Table ronde dans le cadre du colloque « Le bien-être animal et l’avenir de l’élevage » organisé par la LFDA le 22 octobre 2020 au Grand Amphithéâtre de la Sorbonne. Par Laurence Parisot, Vice-présidente de la LFDA, en compagnie de Michel Baussier, et Alain Boissy.
© Michel Pourny
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Laurence Parisot
Bonjour à tous. C’est un honneur d’être ici dans cet amphithéâtre extraordinaire. Je ne sais pas si certains d’entre vous l’ont remarqué, mais sous le regard de Descartes, celui qui a pensé que l’animal était une machine, les choses ont bien changé depuis.
Je suis Laurence Parisot et je suis surtout – peut-être certains ont une autre vision de moi – vice-présidente de la LFDA. C’est un honneur pour moi. C’est à ce titre que je vais animer cette table ronde avec deux grands experts du sujet que nous abordons aujourd’hui.
Nous sommes en effet avec Michel Baussier, vétérinaire passionné et président d’honneur du Conseil national de l’ordre des vétérinaires et Alain Boissy, directeur de recherche à INRAE et directeur notamment du centre national de référence sur le bien-être animal. Avec ces deux personnalités nous allons pouvoir faire un état des lieux de la science et de nos connaissances. Cet état des lieux s’effectuera notamment dans le cadre de la relation qui peut exister entre les professionnels en contact avec les animaux, qu’ils soient éleveurs ou vétérinaires, ainsi que les chercheurs, comme Alain Boissy.
Je vais tout de suite vous donner la parole Michel.
Michel Baussier
Merci Laurence, monsieur le Président, mesdames, messieurs. J’ai le plaisir de participer à ce colloque et d’intervenir sur cette première table ronde qui doit s’intéresser aux apports de la science. Qu’est-ce que la science peut apporter au bien-être animal ?
Je suis vétérinaire et j’ai été un praticien pendant une trentaine d’années dans une région d’élevage allaitant. Ce sont des élevages de type traditionnel qui ne font pas partie des élevages plus controversés. L’animal – la vache allaitante – est au pré pendant une grande partie de l’année. Les vaches sont nourries d’herbe dans des prairies naturelles et le petit veau est élevé à la mamelle. J’ai parfois l’habitude de dire à des citadins qu’il est élevé au sein. J’ai eu cette chance, précisément grâce à mon métier de praticien, d’être au contact du monde de l’élevage. Je crois que l’intérêt de mon témoignage, c’est celui du professionnel dont la formation est fondée sur la science – puisque nous parlons de sciences maintenant – et qui, en même temps, est un partenaire de l’éleveur et de l’élevage. Le praticien est présent de façon directe ou indirecte, le lien avec l’éleveur est quelque chose de permanent. Je voyais les éleveurs pratiquement pour chacun d’entre eux, plusieurs fois par mois. J’avais fait une moyenne un jour, finalement je pouvais être présent 30 à 35 fois par an sur l’exploitation. Je les voyais pratiquement toutes les semaines puisqu’ils se déplaçaient à mon cabinet. Le vétérinaire constitue donc, de mon point de vue, une véritable interface entre le l’élevage et la science. Il constitue également, en tant que praticien, une interface entre les citadins et les ruraux, et entre les citadins et les éleveurs.
J’ai eu la chance de participer à l’activité d’un cabinet mixte dans une région d’élevage et dans une ville qui comportait quelques dizaines de milliers d’habitants. Mon activité comprenait également une activité auprès des animaux de compagnie. Quand il y a eu des grandes crises type ESB (Encéphalopathie spongiforme bovine), j’observais bien la réaction de mes éleveurs face aux comportements des citoyens et des consommateurs. De la même manière, je pouvais apprécier le comportement ou les réactions des citoyens et des consommateurs par rapport à l’élevage. Le vétérinaire peut apparaître comme un médiateur entre producteurs et consommateurs, quand il y a des controverses, évoquées précédemment par Elsa Delanoue.
