Cédric Sueur, Éditions du Jasmin, 2021, 310 pages (22€)
Commençons par le titre. Le suicide par kamikaze est devenu un concept familier en occident. Le mot saru (singe) est moins connu, même si l’un des plus célèbres textes poétiques japonais, écrit par le poète Bashô et ses élèves, s’appelle le Sarumino (« l’imperméable de paille du singe »).
Comme le suggère le titre, l’intrigue du roman se situe au Japon, pays phare de la primatologie d’aujourd’hui. On y suit les efforts d’un groupe de militants animalistes de la Java (Japan Anti-Vivisection Association) qui veulent libérer des macaques prisonniers d’un institut de recherche. Les militants s’introduisent de nuit dans l’institut, mais… l’institut explose. L’inspecteur Ogawa et sa collaboratrice, Miyuki Watanabe, vont être chargés d’élucider cet étrange évènement, qui a causé la mort des militants, mais aussi d’une bonne partie des singes. C’est leur enquête qui constitue la trame du livre. Les inspecteurs s’aperçoivent que l’institut est en cheville avec le ministère de la Défense, que certains des singes étudiés viennent de Fukushima où ils ont été irradiés lors de l’accident nucléaire, que les expériences, gardées secrètes, visent à améliorer la résistance des humains à une éventuelle attaque nucléaire… Et si la bombe avait été posée par un membre de l’institut « pour reconstruire un nouveau bâtiment avec de nouveaux équipements » ? (p. 132) Bientôt c’est la présidente de l’association Java qu’on retrouve assassinée parmi les singes, tandis que des agents de la Défense sont venus confisquer les singes morts et tous les documents de l’institut ! Le gouvernement veut-il effacer les preuves d’une plus grande extension de la radioactivité à Fukushima que celle qui avait été officiellement admise ? Assez loin de Fukushima, « la population a continué à écouter le gouvernement qui a toujours nié les irradiations », confie le directeur de l’institut (p. 198). Pour ne pas la déflorer, je ne vous donnerai pas ici la solution de ces différents meurtres. Comme dans tout roman policier qui se respecte, les coupables sont, en fait, tout à fait inattendus.
Indépendamment de son intrigue policière haletante et de la riche promenade qu’il offre dans la société et la culture japonaises, le roman a de nombreux mérites qui intéresseront plus directement nos lecteurs. D’abord, il confronte les sociétés humaines à la présentation détaillée des sociétés de macaques. L’espèce humaine s’y retrouve dans ses douleurs sociales – l’inspecteur Ogawa, divorcé, souffre beaucoup de l’absence de sa fille – comme dans ses comportements meurtriers : « les crimes étaient terrifiants. Neuf femmes assassinées dont la plus jeune n’avait que quinze ans (…) Le tueur les a violées, assassinées et, pour ajouter à l’horreur, il les a découpées en une vingtaine de morceaux chacune… »(p. 32) L’humanité y apparait souvent dans toute sa turpitude morale.
Ensuite, une bonne part des chapitres relate le point de vue des singes, analyse comment ils perçoivent les évènements dans lesquels ils sont plongés, comment ils voient dans les humains d’étranges « sans-poils » au comportement parfois incompréhensible, comment ils communiquent entre eux, comment ils constituent leur hiérarchie sociale, comment même ils s’amusent parfois en effectuant les tests qui leur sont proposés par les scientifiques, comment ils réagissent à la mort d’un petit… Les singes sont clairement des personnes, qui ont même droit à des rites funéraires : « Nous remercions les singes décédés d’avoir donné leur vie pour améliorer la nôtre. » (p. 125) On partage ici la position de la psychologie cognitive moderne, bien loin des relents post-cartésiens de l’animal machine et de ses conséquences scientifiques behavioristes. « Que peuvent bien penser ces primates ? » (p. 39) Le livre est une minutieuse et pertinente description du fonctionnement, vu de l’intérieur, des sociétés de macaques.
Enfin, la question de l’expérimentation animale est au centre du propos. « Nous utilisons des singes (…) pour tester des thérapies, trouver de nouveaux médicaments », rappelle le directeur de l’institut (p. 66). « Il est interdit de tester des médicaments sur de grands singes comme les chimpanzés, car eux, ils sont trop proches de nous. » (p. 67) « Mon frère décédé d’une leucémie il y a quinze ans, souligne une chercheuse, aurait pu être mieux soigné, en particulier grâce à la recherche biomédicale menée sur les animaux. » (p. 219) Mais, remarque Miyuki : « j’ai été élevée par un père moine bouddhiste (…) je peux comprendre que l’on utilise les animaux pour développer des médicaments, mais (…) faire souffrir les autres, c’est se faire souffrir soi-même… » (p. 84) Et la femme d’un des militants décédés confie : « Mon conjoint pensait qu’un animal ne devait plus être utilisé pour servir l’homme. Que ce soit pour l’alimentation comme pour tester des médicaments. » (p. 86) Et, ajoute la présidente de l’association Java : « il est inacceptable de réaliser des expériences de recherche sur des primates (…) alors que ces singes partagent quatre-vingt-treize pour cent de leurs gènes avec nous ! » (p. 110) On le voit : toutes les controverses contemporaines sur l’expérimentation animale, entre les arguments des partisans et ceux des opposants, se retrouvent en filigrane dans les péripéties du roman.
L’auteur du livre, notre ami Cédric Sueur, a replacé ici ses connaissances d’éminent éthologue aussi bien que ses souvenirs d’un séjour scientifique au Japon. Qu’il soit remercié pour cet ouvrage qui consacre la combinaison, si rare et si précieuse, de la science, du roman policier et de l’interrogation morale.
Georges Chapouthier