A la suite de la décision de la Cour de justice de l’Union européenne du 17 décembre 2020 reconnaissant la possibilité pour les Etats membres de l’UE d’interdire l’abattage sans étourdissement pour des raisons de protection animale, Alain Grépinet, vétérinaire et administrateur de la LFDA, plaide pour la fin de l’abattage sans étourdissement des animaux d’élevage dans notre pays.
Ce plaidoyer s’interdit toute polémique, reposant uniquement sur un triple constat, des considérations de bon sens, puis sur les conséquences d’un arrêt rendu le 17 décembre 2020 par la Cour de Justice de l’Union européenne. Donc, pas de polémique et encore moins une stigmatisation de qui que ce soit ! Dans le cas présent, seulement des faits, une évidence, un arrêt confirmatif d’une très grande importance et, par-dessus tout, une préoccupation constante et un seul objectif : surtout et partout, bien traiter les animaux.
Tout d’abord, un triple constat : chacun sait que lorsqu’on abat un animal dans le but de le consommer, celui-ci se trouve, juste avant et dans l’instant, dans un état de stress, d’angoisse que l’on imagine aisément, l’évidence étant ici plus forte que tous les préjugés de ceux qui diraient le contraire. La loi a donc prévu que la saignée de l’animal doit être précédée d’une insensibilisation, appelée communément étourdissement, destinée à éviter tous signes de souffrance pendant la saignée (l’animal s’agite, se débat, et souvent crie) ; il faut avoir assisté à au moins quelques abattages rituels pour pouvoir ensuite en parler sereinement et confirmer cette réalité[1]. Il se trouve que la France a accordé des dérogations – pour motifs religieux fondés ici sur des rites – qui dispensent de procéder à l’étourdissement avant la saignée des animaux. Deuxième constat : depuis quelques années et grâce, notamment, à quelques fondations, associations et médias qui se préoccupent, à juste titre et avec beaucoup d’intelligence, de la bientraitance des animaux (car c’est bien de cela et uniquement de cela qu’il s’agit), on remet en question publiquement, ici et là, ce mode d’abattage sans étourdissement préalable. Ceux-ci ressemblent plus, aujourd’hui, à des modes de fonctionnement d’un autre âge, quand bien même ces abattages rituels – puisque c’est leur dénomination – trouveraient précisément leur justification première dans la perpétuation de rites millénaires qui, de toute évidence, ne sont plus en phase avec les interrogations de notre civilisation et la modernité du XXIe siècle. Troisième constat : de nombreux pays, notamment en Europe (tels, par exemple, tous les pays scandinaves), conscients qu’il s’agit bien d’un phénomène de société qui ne laisse plus insensibles leurs populations respectives, ont déjà interdit les abattages sans étourdissement préalable. Des enquêtes récentes vont dans le même sens, qui établissent que 87 % des personnes interrogées se disent « favorables à la fin des dérogations qui permettent d’abattre les animaux sans étourdissement pour satisfaire les désirs de certaines communautés ». On peut raisonnablement imaginer que ce pourcentage va continuer d’augmenter. Le 17 décembre dernier, et contre l’avis de son avocat général, la Cour de Justice de l’Union européenne a décidé que chaque pays peut, sans enfreindre le droit européen, exiger sur son territoire l’étourdissement obligatoire des animaux avant leur abattage[2]. Voilà une prise de position majeure et une décision courageuse, en tous points conformes non seulement à une opinion déjà largement répandue, mais aussi à la modernité des mœurs et des consciences de ce siècle.