Alors le vétérinaire bien entendu est représenté et connu comme étant le médecin des animaux. C’est la représentation qu’en a chaque citoyen. Historiquement, il s’est d’abord préoccupé de la santé animale. L’idée d’apporter une formation fondée sur la science à un corps de professionnels en charge des maladies animales a été inventée en France. La première école vétérinaire au monde a été créée dans notre pays. Il y a 250 ans, l’objectif visait la santé animale pour permettre aux éleveurs de ne pas « crever de faim » si je puis dire. Au XIXème siècle est apparue de façon très nette la préoccupation de santé publique, quand les vétérinaires se sont préoccupés de la sécurité sanitaire des aliments. On aurait pu imaginer que les médecins s’en emparent, mais ce sont les vétérinaires qui s’en sont emparés. Au XIXème siècle, il y a eu également Louis Pasteur. Les vétérinaires ont compris l’importance de la santé publique puisque Louis Pasteur était mal vu des médecins au départ. En effet, il était chimiste et non pas médecin. Naturellement donc, le fait qu’il se permette de donner quelques conseils aux médecins en leur disant de se laver les mains était très mal accepté. Tandis que les vétérinaires, peut-être plus modestes, ont suivi massivement Pasteur. Ses premiers disciples ont été à parts égales des médecins et des vétérinaires. Concernant le vaccin contre la tuberculose de Calmette et Guérin (BCG), Calmette était un médecin, Guérin était un vétérinaire. On retrouve donc cette préoccupation de santé publique.
J’en viens donc à notre sujet : le bien-être animal. Il n’y avait pas de prise de conscience d’un exercice au profit du bien-être animal. C’est une notion qui est apparu plus tardivement – disons le franchement – à la deuxième moitié du XXème siècle. Je retiens ici, à ce stade, que le vétérinaire est un témoin, un intervenant auprès des éleveurs. Il est un acteur et je pense aussi que de par sa formation, et – j’ai soutenu cette position en tant que président du Conseil national de l’ordre des vétérinaires – il peut être un expert, peut-être un des meilleurs experts du bien-être animal compte tenu de sa formation scientifique, en anatomie, en physiologie, en comportement. La formation en comportement aujourd’hui s’est considérablement renforcée dans les écoles vétérinaires. Les jeunes vétérinaires ont une formation au comportement qui n’a rien à voir avec celle que j’ai pu recevoir. Je crois aujourd’hui qu’il existe une prise de conscience très nette, de la part des vétérinaires, de la dimension éthique du bien-être animal et du rôle qu’ils ont à jouer ici.
Je ne veux pas insister maintenant sur les controverses puisqu’elles ont été développées par Elsa Delanoue. Je me permettrais juste peut-être de dire qu’elle a moins insisté sur les raisons nutritionnelles et diététiques. Effectivement, j’avais retenu que les trois principales causes de controverses en élevage sont les raisons écologiques qui ont été développées par Elsa, mais également les raisons nutritionnelles et diététiques. Ce sont toutes les controverses au sujet de la consommation excessive des produits laitiers et aujourd’hui de la viande. Est-elle cancérogène ou non ? Puis il y a les raisons éthiques, cela a été rappelé et je voulais simplement dire que dans tous ces débats et controverses, il y a beaucoup d’émotions et de passion. Il y a de la compassion, on a parlé d’anthropomorphisme tout à l’heure. L’anthropomorphisme n’est pas à rejeter en soi, il n’est pas forcément incompatible non plus avec une approche scientifique. La compassion et l’empathie sont nécessaires, mais de mon point de vue de vétérinaire, il faut mettre de la science.
On va se tourner assez rapidement vers Alain, qui va nous expliquer en quoi la science peut apporter à la connaissance et au progrès du bien-être animal. Quand on dit la science, évidemment, nous pouvons avoir des réactions vives et d’opposition dans le monde de la part de ceux qui s’émeuvent de la condition jugée mauvaise des animaux. Quand on pense à la science, on pense tout de suite à l’expérimentation animale. Il est vrai que la science a d’abord été au service exclusif de l’homme. L’animal, notamment en expérimentation animale, à partir des travaux de Claude Bernard, était un instrument de la science au service de l’homme. Il faut revoir ici toute l’influence de la culture religieuse. À l’époque – et même je dirais après les Lumières – l’humanisme était un progrès qui a peut-être éloigné l’homme de dieu. À part des personnes comme Jean-Jacques Rousseau au siècle des Lumières qui s’étaient émues de la condition animale, pour autant on maintenait cette forme d’humanisme qui privilégiait l’Homme par rapport au reste de la nature.
