
Dans un premier temps, un État membre peut déroger à la protection d’une espèce « à condition qu’il n’existe pas une autre solution satisfaisante ». Ainsi, l’État membre doit fournir, de façon précise, l’absence d’une autre mesure ou alternative satisfaisante et moins radicale permettant d’atteindre les objectifs de la dérogation demandée. La Finlande avait déjà été condamnée en ce sens en 2007.
Dans l’arrêt Tapiola, la seule existence d’une chasse illégale ou la difficulté de la contrôler ne suffisent pas à dispenser la Finlande de son devoir de protection des loups, mais supposent de renforcer ses contrôles. La lutte contre le braconnage doit faire l’objet d’une mesure nationale de contrôle à long terme et non d’une dérogation qui par nature doit rester exceptionnelle.
Dans un second temps, un État membre peut déroger à la protection d’une espèce à condition que « la dérogation ne nuise pas au maintien, dans un état de conservation favorable, des populations des espèces concernées dans leur aire de répartition naturelle ».
La CJUE estime que l’évaluation de l’impact d’une dérogation sur l’état de conservation d’une population s’apprécie à l’échelle nationale mais dépend aussi de l’incidence sur les zones locales, dès lors que l’aire de répartition naturelle l’exige.
De plus, la Cour doute que le plan national finlandais de gestion du loup et l’arrêté fixant le nombre maximal de spécimens pouvant être abattus puissent respecter cette seconde condition dans la mesure où le braconnage et les morts naturelles de loups ont un effet cumulatif. L’incidence sur l’état de conservation paraît défavorable alors qu’il devrait, au minima, être neutre pour l’espèce protégée.
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Au vu de ces éléments, l’arrêt Tapiola apparaît comme une nouvelle étape dans la protection des espèces avec l’émergence du principe de précaution. De valeur constitutionnelle en France et habituellement appliqué en matière de santé, le principe de précaution pourrait être désormais invoqué lors de mesures dérogatoires à l’égard d’espèces protégées.
Ainsi en France, le renforcement de la régulation du loup avec un taux de prélèvement pouvant s’élever à 19 % ou encore la fin annoncée de la réintroduction de l’ours dans les Pyrénées semblent contradictoire avec l’objectif même de la directive « Habitats ». Comment assurer un état de conservation favorable d’une espèce tout en protégeant les activités humaines ? C’est tout l’enjeu des États membres qui ont pour mission de veiller à cet équilibre. Les mesures nationales pourraient être désormais revues sous l’angle du principe de précaution qui a vocation à protéger au-delà du doute et du scepticisme.
Fanny Marocco
* Le renvoi préjudiciel est une procédure permettant à une juridiction d’un État membre d’interroger la Cour de justice de l’Union européenne sur l’interprétation ou la validité du droit de l’Union dans le cadre d’un litige dont elle est saisie. Les procédures préjudicielles ont un caractère contraignant pour la juridiction de renvoi et toutes les juridictions des pays de l’UE.