Des considérations de bon sens : force est de constater, en effet, que les nouvelles générations accordent désormais plus d’importance au fait que les animaux sont d’abord des êtres sensibles et qu’à ce titre rien ne saurait justifier que l’on puisse continuer à les sacrifier selon des rites millénaires qui, c’est vrai, interpellent les consciences. Renoncer à faire souffrir un animal lors de son abattage, alors qu’on en a les moyens, ne signifie pas pour autant que l’on s’opposerait, du même coup, à l’exercice d’une quelconque liberté religieuse, celle que revendiquent précisément les religions restées très attachées à ces rites ancestraux. Cette liberté religieuse n’est pas fondamentalement remise en question ; seule, l’une de ses composantes – la persistance d’un rite dont la cruauté ne peut que choquer et ce, quel qu’en soit le symbole – ne correspond plus aux valeurs dont notre civilisation se réclame. Certes, chaque religion a son histoire, son passé, ses traditions, ses modes d’expression : aucune d’elles ne devrait pouvoir porter atteinte au respect que notre société doit à l’animal en général ; et, bien sûr, cette obligation prime sur toutes les autres. Question de bon sens ! La CJUE a tranché : le décret, pris en 2017 par la Flandre (l’une des trois régions de la Belgique) pour exiger sur son territoire l’étourdissement préalable, « ne méconnaît pas » la liberté des croyants musulmans et juifs. Une autre précision, qui n’est pas anodine : on parle ici de bientraitance de l’animal, puisqu’il s’agit en effet de bien traiter les animaux, notamment au moment de leur abattage, et non de bien-être, cette expression – très actuelle – pouvant difficilement s’appliquer au sort d’animaux qui vont mourir. Dans un tout autre domaine, il faut cesser de faire l’amalgame entre le fait de consommer de la viande et la façon dont l’animal a été abattu : vouloir exiger l’étourdissement avant la saignée n’interdit pas pour autant de consommer la viande de cet animal. Que les choses soient bien claires : le cœur du débat, ici, est de faire en sorte que les animaux soient le moins stressés possible et inconscients lors de la saignée. Vouloir aller jusqu’à interdire toute consommation de viande et puis, tant qu’on y est, toute utilisation de tous autres produits dérivés des animaux (par exemple, lait et fromages), il y a là place pour un autre débat, d’une tout autre nature.
Les conséquences de l’arrêt de la CJUE, en date du 17 décembre 2020 : tout d’abord, et contrairement à ce qui a été proclamé à la suite de ce cet arrêt historique, il est faux de dire que cet arrêt est « un déni de démocratie » ; ce n’est pas parce que l’avocat général de la Cour avait soutenu, pour certaines religions, « la préservation de rites essentiels » que cette observation personnelle doive obligatoirement s’imposer à tous. Et puis, ces rites essentiels peuvent tout à fait continuer d’être invoqués – pour l’histoire et la mémoire – sans pour autant être suivis du sacrifice des animaux. L’arrêt rendu le 17 décembre indique également qu’il est possible pour un État membre d’assurer un juste équilibre entre, d’une part, l’importance attachée à la bientraitance de l’animal et, d’autre part, la liberté pour les croyants juifs et musulmans de vivre leur religion en choisissant d’imposer, pour les abattages rituels, une technique d’étourdissement réversible qui ne cause pas la mort de l’animal. Ce serait assurément un progrès. Pour rappel : selon un large consensus scientifique, l’étourdissement préalable constitue le moyen optimal pour réduire la souffrance de l’animal lors de sa mise à mort. Cet avis quasi unanime ne suffirait-il pas à justifier désormais la décision rendue le 17 décembre dernier par la Cour de justice de l’Union européenne ? Oui, cette décision courageuse est un progrès civilisationnel qui honore assurément la Cour qui l’a rendue. Et, bien sûr, elle n’entame en rien la nature même des religions évoquées par cet arrêt et qui, la prenant en compte puisqu’elle s’impose à tous, sauront s’adapter à la nouvelle éthique des temps modernes. La bientraitance des animaux destinés à l’abattage aura, alors, fait des progrès considérables.
Alain Grépinet
[1]Ayant été moi-même inspecteur vacataire d’abattoirs pendant 13 ans, et ayant ainsi assisté à des milliers d’abattages rituels, je sais donc parfaitement de quoi il s’agit. Retour
[2]Selon Jean-Pierre Marguénaud, Professeur émérite à la Faculté de droit de Limoges, « cet arrêt rendu par la CJUE sur un sujet aussi crucial est, je le crois, un tournant pour le droit animalier ». Retour