Revenons à ce qui nous concerne aujourd’hui : l’élevage. Il y a une autre application de la science. La zootechnie s’est considérablement développée à partir du XIXème siècle. Il est vrai que le mot est en soi peut être choquant, mais incontestablement la science a permis de mieux nourrir les animaux, de mieux connaître la génétique et d’augmenter la productivité. Ceci a conduit à l’intensification de l’élevage. L’INRA devenue l’INRAE, et aujourd’hui représentée par mon ami Alain Boissy, a largement contribué par ses apports dans la deuxième moitié du XXème siècle en France, pas forcément au bien-être animal mais à une intensification d’élevage. Aujourd’hui, il y a eu effectivement une certaine prise de conscience à force d’utiliser l’animal comme instrument. On a fini par le connaître et par le découvrir. Comme le dit Pierre Le Neindre, « l’animal a un cerveau et la science s’intéresse au cerveau des animaux ». Toutes les révélations de l’éthologie et des neurosciences sont importantes. La science s’intéresse maintenant à l’animal pour lui-même. Depuis le rapport de l’INRAE qui avait été coordonné par Pierre Le Neindre sur les douleurs animales, et puis celui sur la conscience animale, nous sommes notamment dans nos instituts de recherche, dans une toute autre approche de l’animal et de son bien-être.
Alain Boissy
Merci Mme Parisot, merci à Michel Baussier. Je pense que j’ai été bien introduit. Je voulais, avant toute chose, remercier M. Louis Schweitzer, président de la LFDA, et toute l’équipe de la Fondation pour cette invitation à faire un tour d’horizon de la science dans le domaine du bien-être animal. Puisque Michel Baussier a parlé du « point de vue du vétérinaire », j’ai choisi de rapporter « le point de vue de l’animal » au travers de la science. INRAE conduit des recherches à la fois académiques et finalisées depuis une trentaine d’années sur le comportement et la neurobiologie des animaux afin de mieux comprendre, d’évaluer et d’améliorer le bien-être animal.
Pour ce bref tour d’horizon, j’ai choisi de me concentrer sur les travaux portant sur la compréhension du bien-être animal. Selon la réglementation européenne, l’Organisation mondiale de la santé animale (OIE) et puis plus récemment le code civil en France, les animaux sont définis comme des êtres vivants doués de sensibilité. Il faut savoir que le législateur s’est gardé de définir la notion de sensibilité. Ce sont des études scientifiques relativement originales qui ont permis d’accéder objectivement à la sensibilité émotionnelle des animaux. Comme Michel l’a introduite dans son propos, je rappelle ici en guise d’introduction l’importance de la première expertise scientifique collective sur les douleurs animales, qui a été menée par INRAE. Une expertise scientifique collective correspond à une analyse rigoureuse de la bibliographie scientifique sur un sujet donné par un ensemble de chercheurs de disciplines différentes. L’expertise scientifique sur les douleurs chez les animaux a permis de mettre en évidence que la plupart des animaux, qu’ils soient des animaux terrestres ou des poissons, ressentent la douleur (INRA, 2009). Par analogie avec les « 3 R » développés en expérimentation animale (Remplacer, Réduire et Raffiner), des recommandations ont été définies sous la formule des « 3 S » : Supprimer la source de douleur quand cela est possible, ou alors Substituer par des pratiques moins invasives, ou encore Soulager quand la douleur est inévitable par des traitements préventifs thérapeutiques.
Au-delà des multiples travaux sur les douleurs animales, la volonté de définir la notion de sensibilité chez les animaux a donné lieu à de nombreuses recherches sur les autres émotions négatives et plus récemment sur les émotions positives. Bien qu’ils soient démunis du langage verbal, l’expérience émotionnelle des animaux peut être inférée par l’étude fine de leurs réactions comportementales et physiologiques, véritable langage corporel. Plusieurs études inspirées des approches développées en psychologie et médecine humaine ont montré que les émotions n’étaient pas des réponses réflexes mais au contraire elles dépendent de la manière dont l’animal se représente la situation. Plus précisément, l’expérience émotionnelle ressentie par les animaux dépendent de leurs capacités à évaluer, à percevoir et à se représenter le monde environnant à partir d’un certain nombre de critères élémentaires allant du caractère soudain ou nouveau de l’événement déclenchant à la possibilité de prévoir et de contrôler cet événement sollicitant (voir illustration, Boissy et al., 2009). Sur la base de ces critères élémentaires et de leurs combinaisons étudiées chez les humains, il est possible de conclure que les animaux de ferme sont capables de ressentir à la fois des émotions négatives, telles que la douleur, la peur ou l’anxiété, et des émotions positives comme la joie et le plaisir.
Plus récemment, INRAE a conduit une seconde expertise scientifique collective sur la conscience des animaux pour mieux comprendre leur sensibilité (INRA, 2017). Là encore, de nombreux travaux expertisés se sont inspirés d’approches développées en santé et psychologie humaine. La conscience telle qu’elle peut être appréhendée chez l’animal est définie comme l’expérience subjective phénoménale que l’individu a de son environnement, de son propre corps, voire de ses propres connaissances. Ces travaux démontrent la richesse des capacités des animaux pour traiter les informations, donner du sens à leur environnement et adapter leurs actions.
Sur la base de toutes ces nouvelles connaissances scientifiques, l’Anses s’est autosaisie pour proposer une définition réactualisée du concept de bien-être animal. C’est « l’état mental et physique positif lié à la satisfaction de ses besoins à la fois physiologiques et comportementaux, ainsi que de ses attentes, de sa capacité à se projeter dans le futur et de réutiliser le passé. Cet état varie en fonction de la perception de la situation par l’animal » (Anses, 2018). Ainsi, il ne suffit plus d’assurer à l’animal une bonne santé ou un bon logement, voire un bon niveau de production, pour garantir son bien-être. Ces mesures sont certes nécessaire mais insuffisantes, il est important de prendre en compte son ressenti émotionnelle et de sa nature de conscience. Cette nouvelle définition fait désormais consensus dans la communauté scientifique mais son appropriation par la société et par les acteurs de terrain reste encore incomplète.
Il faut rappeler que la reconnaissance de la nature sensible des animaux est vraiment, comme le rappelait Louis Schweitzer, à la base de notre souci moral à leur égard. la sensibilité émotionnelle et la conscience sont donc des propriétés fondamentales tant chez les humains que chez les autres animaux. La conscience de l’animal est au cœur de ses capacités d’adaptation, il est capable d’évaluer l’environnement changeant et d’apprécier l’impact de son propre comportement sur l’environnement. Cela ne veut pas dire pour autant que les animaux ont la même nature de conscience que les humains, ce serait une erreur d’aligner la conscience des espèces animales sur celle des humains. Un effort doit être fait pour engager des recherches sur les manifestations témoignant de vécus subjectifs singuliers en fonction des espèces animales, de leurs capacités cognitives, de leur développement physiologique ou encore de leur âge. Dans le même temps, la recherche devra aussi s’intéresser aux liens entre le bien-être animal et la santé animale, et notamment comprendre comment un mieux-être participe à une meilleure santé. Développer ce front de science est indispensable pour permettre une véritable gestion intégrée de la santé des animaux en élevage par la prise en compte de leur bien-être, et contribuer ainsi à réduire l’usage des antibiotiques. Enfin, l’étude des liens entre le bien-être des animaux et la qualité de vie des humains constitue un autre front de science innovant qui devrait là aussi conforter la prise en compte du bien-être animal. Si les actualités rappellent que la maltraitance animale peut être liée à une détresse humaine, il est important d’explorer à l’inverse comment l’amélioration du bien-être des animaux contribue à accentuer la satisfaction au travail des éleveurs et plus globalement la qualité de vie des humains. Cette question-là sera particulièrement étudiée dans le nouveau réseau mixte technologique « un seul bien-être ».
Ce tour d’horizon a été très rapide mais j’espère vous avoir convaincus que la science est indispensable pour éclairer le débat sociétal autour du bien-être animal. De nouvelles recherches autour des processus émotionnels et cognitifs et des natures de conscience sont nécessaires pour mieux comprendre, évaluer et améliorer le bien-être des animaux. De même, l’étude des liens avec la santé des animaux et des humains est indispensable pour faciliter sa prise en compte dans l’évolution des systèmes d’élevage et dans la gestion des animaux sous dépendance humaine.
Avant de terminer, je souhaite mentionner que les scientifiques et les organismes de recherche affichent de plus en plus une volonté de participer aux débats sociétaux et éclairer les politiques publiques. Ainsi INRAE mobilise les compétences des scientifiques pour les mettre au service d’enjeux collectifs. Concernant la question du bien-être animal, INRAE affiche clairement son engagement dans l’appui aux politiques publiques, notamment en portant le Centre national de référence pour le bien-être animal (CNR BEA). Ce Centre est une des actions du Plan stratégique du ministère de l’agriculture en faveur du bien-être animal. Il rassemble l’ensemble des acteurs de la recherche, du développement et de la formation, représenté actuellement par INRAE, l’Anses, les quatre écoles vétérinaires et les quatre instituts techniques animaliers. Le CNR BEA a pour vocation de fournir un appui aux politiques publiques dans le domaine du bien-être animal et s’adresse à l’ensemble des parties prenantes concernées, qu’elles soient publiques, privées ou associatives. Ses missions consistent à accompagner les pouvoirs publics et les différents acteurs socio-économiques pour faciliter l’appropriation de la question du bien-être animal via i) la diffusion de la connaissance scientifique et des innovations, ii) l’expertise technico-scientifique auprès des pouvoirs publics, et iii) la promotion des formations et enseignements du bien-être des animaux avec l’appui de la Chaire partenariale bien-être animal.
Je vous remercie.
Laurence Parisot
Je vais d’abord vous poser une ou deux questions Alain, ensuite je reviendrai vers vous Michel. En vous écoutant je me suis d’abord interrogée sur l’INRAE, une institution majeure sur laquelle les pouvoirs publics doivent s’appuyer pour prendre des décisions importantes, structurantes. Avez-vous le sentiment que sur cet aspect, les travaux d’INRAE et sur ce que vous dirigez, vous êtes bien entendu par les pouvoirs publics ? J’ai une question connexe, avez-vous les ressources suffisantes pour avancer sur ces sujets ? Je terminerai ainsi ma question, vous avez bien montré l’évolution des connaissances, vous avez même parlé de la conscience des animaux qui était relativement bien identifiée aujourd’hui. Est-ce que vous avez le sentiment que dans ce domaine, la science n’est qu’à ses débuts, et y-a-t-il encore beaucoup de découvertes devant nous ? Ou bien est-ce qu’il y a déjà une certaine maturité acquise ?
Alain Boissy
Je vais commencer par votre troisième question concernant la science, quelque chose que je maîtrise mieux. Je maîtrise moins bien les questions de financement. Au niveau de la recherche sur les natures de conscience chez les animaux, nous n’en sommes qu’aux balbutiements. C’est pour cela que j’identifie ce thème comme un des nouveaux fronts de science de la recherche, thème qui est aussi affiché à INRAE afin de concevoir des expérimentations pour mieux inférer le vécu subjectif chez nos animaux. Certes, il est nécessaire de poursuivre les travaux sur les niveaux de conscience, à savoir comment garantir le passage de l’état de pleine conscience à la perte de conscience pour être en mesure de garantir la perte de conscience des animaux, notamment au moment de leur abattage. Mais parallèlement, il faudra explorer la nature de conscience, c’est-à-dire mieux comprendre ce que l’animal est capable de percevoir et approcher la représentation qu’il a de lui-même, de son environnement et de sa place dans son groupe d’élevage. Ce sont ces questions-là qui deviennent maintenant des sujets de recherche à part entière en lien avec les capacités cognitives des animaux que l’on découvre de plus en plus. Effectivement, plus on pose les bonnes questions mieux on comprendra les capacités et la puissance du ressenti des animaux. C’est un front de science à part entière qui devrait se développer dans un futur proche.
Laurence Parisot
Ce front de science comme vous dites, est-il travaillé en coopération avec d’autres institutions internationales ?
Alain Boissy
Oui, complètement, les partenaires français que j’ai cités dans le CNR BEA mais également bien sûr tout cela se faisant notamment avec des collègues européens en grande partie grâce à des programmes financés par la Commission européenne. Il est évident qu’avec une recherche menée dans son laboratoire loin de tout, on n’avance pas, la recherche est désormais une affaire de collectifs nationaux et internationaux. C’est bien la confrontation et la complémentarité entre les chercheurs et les différentes disciplines qui vont permettre d’approcher des phénomènes complexes comme la sensibilité des animaux. Les recherches sont maintenant complètement interdisciplinaires. Cette question d’interdisciplinarité est à mettre en avant dans l’engagement des nouveaux fronts de science. Pour aborder des questions complexes comme la sensibilité et subjectivité animale, l’éthologie ou les neurosciences considérées individuellement sont insuffisantes. Il faut rassembler à la fois l’éthologie, les neurosciences, l’imagerie, la psychologie, la modélisation et encore d’autres disciplines pour opérer une véritable transformation dans la manière d’appréhender les questions complexes et se donner les moyens de pouvoir y répondre.
Maintenant par rapport aux financements, comme je l’ai dit le CNR BEA est soutenu par le ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation. La création du CNR BEA fait partie du plan d’action 2016-2020 du ministère. Nous espérons pour la prochaine mandature qu’il soit reconduit, voire même qu’il soit consolidé car le financement actuel assure à peine son fonctionnement et les moyens humains et financiers des organismes qui le composent restent très limités. Si je peux me permettre, la reconduite du CNR BEA pour une nouvelle mandature devrait être l’occasion pour l’Etat de renforcer les moyens humains et financiers à la hauteur des missions et des ambitions du CNR BEA pour le bénéfice à la fois des animaux et de ceux et celles qui interviennent à leurs côtés.
Laurence Parisot
Je ne suis personnellement pas du genre à vouloir encourager les déficits et la dette, mais cette question est tellement fondamentale, au cœur des enjeux de société et d’enjeux économiques, que je crois qu’effectivement il faut que le législateur soit attentif aux activités comme celles que vous menez. Pour terminer je voudrais m’adresser à vous Michel. Est-ce que vous avez le sentiment que le métier de vétérinaire a beaucoup évolué, en raison de cette question du bien-être animal ? Est-ce qu’il y a eu, vous l’avez un peu dit tout à l’heure mais, est-ce que même entre les générations de vétérinaires, il y a des approches différentes ? Est-ce que nous rentrons dans quelque chose de nouveau ?
Michel Baussier
Alors la réponse est très positive. Je pense qu’il suffit d’observer le comportement des jeunes et des étudiants vétérinaires. Il y a une différence considérable d’attentes, de comportements de la part des étudiants vétérinaires et des jeunes vétérinaires. Je dois dire aussi que je crois que c’est tout l’apport du féminin. Vous savez que notre profession est depuis le 1er février 2017, devenue en France, une profession majoritairement féminine. Alors qu’il y a cinquante ans, elle était rarement féminine. Je pense qu’il y a l’apport de la femme qui est sûrement beaucoup plus attentive aux émotions et événements chez les animaux. C’est certain, il y a un progrès et puis je pense que l’ensemble du corps vétérinaire en a pris conscience y compris les plus anciens. Il y a vraiment incontestablement des remises en cause. Si vous me permettez un petit exemple : la douleur. Finalement, c’est la première chose : des interventions en élevage, peuvent être douloureuses. On parle de sensibilité, de conscience mais la sensibilité c’est d’abord la sensibilité douloureuse. Incontestablement je peux vous dire, que même entre le début de mon exercice et la fin de mon exercice, les progrès ont été considérables : en anesthésiologie, en sédation, dans le soin et dans l’attention accordée par les vétérinaires et les éleveurs. Ce qui est important, maintenant qu’on sait que les animaux disposent de sensibilité et de conscience, s’agissant du bien-être c’est de l’évaluer objectivement. Pour la douleur les vétérinaires français disposent maintenant de grilles d’évaluations objectives de la douleur chez le cheval, chez le chien…
Laurence Parisot
Mais est-ce que c’est possible de regarder pour l’homme, est ce qu’on évalue objectivement une douleur chez l’homme ?
Michel Baussier
Je pense que c’est la difficulté, mais c’est le même problème que celle de l’appréciation objective du bien-être. D’ailleurs pour l’homme vous me posez la question, l’évolution est récente. Il aura fallu attendre la deuxième moitié du siècle précédent pour que l’on s’accorde sur le fait que les enfants en très bas âge avaient une sensibilité douloureuse et qu’il était nécessaire de leur arracher les amygdales autrement que sans anesthésie. Je pense que finalement la distance entre le progrès de la médecine humaine et celui de la médecine vétérinaire n’est pas si éloignée que cela dans ce domaine. Il faut des grilles, il faut des moyens pour évaluer objectivement non seulement la douleur mais le bien-être. Les vétérinaires sont en demande de cela, je sais que les moyens montent en puissance. Nous n’aurons pas le temps de le voir ici, il faudra envisager quels sont les moyens concrets d’apporter davantage de bien-être en élevage.
Laurence Parisot
Merci beaucoup. Je note que nous progressons de part et d’autre et je note aussi que les vétérinaires sont féministes. Ça c’est une très bonne nouvelle également. On va passer à la prochaine table ronde merci, beaucoup.
Lire les autres interventions :
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- La société et le bien-être des animaux par Elsa Delanoue
- Table ronde : Assurer le bien-être des animaux est-il rentable ? avec Louis Schweitzer, Hervé Guyomard, Séverine Fontaine et Loïc Hénaff
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- Table ronde : Accélérer les progrès par l’information du consommateur avec Laurence Parisot, Louis Schweitzer, Matthieu Riché et Yves de la Fouchardière
- Table ronde : L’avenir de l’élevage avec Laurence Parisot, Philippe Mauguin, Marie-Thérèse Bonneau,
- Échanges avec le public
- Conclusion par Julien Denormandie, ministre de l’Agriculture